|
La tendance à la concentration des exploitations ou
la tendance à la concentration des entreprises ne
s'identifie aucunement avec la tendance à la concentration des
patrimoines. Dans la mesure où ont crû les exploitations et les
entreprises, l'économie moderne a fait naître des formes
d'entreprises qui donnent à des individus ne disposant que de capitaux
restreints la possibilité d'entreprendre des affaires importantes. Le
fait que ces formes d'entreprises aient pu apparaître et qu'elles
prennent de jour en jour plus d'extension et que, en face d'elles, le
commerçant indépendant a presque complètement disparu
dans le domaine de la grande industrie, des mines et des transports, prouve
qu'il n'existe pas de tendance à la concentration des fortunes.
L'histoire tout entière des formes d'entreprises sociales –
depuis la societas unius acti jusqu'à la moderne
société par actions – contredit la doctrine,
établie à la légère par Marx, de la concentration
du capital. Pour démontrer que les pauvres deviennent toujours plus
nombreux et plus pauvres et les riches toujours moins nombreux et plus
riches, il ne suffit pas de remarquer que, dans un lointain passé sur
lequel on se fait les mêmes illusions qu'Ovide et Virgile sur
l'âge d'or, les différences de fortune étaient moins
criantes qu'aujourd'hui. Ce qu'il faudrait démontrer, c'est
l'existence d'un principe économique poussant à la
concentration des fortunes. On n'a jamais tenté de le faire. Le
schéma marxiste suivant lequel il existerait à l'âge
capitaliste une tendance à la concentration des fortunes, est une pure
invention. La seule tentative de lui trouver une quelconque justification
historique est a priori sans espoir. Ce qu'on peut
démontrer, c'est exactement le contraire de la thèse marxiste.
2. La
formation des fortunes en dehors du marché des échanges
|
On peut satisfaire son désir d'accroître sa fortune soit sur le
marché des échanges, soit en dehors de lui. La première
méthode seule est possible dans l'économie capitaliste. L'autre
caractérise la société militaire où il n'existe
que deux moyens d'acquérir des biens: employer la force ou la
prière. Les puissants utilisent la force, les faibles la
prière. Les puissants conservent ce qu'ils possèdent aussi longtemps
qu'ils disposent de la force; les faibles n'ont jamais qu'une possession
précaire. Obtenue de la faveur des puissants, elle y est sans cesse
suspendue. Les faibles sont sans défense juridique sur leur
glèbe. Il n'y a donc, dans la société militaire, d'autre
obstacle que la force à l'extension des biens des puissants. Tant
qu'ils ne se heurtent pas à de plus puissants qu'eux, ils peuvent
étendre leurs propriétés. La grande
propriété foncière et les latifundia ne sont nulle part et
jamais nés du commerce libre. Ils sont le produit d'actions militaires
et politiques. La force les avait créés, seule la force pouvait
les maintenir. Dès que les latifundia affrontent le
marché, ils s'émiettent et finissent par disparaître.
Aucune force économique n'a présidé à leur
naissance ni à leur maintien. Les grandes fortunes des possesseurs
de latifundia n'ont pas eu leur origine dans la
supériorité économique de la grande
propriété: elles furent le résultat de l'appropriation
par la violence, en dehors du marché. « Ils convoitent les
champs, se lamente le prophète Michée, et les ravissent, les
maisons et ils s'en emparent. »(1) Ainsi se constitua en
Palestine la fortune de ceux qui, selon la parole d'Isaïe, «
ajoutent maison à maison et champ à champ jusqu'à
être les seuls propriétaires du pays ».(2)
Le fait que dans la
plupart des cas la dépossession des propriétaires primitifs n'a
entraîné aucun changement dans l'exploitation et que ceux-ci,
à un titre juridique nouveau, sont demeurés sur leur terre et
ont continué de l'exploiter montre bien le caractère non
économiques des latifundia.
