Après un
(trop court) séjour de trois semaines en divers endroits de Russie, j'ai eu envie
de transcrire quelques impressions de voyage, sans grande prétention
analytique, juste pour dépeindre quelques impressions, découvertes,
conversations. Aujourd’hui, parlons de la difficulté de s'opposer à Vladimir
Poutine.
Je ne prétends pas être un expert de la politique russe après seulement trois
semaines passées sur place, et quelques conversations avec un échantillon de
personnes absolument pas représentatives des 144 millions d’habitants du
pays. Mais il m’a paru intéressant, en tant que libéral, d’essayer de
comprendre ce qui se passe la bas. Dans ce premier article (il y en aura
d’autres), voyons quelle est la situation politique du pays, à partir de mes
conversations, observations, et lectures sur place.
Le plus frappant, pour un pays récemment sorti du communisme, et qui n’a
globalement absolument pas envie d’y retourner, est que le libéralisme
politique semble politiquement en grande difficulté, et que les rares qui
pourraient être tentés de le faire revivre, même timidement, vivent des moments...
délicats, au minimum.
Un pays sous domination oligarchique
La Russie est dominée par un parti dénommé “Russie Unie”, dont le
président est Dmitri Medvedev, mais dont l’homme
fort, bien qu’il n’en ait jamais officiellement fait partie, est évidemment
Vladimir Poutine. C’est un parti sans réelle idéologie, dont le but est de
favoriser les desseins de la nouvelle oligarchie, elle
même en partie issue de l’ancienne nomenklatura du parti communiste.
Au niveau de son programme, Russie Unie ressemble de plus en plus à la
mauvaise moitié du parti républicain US, branche religieuse.
En baisse dans les sondages et de plus en plus en difficulté sur front de
la corruption qui ravage ses rangs, Russie Unie a décidé de brosser l’église
orthodoxe dans le sens du poil, d’où notamment l’essor de lois réprimant
“l’homosexualité visible”, ou la critique démonstrative de la religion. Son
discours et sa politique étrangère sont fortement teintés de retour à l’ordre
moral et de nationalisme.
Economiquement, sa base théorique ne ressemble plus à grand
chose: capitaliste certes, libéral quand ça l’arrange, mais surtout
dirigiste, l’état cherchant avant tout à garder un contrôle politique, voire
des parts d’actionnaire, des grandes industries liées aux gisements de matières
premières.
Russie Unie et Vladimir Poutine ont longtemps été crédités, à juste titre,
pour la stabilisation économique et monétaire du début des années 2000, qui
ont suivi les années 90 qui furent celles des espoirs déçus: désintégration
de l’empire, perte de prestige de la Russie, inflation, explosion mafieuse,
état en faillite incapable de payer ses fonctionnaires et ses retraités. Sur
ces cinq aspects, le succès initial de Russie Unie a été réel et a suscité
d’abord un soutien très fort de la population, soutien qui demeure solide
notamment chez les plus âgés.
Mais ces succès ne peuvent masquer nombre de problèmes assez graves. Tout
d’abord, le progrès économique semble avoir du mal à se propager au delà de Moscou et St-Petersbourg
(cela fera l’objet d’autres articles). Ensuite, si les russes ont
l’impression de se rapprocher de plus en plus du niveau de vie occidental,
ils ont le sentiment que l’état ne traite pas également les citoyens et ne
respecte pas leurs droits. Les coûts de la corruption, notamment pour les
petites entreprises, deviennent insupportables: il est en pratique impossible
de rentrer en concurrence avec une grande entreprise appuyée par le pouvoir,
ni même facile de se défendre en justice en cas de litige avec un de ces
conglomérats. Enfin, les plus éclairés se demandent si les révolutions qui se
produisent en occident dans le domaine du gaz ne risquent pas de réduire à
néant la manne gazière du pays, et pensent que l’actuelle structure
oligarchique du pouvoir et de l’économie ne les y prépare pas.
Emergence tardive d’une opposition unie
Face à ce délitement de l’état de droit, perçu comme le problème numéro un
par l’opposition, celle ci, après moult querelles,
bisbilles et réconciliations, semble opérer une fédération stable sous la
bannière de la “Plateforme Civile”, fondée et soutenue par l’oligarque Mikhail Prokhorov, ancien basketteur, propriétaire de la
franchise NBA des Brooklyn Nets, magnat des métaux et de la banque d’affaire,
et propriétaire d’une chaine de télévision non-hertzienne, “pesant” au bas
mot plus de 10 milliards de dollars. Afin de ne pas subir le sort de Mikhail Khodorkovski, mis en
prison en Sibérie alors qu’il tentait de monter une opposition forte à
Vladimir Poutine, Prokhorov, déjà candidat à l’élection présidentielle en
2008, agit très prudemment. Notamment, les membres de la plateforme
civile, jouant sur le fait que Poutine n’appartient officiellement pas à
Russie Unie, critiquent l’hégémonie du parti dominant mais surtout n’émettent
aucune critique forte sur le président russe.
