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Entretien avec Jérémie TA. Rostan I

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Jéremie T. Rostan
Published : August 22nd, 2014
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Par Grégoire Canlorbe, Institut Coppet

 

Auteur du livre Le Capitalisme et sa Philosophie et d’une étude sur Condillac, Jérémie TA Rostan enseigne la philosophie et l’économie à San Francisco, après avoir fait ses études en France.

 

 

 

I. Condillac et la philosophie libérale

 

1. Il n’y a pas vraiment de consensus sur la définition du libéralisme ; et ce, aussi bien parmi ses partisans que parmi ses détracteurs.

 

Friedrich A. von Hayek proposait de définir comme suit ce courant de pensée : « Il n’y a rien dans les principes du libéralisme qui permette d’en faire un dogme immuable ; il n’y a pas de règles stables, fixées une fois pour toutes. Il y a un principe fondamental : à savoir que dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage possible des forces sociales spontanées et recourir le moins possible à la coercition. »

 

Quel est votre avis sur la question ? L’approche proposée par Hayek vous paraît-elle pertinente ?

 

La formulation proposée par Hayek prend évidemment sens dans sa propre approche de la liberté comme d’un processus de découverte.  Pour lui, la liberté, synonyme de libre-concurrence au sens large, fait peu à peu émerger les meilleures idées… à mesure qu’elle s’adapte et s’affine elle-même.

 

Ce qu’il y a de bon et d’important dans cette « définition » du libéralisme, c’est qu’elle est praxéologique et plus exactement marginale. Hayek insiste bien sur le fait que ce qui importe ce n’est pas tant de chercher à décrire en long, en large, et en travers, et surtout a priori, ce que pourrait bien être un libéralisme pur et parfait ; ce qui importe, c’est de savoir quelle avancée est à la fois la plus importante et la moins difficile à obtenir ici et maintenant. Qu’on le veuille ou non, il existe une sorte d’optimum politique et historique entre ce que demande l’idéal de liberté et ce que la réalité présente offre comme possibilités.

 

Le problème avec la formulation de Hayek, cependant, c’est qu’il n’insiste pas assez sur le fait que la liberté soit précisément un tel idéal. Contrairement à Rothbard, ou à Ayn Rand, qui insistent sur le fait qu’il s’agisse d’une valeur en-soi, Hayek semble en faire un simple moyen.

 

Alors, oui, on peut bien dire à mon sens que le principe fondamental du libéralisme soit de « faire le plus grand usage possible des forces sociales spontanées et recourir le moins possible à la coercition. » Mais à condition de préciser que c’est là un impératif catégorique, et non hypothétique. En outre, il faut encore détailler ce que l’on entend par « liberté » et par « coercition »—des mots que l’on peut aussi bien employer pour justifier des mesures antilibérales. En ce sens, le libéralisme est avant tout cette philosophie selon laquelle chaque homme dispose d’un droit de propriété inaliénable sur lui-même ainsi que sur toutes les richesses qu’il génère dans ses échanges avec autrui. Ce qui revient à dire que chacun devrait disposer d’une liberté illimitée – dans la limite du respect de tous les droits de propriété de tous les autres.

 

2. Le passage du positif au normatif, de la description du monde tel qu’il est aux prescriptions sur ce que le monde devrait être, est un problème épistémologique bien connu. Il est parfois malaisé de déterminer dans quelle mesure une théorie (descriptive) peut servir de support pour inférer des recommandations.

 

Il se trouve que vous écrivez : « La science économique est libérale, tout comme la science physique est naturelle – jusqu’à découverte d’un autre Monde que le nôtre. » Pourriez-vous revenir sur cette assertion ?

 

Ce sont là deux problèmes différents. La science économique est libérale parce qu’elle est la science de l’activité économique, laquelle consiste en échanges indirects réciproquement consentis. Comme le montrent brillamment Mises ou Rothbard, la science économique est celle des lois du marché.

 

Il est vrai que Rothbard lui-même analyse les effets de l’intervention politique dans le marché libre. Mais, ce faisant, il fait toujours de l’économie, et celle-ci est toujours libérale. C’est par exemple la même chose que de dire que le marché fixe la rémunération d’un employé à la valeur présente de la productivité marginale de son travail ou que de dire qu’une loi de salaire minimum implique du chômage parmi les travailleurs les moins qualifiés.