Mais les latifundia peuvent
se constituer aussi par des donations. C'est par des donations que s'est
formée en France la grande propriété de l'Église
qui par la suite et au plus tard au cours du VIIIe siècle passa entre
les mains de la noblesse, grâce, selon l'ancienne théorie, aux
sécularisations opérées par Charles Martel ou ses
successeurs, ou, comme semblent le montrer les recherches récentes,
par « une offensive de l'aristocratie laïque ».(3)
La difficulté
que présente la seule conservation de la propriété
des latifundia sous un régime de liberté des
échanges, apparaît dans les motifs qui ont conduit le
législateur à établir des institutions comme les
fidéicommis ou l'entail anglais, qui ont pour but de
permettre le maintien de la grande propriété foncière
condamnée sans cela à disparaître. Le droit
héréditaire est modifié; il est défendu
d'hypothéquer ou d'aliéner les biens dont l'État se fait
le gardien en veillant à leur indivisibilité et à leur
inaliénabilité pour que l'éclat de la famille ne soit
pas terni. De telles lois seraient inutiles s'il existait dans la nature
même de la grande propriété foncière une force qui
pousse à sa concentration continue. Il aurait alors fallu une
législation destinée à empêcher le
développement des latifundia plutôt qu'à
assurer leur protection. Les dispositions prises contre le « Bauernlegen »
et l'incorporation de terres arables, etc., se prononcent de mettre un terme
à des phénomènes qui se déroulent en dehors du
marché des échanges et qui tendent à la formation de
grands domaines fonciers par l'emploi de la force politique ou militaire. Les
restrictions apportées aux biens de mainmorte poursuivent le
même objet. Les biens de mainmorte, qui par ailleurs
bénéficient d'une protection semblable à celle dont
jouissent les fidéicommis, s'accroissent, non pas sous l'influence de
forces économiques, mais par des donations pieuses.
Ainsi, c'est
précisément dans le domaine de la production agricole,
où la concentration de l'exploitation est impossible et où la
concentration des entreprises n'a pas de sens au point de vue
économique, où la propriété géante
apparaît inférieure à la petite et à la moyenne
propriété et ne pourrait pas leur résister sous un
régime de libre concurrence, c'est dans ce domaine que la
concentration des fortunes est le plus poussée. Jamais la possession
des moyens de production ne fut aussi concentrée qu'à
l'époque de Pline, où la moitié de la province d'Afrique
était la propriété de six personnes, ou à
l'époque des Mérovingiens, où l'Église
possédait en France la plus grande partie du sol. Et nulle part la grande
propriété foncière n'existe aussi peu que dans les
États-Unis capitalistes.
3. La
formation des fortunes sous le régime des échanges
|
La conception selon laquelle d'un côté la richesse ne cesserait
de s'accroître tandis que d'un autre côté la
pauvreté augmenterait sans cesse, fut d'abord établie sans
être sciemment reliée à une théorie
économique. Elle ne fait que traduire l'impression que des
observateurs croient pouvoir dégager de l'étude des rapports
sociaux. Mais le jugement ainsi porté n'est pas sans se ressentir de
l'idée selon laquelle la somme des richesses d'une
société représente une constante de telle sorte que
quand certains possèdent davantage d'autres doivent
nécessairement posséder moins(4). Dans une
société, la création constante de nouvelles richesses et
de nouvelles misères frappe vivement les regards tandis que la lente
désagrégation des vieilles fortunes et la lente accession des
couches moins favorisées au bien-être échappent
facilement à une observation superficielle; comment ne serait-on pas
enclin à tirer cette conclusion hâtive que la théorie
socialiste résume dans la formule célèbre: the
rich richer, the poor poorer.
De longues
explications sont inutiles pour montrer la fragilité de cette
thèse. C'est une affirmation dépourvue de fondement que de dire
que dans la société fondée sur la division du travail,
la richesse des uns entraîne la pauvreté des autres. Il en est
ainsi sous certaines réserves des rapports sociaux dans les
sociétés militaires où n'existe pas la division du
travail; mais cela est faux dans une société capitaliste. On ne
peut pas non plus considérer comme une preuve suffisante de la
théorie de la concentration une opinion fondée sur
l'observation superficielle de la portion limitée de la
société qu'un individu peut étudier par ses recherches
personnelles.
L'étranger qui, muni de bonnes recommandations, visite l'Angleterre, a
l'occasion d'apprendre à connaître la vie de familles anglaises
riches et de bonne éducation. S'il veut voir autre chose ou si
l'étude qu'il se propose de faire l'y oblige, on l'autorise à
jeter un coup d'oeil furtif dans les ateliers des grandes entreprises. Ce
spectacle n'offre pour le profane qu'un intérêt relatif; le
bruit, le va-et-vient, l'activité affairée qui y règnent
abasourdissent d'abord le visiteur. Visite-t-il deux ou trois exploitations,
il éprouve alors une impression de monotonie. Par contre,
l'étude des conditions sociales que l'on peut faire à la faveur
d'un séjour même court en Angleterre excite davantage
l'imagination. Une promenade à travers les quartiers misérables
de Londres ou d'autres grandes villes anglaises procure au voyageur des
sensations d'autant plus vives et agit d'autant plus profondément sur
lui que par ailleurs il va de plaisir en plaisir. La visite des quartiers de
la misère et du crime est devenue ainsi un des chapitres
obligés du programme du séjour de tout bon bourgeois du
continent en Angleterre. C'est là que le futur ministre ou
économiste va glaner ses idées qui serviront pendant toute sa
vie de support à ses conceptions sociales. C'est de là qu'il
rapporte l'idée que l'industrie fait d'un côté un petit
nombre de riches et de l'autre une multitude de pauvres. Traite-t-il par la
suite des rapports industriels dans ses écrits ou dans ses discours,
il n'oublie jamais de peindre avec des détails émouvants et le
plus souvent avec une exagération plus ou moins volontaire la
misère qu'il a vue dans les bas-fonds, dans les slums.