Mikhail Prokhorov
La plateforme civile a un seul mot d’ordre: l’état de droit identique pour
tous. Mais économiquement, deux courants s’y affrontent: l’un est social démocrate, l’autre plutôt libéral-conservateur.
Prokhorov semble pencher pour le point de vue plus libéral. Dans une
interview pour Forbes, il affirme:
“Selon moi, l’individu est plus important que le gouvernement. Le rôle du
gouvernement est de tout faire pour garantir la propriété privée et les
libertés individuelles”.
Il plaide pour une séparation du capitalisme et de l’état et une économie
plus concurrentielle. Malheureusement, c'est aussi un "réchauffiste" convaincu que le réchauffement
climatique doit faire l'objet de politiques publiques. Nul n'est parfait.
L’on pourrait croire que les éléments qui précèdent ouvriraient un
boulevard pour les libéraux en Russie. Mais c’est loin d’être le cas. En
fait, le mot “libéral” semble souffrir du même déficit d’attractivité que
chez nous. Pour le comprendre, il faut revenir à ce qui s’est passé dans les
années 90.
Le libéralisme, mal aimé ?
A la chute du communisme, la nouvelle équipe au pouvoir, qui était
nécessairement issue du parti lui-même (il n’y avait rien d’autre), n’était
pas réellement formée à la rhétorique libérale. Vous pouvez imaginer que sous
Brejnev ou même Gorbatchov, le taux de dirigeants
ayant lu Bastiat, Friedman, Hayek ou Mises n’était pas très élevé. De plus,
la fierté nationaliste des russes a empêché que ceux ci
n’ouvrent largement l’actionnariat de leurs grands combinats industriels
vétustes aux grands groupes étrangers. Le résultat est que ceux ci ont été “privatisés” le plus souvent dans des
conditions douteuses à ceux qui avaient réussi à amasser de l’argent du temps
du communisme: pas la fraction forcément la plus vertueuse de la nation !
A cette époque, il existait des intellectuels “libéraux compétents” qui ont
perçu les dangers de cette évolution, mais ils étaient rares, peu audibles,
et n’ont pas été très combatifs: après le communisme, n’importe quoi
paraissait préférable, et l’était d’ailleurs effectivement: mieux vaut
souffrir de la grippe que de la peste, quand bien même une guérison plus
aboutie eut été encore plus appréciable. Certains de ces intellectuels se
sont d’ailleurs laissés acheter par les nouveaux oligarques et ont défendu ce
nouveau capitalisme de “tycoons”.
Pire, Eltsine, très mal conseillé, y compris par le FMI et autres bureaucraties
mondialement incontournables, n’a pas compris que l’état de droit devait
impérativement précéder le capitalisme, qu’il ne suffisait pas de décréter la
privatisation pour que “tout marche”. Sur quelle base juridique régler un
différend d’affaires ? Quelles sont les garanties effectives du droit de
propriété ? Comment empêcher que les banquiers ne volent les épargnants ? Sur
tous ces points, les premières années d’Eltsine ont été tout simplement
désastreuses. Jusqu’à ce qu’un jeune apparatchik propose de façon
convaincante une politique cohérente permettant de sortir en partie de
l’ornière: Vladimir Poutine, un inconnu dont Eltsine fera son premier
ministre en 1999. Les libéraux russes n’ont pas été capables de pointer de
façon audible les dérives du post-communisme et
n’ont alors pas su mettre l’emphase sur l’état de droit, aujourd’hui perçu
comme le problème numéro un du pays.
Le résultat est que pour une partie de la population, il y a confusion
entre libéralisme et naissance de l’oligarchie délinquante. Comme en France,
et pour des raisons finalement proches, le mot “libéralisme” est lourd à
porter, car les gens le confondent avec cet oligarchisme
dominant, les dénonciations libérales de ce cancer du capitalisme n’étant pas
mieux connues là bas que chez nous.
Navalny, Ourlachov: les opposants muselés
Alors, pour progresser, les libéraux économiques en Russie doivent avancer
habilement, et à leurs risques et périls. Alexei Navalny, formé à Yale, membre du parti
"social-libéral" “Iabloko” (la pomme - Associé à l’ELDR), s’est fait connaitre en défendant les
actionnaires minoritaires de grands groupes et en intentant des procès,
parfois gagnés, face aux oligarques. Il a décidé d’embrasser une carrière
politique, parvenant rapidement à capter l'attention.