 

Pour ce qui est de l’interventionnisme et du dirigisme, il n’y en a pas de science possible. Comme l’a démontré Mises, ceux-ci sont en effet foncièrement irrationnels et indécidables. Tout ce qu’il est possible d’en dire, c’est le chaos qu’ils introduisent dans le marché. Mais cela, c’est décrire ce qu’il reste d’activité économique dans ces circonstances.

 

Plus exactement, il y en aurait bien une science possible, mais ce serait une science politique, et non pas économique. Non plus la science des échanges, mais celles des rapports de force, des relations de commandement et de résistance.

 

Enfin, il y a bien des choses qui passent pour de la science économique et qui ne sont pas libérales. Il en est ainsi, par exemple, de la théorie des défaillances du marché, ou encore de la macroéconomie keynésienne. Ce genre d’écrits sont simplement vides de sens, parce qu’ils ne parlent de rien. « Externalités positives », « demande globale, » etc. toutes ces expression ne sont que des flatus vocis. On peut bien disserter à leur sujet, mais cela n’a pas plus de valeur de vérité que les grands systèmes de métaphysique traditionnels.

 

Tout ceci pour dire que la science économique est bien libérale. Quant à la question de savoir si l’on peut passer de la description à la prescription, c’est un autre problème. En premier lieu, je dirais que ce que l’on peut déduire de la science économique ce sont des recommandations libérales. Par recommandation, j’entends quelque chose comme : si vous voulez que la création de richesses soit la plus grande et la plus rapide possible ; si voulez que les opportunités d’emplois soient les plus nombreuses et les meilleures ; etc. ; alors vous devriez défendre telles et telles mesures. Ce n’est pas une prescription, parce que « le plus de richesse possible pour le plus grand nombre possible » n’est pas une valeur en-soi. On le voit bien aujourd’hui avec le succès de Piketty, par exemple. Beaucoup de gens semblent préférer une société dans laquelle tout le monde soit moins riche, y compris les pauvres, à condition que les inégalités y soient moins grandes.

 

En dernière analyse, je pense cependant que l’on peut déduire des prescriptions de la science économique. La raison en est que la société libérale qu’elle décrit est conforme avec le principe moral dont je parlais précédemment. Un exemple d’une telle prescription est un article dans lequel je défends le droit des entreprises aux pratiques d’optimisation fiscale.

 

3. Sous quelles circonstances et pour quelles raisons avez-vous rejoint les rangs de la philosophie libérale ? Etait-ce à la fac ou avez-vous découvert le libéralisme en autodidacte ?

 

J’ai eu la chance de toujours être anarchiste – aussi loin que mes souvenirs remontent, en tout cas. Pour cette raison, et malgré le milieu dans lequel j’évoluais, j’avais beaucoup de mal avec les théories socialistes. Lorsque j’ai commencé à découvrir la philosophie politique, j’ai eu envie de savoir ce que je pensais. Ne connaissant rien au libéralisme, j’ai fait une recherche internet et suis tombé sur le nom de Rothbard, dont j’ignorais tout, et dont j’ai décidé de lire l’Éthique de la Liberté. Cet ouvrage m’a fasciné. Il m’a conduit à lire L’Homme, l’Économie et l’État, puis l’Action Humaine, etc. Le projet initial était de lire en parallèle le Capital de Marx – dont j’avais entendu parler en cours. Mais ce second volet du projet a bien vite été différé. Ayant découvert Rothbard, Mises, Menger et Böhm-Bawerk, j’avais les solutions à tous les prétendus problèmes du capitalisme qu’il prétendait souligner. Ayn Rand est un auteur que j’ai découvert dans un second temps, d’abord par l’intermédiaire d’Atlas Shrugged.

 

Au total, je suis donc un autodidacte du libéralisme, au sens où je m’y suis initié moi-même. Ceci étant, mon parcours a bien évidemment été influencé par des auteurs et personnalités contemporaines, telles que Pascal Salin, Alain Laurent, Pierre Lemieux, Walter Block, et bien d’autres.