Mais tout ce que nous apprennent ces descriptions, c'est qu'il existe des
riches et des pauvres. Or cela nous le savions déjà sans avoir
besoin de ces rapports de témoins oculaires. On n'ignorait pas que le
capitalisme n'a pas encore fait disparaître toute la misère du
monde. Ce qu'il faudrait prouver, c'est que le nombre des riches diminue sans
cesse et que la fortune de chaque riche va croissant, tandis que d'autre part
le nombre des pauvres augmente constamment et leur misère grandit.
Mais une telle démonstration exige toute une théorie économique
de l'évolution sociale.
Les tentatives faites pour démontrer au moyen de statistiques la
misère croissante des masses et l'enrichissement continuel de riches
toujours moins nombreux ne valent pas mieux que les argumentations
sentimentales dont nous venons de parler. Il n'est pas possible de se servir
ici des termes monétaires usuels parce que le pouvoir d'achat de la
monnaie varie. Ce fait à lui seul enlève toute base solide aux
calculs que l'on fait pour comparer les revenus à différentes
époques. Car dès lorsqu'il est impossible de trouver un commun
dénominateur à la valeur des différents biens et
services qui entrent dans la composition des revenus et des capitaux, il
devient impossible d'utiliser les séries statistiques des revenus et
du capital pour des comparaisons historiques.
L'attention des sociologues a déjà été souvent
attirée sur le fait que la fortune bourgeoise, c'est-à-dire la
fortune qui n'est pas basée sur la propriété
foncière ou minière, se maintient rarement longtemps dans une
famille. Des familles de bourgeois partis de rien parviennent soudain
à la richesse, parfois avec une rapidité telle qu'un pauvre
bougre aux prises avec la misère devient en quelques années un
des hommes les plus riches de son époque. L'histoire des fortunes
modernes est remplie du récit de la vie de jeunes mendiants qui sont
devenus riches à millions. Mais on parle peu de la ruine des riches
par la perte de leur capital. Pourtant cette perte est la plupart du temps si
rapide qu'elle ne devrait pas échapper même à un examen
superficiel. L'observateur attentif la découvre partout. Il est
très rare que la richesse bourgeoise se maintienne au-delà de
deux ou trois générations dans une même famille, à
moins qu'elle n'ait changé de caractère et qu'elle n'ait
cessé d'être une richesse bourgeoise par son investissement en
biens fonciers(5). Mais alors elle est devenue richesse foncière et
l'on a vu que cette dernière ne renferme pas en elle-même de
facteur d'accroissement.
Les fortunes investies en capital ne sont pas, comme se l'imagine dans sa
naïveté la philosophie économique de l'homme de la rue,
des sources de revenus intarissables. Le capital ne produit pas de fruits;
bien plus, il ne se conserve pas par une sorte de phénomène
naturel et spontané. Les biens concrets dont il est composé
disparaissent dans la production; ils font place à d'autres biens,
finalement à des biens de jouissance dont la valeur doit servir
à reconstituer la valeur du capital lui-même. Mais il n'en peut
être ainsi que si le processus de la production s'est
déroulé favorablement, c'est-à-dire si le rendement a
été supérieur à l'investissement. Et ce processus
favorable est nécessaire non seulement pour permettre au capital de
fournir un profit, mais pour lui permettre de se renouveler. Rendement et
conservation du capital sont toujours le produit d'une spéculation
heureuse. Si la spéculation tourne mal, non seulement le profit
disparaît, mais la substance même du capital est atteinte. Il
faut faire bien attention à la différence qui existe entre les
capitaux et le facteur de production que constitue la nature. Dans
l'exploitation agricole ou forestière, les forces naturelles que
recèle le sol subsistent, même en cas d'échec de
l'exploitation. Celle-ci ne saurait les anéantir. Elles peuvent perdre
leur valeur si la demande se modifie, mais ce n'est pas la production
elle-même qui diminue cette valeur. Il en va tout autrement dans
l'industrie de transformation. Là, la perte peut être totale,
englober à la fois les fruits et l'arbre qui les produit.