Résultat ? Navalny a été récemment condamné pour
corruption. Cette condamnation a tout du coup monté, quoiqu’il me soit
impossible de prouver quoi que ce soit. La nouvelle de sa condamnation a
suscité une manifestation de grande ampleur devant le parlement russe, lieu
hautement symbolique de la résistance au pouvoir, là même ou Boris Yeltsine avait tenu tête aux chars des putschistes en
1991. Résultat, la mise en détention a été suspendue, et compte tenu des
délais d’appel, Navalny pourra se présenter à
Moscou face au représentant de Russie Unie, un certain Sobianine,
récent successeur du très emblématique (et peu regardant sur les conflits
d’intérêts...) Loujkov. Les sondages donnaient une
forte avance à Sobianine, mais sait-on jamais ?
Déjà, les sondages marquent une réduction de l'écart, encore assez important,
certes. Certains pensent que Poutine voit d’un bon oeil
l’existence d’une opposition forte à Sobianine,
dont l’ambition excessive déplairait. Sobianine
comprendrait ainsi qu’il ne pourrait pas réussir à être élu sans l’aide de
Russie Unie.
Alexeï Navalny
Dans la grande ville voisine de Yaroslavl, 800 000
habitants, 250 km au nord est de Moscou, berceau
historique de la Russie, un autre opposant emblématique risque d’avoir moins
de chance que Navalny. Evegenii
Ourlachov, entrée en politique via Russie unie mais
écoeuré par la corruption qui y régnait, a réussi à
se faire élire maire de la ville en 2012 sans étiquette, contre le candidat
de R.U, avec plus de 70% des voix au premier tour ! Son programme ? Pas
ouvertement libéral, je dirais presque “bien sûr”. Mais tout de même, une bonne
base: en finir avec la corruption gangrenant la ville (les licences
commerciales, de transport par bus, ou permis de construire accordés contre
pots de vin sont monnaie courante en Russie), mais aussi supprimer nombre
d’interventions publiques dans la vie économique, réduire les effectifs
publics de la municipalité, et oeuvrer pour
l’application égale du droit pour tous, autant qu’un simple maire le peut. En
un an à la municipalité, il s’est donc fait de nombreux ennemis, même si la
population le soutient assez largement. Ourlachov a
récemment annoncé qu’il rejoignait la plateforme civile de Prokhorov, et
qu’il se présentait au poste de gouverneur de la région de Yaroslavl. C’en est trop pour Russie Unie. Un succès d’Ourlachov dans une région où le parti subit déjà ses plus
grandes difficultés pourrait donner le départ d’un vaste mouvement de
retournement politique.
Evgeniy Ourlachov
Comme Navalny, Ourlachov
vient d’être inculpé de corruption. Comme dans le cas de Navalny,
cette affaire sent le coup monté. L’industriel spécialiste de l’enlèvement
des ordures ménagères qui accuse ses adjoints d’avoir demandé un pot de vin,
un certain Chmelev, est lui même...
Membre de “Russie Unie”, et a été dénoncé pour incompétence par la nouvelle
équipe municipale: il a donc toutes les raisons d’en vouloir à Ourlachov. Il est difficile de démêler le vrai du faux,
mais nombre de signaux laissent croire qu’il s’agit d’un règlement de compte
politique.
Les chariots en cercle
Ainsi, le pouvoir a fait déporter l’instruction du procès Ourlachov
à Moscou. D’aucuns disent que les juges de Yaroslavl
seraient trop indépendants, pas assez disciplinés, et officieusement
reconnaissants à Ourlachov pour ses tentatives
d’assainissement de la ville.
Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Renforçant les tenants de la thèse du
coup monté, le pouvoir a asséné un nouveau coup dur à l’opposition dans la
région de Yaroslavl. Le 2 Août, on apprenait que
“Plate-Forme Civile” ne pourrait pas présenter de candidat à l’élection du
gouverneur: en cause, d’obscures histoires de dossier financier incomplet.
Or, quelques jours avant la date limite de dépôt des candidatures, la
trésorière locale a été, comme par hasard, interrogée pendant des heures au
commissariat local et n’a pu communiquer avec personne, rendant impossible le
dépôt dudit dossier. On ne saurait mieux dire que tout est fait pour que la
Plateforme Civile ne puisse entrer dans l’élection dans de bonnes conditions.
Un autre candidat de ce parti, à Ryazan, a été lui
interdit de concourir pour... photo non conforme sur la carte
d’identité. Le pouvoir donne l’impression de mettre les chariots en cercle
pour contrer les attaques encore faibles et désordonnées des contestataires.
Pour être complet, signalons que l’opposition de gauche subit aussi le
harcèlement du pouvoir. Serguei Oudaltsov, le
responsable local des ex-communistes, a été assigné à résidence pour “trouble
à l’ordre public”, et ne peut utiliser ni téléphone, ni Internet.