 

4. Dans votre essai sur Condillac, philosophe et économiste du XVIIIème siècle, vous affirmez que celui-ci est tout à la fois le fondateur de la philosophie libérale et de la science économique, i.e. d’une approche scientifique des phénomènes économiques. Vous écrivez de surcroît que Condillac bâtit une approche de l’économie qui relève d’une « science philosophique », et non point simplement de la science.

 

Les rapports de similitudes et de divergences entre ces deux disciplines que sont la philosophie et l’économie ne sont pas toujours faciles à établir. Qu’entendez-vous par cette expression d’une « science philosophique » ?

 

Pour répondre à cette question, il est éclairant de lire Le Commerce et le Gouvernement de Condillac à la lumière de l’Action Humaine de Mises ainsi que de L’Homme, l’Économie et l’État de Rothbard. Dans son ouvrage, l’économiste autrichien explique que la science économique est une branche d’une science plus générale, celle de l’action humaine, qu’il appelle la « praxéologie. » Son projet est en effet de montrer que la science économique consiste en pures déductions logiques à partir de la définition de l’action humaine comme « comportement intentionnel. » Tout cela pour dire que, pour Mises, la science économique présuppose une philosophie de l’homme.

 

De même, son disciple américain insiste sur le fait que la science économique n’a pas de valeur en-soi : qu’elle n’est qu’une pièce du système libertarien ; et pas même la pièce maîtresse. Elle présuppose en effet, d’après Rothbard, une Éthique de la liberté qui offre seule sa justification dernière à la liberté économique.

 

Je ne sais plus quel contemporain disait que la philosophie, au fond,  n’est autre qu’une radicalité extrême de l’interrogation. C’est bien ce que l’on trouve dans les Dialogues de Platon, tout comme dans n’importe quelle autre entreprise philosophique. Rothbard disait de même que seuls les extrémistes sont rationnels et cohérents. Et bien, ce que l’on trouve dans le chef d’œuvre de Condillac, c’est précisément un traité de science économique qui la fonde sur une philosophie de l’homme et qui en développe tout aussi bien les implications politiques et morales. On trouve ainsi dans Le Commerce et le Gouvernement une analyse de l’action humaine en général comme investissement spéculatif : agir, vivre, c’est prendre le risque d’une dépense en vue d’un bénéfice futur supérieur mais incertain. De même, on y trouve l’idée que « droits humains » et droits de propriété sont simplement synonymes.

 

C’est un trait caractéristique des économistes autrichiens que de critiquer la prétention de l’économie mainstream à imiter les sciences naturelles en construisant des modèles hautement mathématisés dans lesquels les comportements des acteurs économiques ne sont plus que des fonctions postulées et hautement agrégées. Ce n’est pas cela la scientificité. La scientificité consiste à étudier chaque domaine selon la méthode qui lui est propre. Dès lors que l’on fait de l’économie en oubliant que ce dont on parle c’est d’actions intentionnelles d’individus doués de droits, on ne parle plus de rien du tout, et l’on finit par dire n’importe quoi.

 

 

 

5. Toujours dans votre essai sur Le Commerce et le Gouvernement, de Condillac, vous affirmez que « malgré certaines inexactitudes, voire erreurs de détail, on y trouve, un siècle avant les Principes d’Économie de Carl Menger, le codicille des vérités économiques. »

 

En quoi consiste la filiation de Menger envers Condillac ? Quelles sont ces « vérités » premières ainsi que ces « erreurs de détails » auxquelles vous faîtes allusion ?

 

La principale filiation entre Condillac et Menger consiste dans la révolution Copernicienne qu’opère le premier lorsqu’il critique la théorie de la valeur travail et lui substitue une conception subjectiviste et marginaliste.

 

Comme on l’a vu avec Marx, et comme on le voit encore aujourd’hui dans l’opinion courante, la théorie de la valeur travail mène toujours au socialisme. Inversement, d’ailleurs, toute forme d’interventionnisme se fonde toujours sur des présupposés qui lui sont communs avec la valeur travail.

 

À l’inverse, d’une théorie subjectiviste et marginaliste des valeurs on déduit nécessairement la productivité de l’échange, dont Condillac a donné le plus bel exemple en imaginant deux paysans obtenant chacun quelque chose en l’échange d’une autre n’ayant pour eux aucune utilité. De là, Condillac déduit toutes les vérités importantes de la science économique, de la fixation des prix par le jeu de l’offre et de la demande au rôle de la monnaie, etc.

 

Pour ce qui est des erreurs de détail, une qui importe est justement celle du rôle du gouvernement dans l’apparition de la monnaie – où Condillac est ici en retard par rapport à l’avancée considérable qui sera celle de Carl Menger.

 

6. Il est aujourd’hui courant dans la science économique de parler de « la théorie autrichienne des cycles économiques » (ABCT), qu’on doit essentiellement à von Mises. Celle-ci est supposée apporter une explication globale de la crise de 2008 et des crises de façon générale. L’accent est mis sur la création de monnaie ex nihilo et la fixation des taux d’intérêt par la banque centrale.

 

Vous suggérez dans votre essai sur Condillac que celui-ci aurait anticipé sur cette analyse des crises et d’ores et déjà esquissé « l’idée selon laquelle les manipulations monétaires du gouvernement sont la source des crises économiques (business cycles) que les pseudo-économistes attribuent pourtant à la liberté des marchés. »

 

Pourriez-vous développer cet aspect précurseur de la pensée de Condillac ?

 

Condillac ne propose bien évidemment qu’une proto-théorie Autrichienne des cycles économiques, mais son intuition n’en est pas moins géniale. On la trouve à la fin de Le Commerce et le Gouvernement. Les interventions du gouvernement ayant déréglé l’économie, le blé est rare, et donc cher. Pour pallier au problème, le gouvernement recourt à la création monétaire ex nihilo, dont Condillac analyse les effets en insistant, non seulement sur l’inflation qui s’ensuit, mais également sur son impact sur les crédits et les investissements. Il décrit la « bulle » qui se forme, et la crise qui s’ensuit. De manière tout aussi intéressante, Condillac affirme alors que, pour remédier à cette dernière, le gouvernement recourt à l’endettement, ce qui le conduit bientôt à multiplier le papier monnaie, puis à prendre le contrôle du secteur bancaire, dont l’effondrement sera celui de la société tout entière.

 

 

 

7. Vous estimez « plus géniale encore », une seconde intuition de Condillac, à savoir son « pressentiment de  ce  que  démontrera, dans  les années 20’s du XXe  siècle, Ludwig von Mises : l’impossibilité logique d’une planification gouvernementale de l’économie. »

 

Pourriez-vous également revenir à ce propos ?

 

C’est là la leçon de la seconde partie de Le Commerce et le Gouvernement. La première est l’histoire du développement d’une société libertarienne. La seconde est celle de sa destruction par l’intervention exponentielle du gouvernement. Cette morale de l’histoire est de plus en plus claire à mesure que le livre avance et que chaque intervention publique crée un plus grand nombre de plus grands problèmes que ceux qu’elle prétendait résoudre, conséquences non-intentionnelles qui sont une pente fatale.

 

 

 

II. La défense morale du marché libre

 

8. Dans votre ouvrage Le Capitalisme et sa Philosophie, vous avez proposé de distinguer entre morale et éthique, la première traitant de nos devoirs objectifs et véritables ; et la seconde de nos « préférences » personnelles.

 

« Aucune confusion n’est plus courante, ni plus grave, écrivez-vous, que celle entre l’éthique et la morale. Dans le langage courant, on utilise indistinctement l’un et l’autre terme pour désigner ce qu’il serait « bien » de faire. Or il est deux sens très différents dans lesquels il peut être « bien » d’agir d’une certaine manière. Ce peut être: Ou bien la manière dont un individu préfère agir, à un moment donné, parce qu’il juge ses conséquences meilleures que celles de toute autre action possible; ou bien la manière dont tout individu devrait toujours agir, parce que ne pas agir ainsi serait « mal » agir.