Le chant du cygne ?
Malgré les menaces, l’opposition à Russie Unie gagne chaque jour de
nouveaux soutiens. Le plus emblématique est peut-être celui de Xenia Sobtchak, fille du très
grand ami de Poutine et ancien maire de St-Petersbourg
Anatoly Sobtchak, animatrice TV très belle et
populaire, et... Filleule de Vladimir Poutine. Cela ne l’a pas empêchée de
rejoindre en 2011 les manifestations d’opposants critiquant les fraudes
électorales, et de se rapprocher de la Plateforme Civile. Poutine se
considère comme trahi, et a fait en sorte que Xenia
soit virée de la TV publique.
Xenia Sobtchak
Poutine pourrait aussi perdre quelques appuis du côté de la base de l’église
orthodoxe (la haute hiérarchie détournera poliment les yeux quoiqu'il
arrive), si la cause de son divorce était bien, comme la rumeur persistante
l’affirme, la naissance d’un enfant adultérin avec une championne gymnaste de
30 ans sa cadette. Mais jusqu’ici, Poutine n’a pas laissé les médias se
saisir de cette histoire. Un défenseur de l’ordre moral pris dans une
affaire de galipettes, cela fait désordre. Un show TV qui s’était permis de
blaguer sur le sujet a été, curieusement, immédiatement déprogrammé. Poutine
en Berlusconi ? Avouons qu’il est quand même nettement moins drôle.
De façon moins anecdotique, aucun débat électoral télévisé ne sera diffusé
en direct sur les télévisions hertziennes. Un léger différé sera obligatoire,
pour permettre à l’appareil d’état d’effectuer des “coupes” si nécessaire.
Voilà qui devrait faire l’affaire des télévisions non hertziennes par cable et satellite, et des sites internet indépendants,
dont le foisonnement, ainsi que celui de la presse écrite, rend difficile la
censure pure et simple par l’appareil d’état. Mais cela en dit long sur ce
que la clique dirigeante est prête à accomplir pour conserver le pouvoir à
tout prix.
Et les libéraux, dans tout ça ?
Nous l'avons vu, beaucoup de gens "plutôt libéraux" préfèrent
aujourd'hui avancer sous la bannière neutre de "la plateforme
civile". Il existe bien un "Parti Libéral Démocrate de
Russie", mais il n'est ni libéral, ni Démocrate ! C'est le parti du très
peu sympathique nationaliste (pour ne pas dire plus) Jirinovski.
Le Parti "Iabloko", après avoir dépassé
les 5% dans les années 90, est redevenu un nain électoral. Ses candidats sont
régulièrement tracassés, voire purement interdits de scrutin. Des
mésaventures similaires avaient été infligées au "Parti Libéral
Populaire", aujourd'hui dissout, dans les années 2000. Aujourd'hui, la
plupart des gens de ces partis ont rejoint la Plateforme Civile, pour espérer
exister.
Une jeune génération de libéraux structurés, philosophiquement et
économiquement mieux formés que ses prédécesseurs, tente toutefois de relever
le challenge d'un vrai parti libéral Russe. Un petit parti libéral est en
cours de formation à Moscou sous la houlette, entre autres, de Vera Kichanova, jeune journaliste (22 ans) du premier webzine
indépendant de Russie, Slon.ru.
6 jours après que son interview ait été publiée par Reason.com, le célèbre magazine libertarien
américain, elle
était agressée avec son mari dans un bar de Moscou, à cause de son
engagement en faveur de la défense des minorités LGBT. Non, décidément, il
n’est pas facile d’être libéral aujourd’hui en Russie...
Vera Kichanova
Conclusion
Malgré une expansion économique certaine, le climat politique devient de
plus en plus malsain en Russie. Face au désenchantement d’une partie
croissante de l’opinion publique devant la mise en coupe réglée de l’économie
par une alliance de très hauts fonctionnaires aux revenus indécents et
d’oligarques empêchant l’émergence d’une vraie économie concurrentielle, le
parti dominant, Russie Unie, a choisi de se maintenir coûte que coûte au
pouvoir. Pour détourner l’attention, il s’est lancé dans une posture
moraliste et nationaliste dont les minorités “incorrectes”, à commencer par
les homosexuels, font les frais. Cette stratégie, qui flatte les sentiments
les plus rétrogrades d’une grande partie de la population dans le sens du
poil, pourrait réussir à elle seule. Mais pour assurer la continuation de sa
domination, Russie et Unie et son mentor se sont en parallèle lancés dans une
stratégie de harcèlement de tous ceux qui apparaissent comme des menaces
crédibles, ce qui rend très difficile l’émergence d’une opposition structurée
et efficace.