 

Le premier cas correspond à l’éthique, c’est-à-dire aux préférences de chaque individu quant à sa propre vie. Il y est question d’un ordre de préférence entre des lignes de conduite alternatives (et les vécus futurs qui en sont les conséquences prévues).

 

L’éthique est donc relative et contingente. Elle est relative à chaque individu, et même au vécu actuel de chaque individu, puisqu’elle concerne la préférence d’un individu à un moment donné entre un nombre limité de possibilités. Elle est donc contingente, parce que d’autres individus, ou bien le même individu à d’autres moments, ou dans d’autres circonstances, pourraient avoir des préférences différentes.

 

Le second cas correspond à la morale, c’est-à-dire au devoir constant de tout individu. Il y est question, non pas de valeur relative et contingente, mais de Bien et de Mal, c’est-à-dire d’un critère de valeur absolu et obligatoire, lequel devrait être suivi par tout individu, constamment, quelles que soient les circonstances. »

 

Pourriez-vous revenir sur cette dichotomie entre morale et éthique ? Sur quel critère vous fondez-vous pour déterminer si un comportement ressort de la morale ou au contraire de l’éthique ? Qu’est-ce qui justifie le choix de ce critère plutôt que d’un autre ?

 

Le critère est celui des moyens engagés par une action, ou plus exactement de leur légitime propriétaire. Une action pour laquelle un individu emploie uniquement des moyens dont il est propriétaire n’a aucune valeur morale – elle est par-delà le bien et le mal, parce qu’elle relève de l’éthique. À l’inverse, toute action par laquelle un individu interagit avec au moins un autre, c’est-à-dire emploie des moyens dont il n’est pas intégralement propriétaire, a ipso facto une dimension morale. Si ces moyens sont légitimement acquis, elle est moralement bonne, ce qui revient à dire qu’elle n’est pas moralement mauvaise. Elle ne l’est que si elle consiste à s’approprier par la force, son substitut ou sa menace, un moyen dont un autre est propriétaire.

 

Comme le disait parfaitement  Rothbard (qui est, vous l’aurez compris, l’auteur dont je suis le plus proche, bien que je lui réserve certaines critiques), le libertarianisme n’est finalement rien d’autre qu’une suite de conséquences logiques tirées du principe de propriété de soi, tel qu’on le trouve par exemple chez Locke. Mais Rothbard conseillait aussi aux libertariens de ne pas perdre leur temps et s’échiner à multiplier les justifications toujours plus complexes de ce principe. Malgré cela, de nombreuses justifications ont été avancées. Mais les plus intéressantes le sont moins par le fait qu’elles justifient ce principe que par les nouvelles choses qu’elles nous ont apprises. Je pense ici à l’argument de Hans-Hermann Hoppe, l’un des plus fidèles disciples de Rothbard, d’après lequel la propriété de soi est la condition de possibilité a priori de tout débat – et au fond de toute interaction civilisée. Bien que j’ai moi-même concocté plusieurs justifications de ce principe, je pense préférable de faire fond sur l’intuition de sens commun par laquelle chacun s’exclame « c’est ma vie ! » lorsqu’il sent autrui empiéter sur ce qui est donc sa propriété de soi. J’ai essayé dans Le Capitalisme et sa Philosophie de décrire et de formaliser cette propriété de soi. De toute manière, il y a bien un moment où l’explication doit s’arrêter, et il me semble bon de commencer par la propriété de soi en cherchant simplement à montrer qu’elle est un fait premier.

 

 

 

9. De votre conception de la morale et de l’éthique, vous déduisez que la générosité ne relève pas d’un devoir envers autrui, mais d’une préférence personnelle. Vous surenchérissez : c’est seulement lorsque nous ne devons rien aux autres que nous pouvons véritablement faire preuve de générosité envers eux.

 

Vous écrivez : « Certains pourraient se désespérer de ce que, la morale n’impliquant que le respect de la propriété privée, et toute valeur étant relative à l’égoïsme de chacun, il ne reste plus de place pour la moindre générosité entre les hommes.

 

Mais c’est l’inverse qui est vrai. Comme on l’a dit, la différence entre l’éthique et la morale est que la première est libre, alors que la seconde est obligatoire. Et c’est là la condition de toute générosité entre les hommes. En effet, si c’était mon devoir que d’être altruiste et charitable, alors, faisant un don quelconque, je ne serais pas généreux envers autrui: je lui rendrais simplement son dû, et ne serais pas plus solidaire avec lui que n’importe quel individu remboursant ses dettes, c’est-à-dire respectant le droit de propriété de ses créanciers.

 

Être charitable envers autrui, cela ne peut pas consister à accomplir mon devoir envers lui. Cela ne peut consister qu’à poursuivre son bien alors que je ne lui dois rien et que rien ne m’oblige à le faire. Alors, et alors seulement je suis généreux envers lui, parce que je serais en droit d’agir autrement. »

 

D’aucuns n’hésiteraient pas à vous reprocher de tenir, au fond, la générosité pour un désir arbitraire, une sorte de caprice, même si vous ne dîtes rien de la sorte. Ils clameraient volontiers que votre propos finit par rabaisser considérablement l’acte charitable en lui ôtant son caractère de devoir.

 

Que répondriez-vous à ceux qui vous rétorqueraient que votre conception de la générosité s’avère, in fine, profondément nihiliste et qu’elle lui ôte au fond toute raison d’être ?

 

Dire que la générosité relève de l’éthique, et non de la morale – donc qu’elle n’est pas un devoir, ne revient pas du tout à en faire un simple caprice et ne lui ôte ni sa raison d’être, ni sa valeur.

 

Cette question s’inscrit évidemment dans le cadre d’un débat idéologique, avec des conséquences politiques importantes. Mais, si l’on laisse cela de côté pour une seconde et réfléchit simplement au sens du mot, on doit bien admettre que « être généreux » signifie : faire le bien d’une autre personne alors que rien ne nous y obligeait.

 

Le problème, dont j’ai bien conscience, vient de la confusion entre le devoir et le sentiment du devoir. J’accepterais tout à fait une analyse phénoménologique décrivant la générosité comme le fait de faire le bien d’une autre personne parce que l’on en ressent le devoir. Les deux formulations ne sont pas du tout contradictoires. Au contraire, la meilleure définition de la générosité est peut-être bien la conjonction des deux : faire le bien d’autrui parce qu’on le ressent comme un devoir que l’on n’a pourtant pas.

 

Comme le soulignait Kant, agir par devoir et par sentiment de devoir sont deux choses tout à fait différentes. Agir par devoir, c’est faire quelque chose parce que c’est absolument obligé – et pour aucune autre raison. Si j’agis d’une certaine façon parce que j’ai le sentiment que c’est ce qu’il faut faire, alors la règle que je suis n’est pas celle du devoir, mais celle de mon sentiment, et donc de mes préférences. Si on l’analysait, on trouverait que ce sentiment de devoir est au fond ce dont parlait Ayn Rand lorsqu’elle disait qu’un individu « égoïste » peut très bien trouver son propre bien dans la satisfaction procurée à un autre.

 

J’ai essayé de montrer dans Le Capitalisme et sa Philosophie que l’idée même d’un devoir de générosité était logiquement absurde et pratiquement impossible. De même, Sartre a bien expliqué qu’aucune morale positive ne peut concrètement déterminer la moindre action que ce soit. Imaginons que ce soit mon devoir que d’être généreux. Très bien. Et donc, que dois-je faire ? Par qui commencer ? Comment repartir mon temps et mes richesses ? Où m’arrêter ? Un principe comme celui de l’utilitarisme, par exemple, est trop abstrait. Dans les faits, donc, même si la générosité était un devoir, nos actions concrètes seraient réellement déterminées, dans chaque cas particulier, par nos sentiments et nos préférences.

 

Mais, pour répondre à la question, cela ne veut pas du tout dire qu’elles relèveraient du caprice. Au contraire, si j’agis par simple caprice, mon acte ne peut pas être généreux. Il ne le peut que si j’ai mes raisons de l’accomplir – alors même qu’il n’est pas un devoir. En effet, son caractère généreux consiste, non pas dans l’acte lui-même, mais dans les raisons qui m’y poussent.

 

 

 

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Parfaite illustration de nodocéphalie.

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