Dans la
production, le capital doit être sans cesse l'objet d'une
création nouvelle. Les biens dont il se compose n'ont qu'une
durée limitée. Le capital ne peut se maintenir d'une
façon durable que par sa mise en oeuvre dans la production par la
volonté du propriétaire. Quiconque veut posséder une
fortune constituée par des capitaux doit la gagner à nouveau
chaque jour. Un tel patrimoine n'est pas une source de revenus dont on puisse
longuement jouir dans l'inertie.
Il serait vain d'opposer à ces faits le rendement constant que
produisent de « bons » placements. Car, pour que le
rendement soit constant, il faut précisément que ces placements
soient bons et ce n'est jamais là que le résultat d'une
heureuse spéculation. Des statisticiens ont calculé ce que
serait devenu un sou placé à intérêts
composés à l'époque de Jésus-Christ. Les
résultats auxquels ils sont parvenus sont tellement extraordinaires
qu'on peut se demander comment il se fait que jamais personne n'ait eu la
prévoyance d'assurer par ce moyen l'avenir de sa maison. Mais
indépendamment de toutes les difficultés qui s'opposent au
choix de ce moyen pour parvenir à la richesse, on se heurterait en
tout cas au fait que tout investissement de capital est affecté du
risque d'une perte totale ou partielle. Il en est ainsi non seulement des
investissements de l'entrepreneur, mais encore de ceux du capitaliste qui
prête à l'entrepreneur. Car le sort des capitaux
prêtés est lié lui aussi au sort de l'entreprise. Le
risque qu'ils courent est moindre parce qu'ils bénéficient de
la garantie des capitaux que l'entrepreneur peut posséder en dehors de
son entreprise. Mais les risques du prêteur sont de même nature
que ceux courus par l'entrepreneur. Le bailleur de fonds lui aussi peut
perdre son argent, et en fait il le perd souvent(6).
Il n'existe pas
davantage de placement éternel que de placement sûr pour le
capital. Tout investissement de capital est une spéculation hasardeuse
dont le résultat ne peut être prévu avec certitude.
L'idée même d'un rendement « éternel et
sûr » du capital n'aurait pas pu naître si l'on avait
toujours tiré les conceptions qu'on se fait du placement des capitaux,
de la nature même du capital et de l'entreprise. Une telle conception
s'est formée par assimilation avec la rente sûre de la
propriété foncière et des placements d'État qui
lui sont apparentés. Le droit, en n'admettant pour les placements des
mineurs que les placements fonciers, les hypothèques fondées
sur les biens fondés sur les biens fonciers et les placements
d'État ou d'autres collectivités publiques, a tenu un compte
exact des réalités. Dans l'entreprise capitaliste, il n'y a
aucune certitude de revenu, aucune sécurité pour le capital.
Vouloir constituer un majorat ou un fidéicommis en dehors de l'exploitation
agricole, forestière ou minière, au moyen d'entreprises
capitalistes, serait une absurdité.
Mais si les capitaux
ne s'accroissent pas d'eux-mêmes, si leur simple conservation et
à plus forte raison leur fructification et leur accroissement exigent
l'intervention permanente de spéculations heureuses, il ne peut plus
être question d'une tendance des fortunes à s'accroître
continuellement. Les fortunes ne sauraient s'accroître: on les
accroît(7). Pour ce faire l'activité heureuse de l'entrepreneur
est indispensable. Le capital ne se reproduit, ne porte des fruits, ne
s'accroît qu'aussi longtemps que se font sentir les effets d'un
placement heureux. Mais plus les conditions de l'économie se modifient
rapidement et plus courte est la durée d'un bon placement. Les
investissements nouveaux, les transformations de la production, les
innovations exigent toujours des capacités et des dons que seuls de
rares individus possèdent. Lorsque ces qualités se transmettent
d'une génération à l'autre, les descendants peuvent
réussir à conserver et même à accroître le
patrimoine de leurs parents en dépit du partage successoral. Mais si,
comme c'est le plus souvent le cas, les descendants ne possèdent pas
les qualités que la vie exige d'un entrepreneur, la fortune
héritée s'évanouit rapidement. L'entrepreneur enrichi
qui veut conférer la durée à la fortune de sa famille
cherche pour elle un refuge dans la propriété foncière.
Les descendants des Fugger et des Welser jouissent encore d'une richesse
appréciable; mais il y a longtemps qu'ils ont cessé
d'être des commerçants et qu'ils ont transformé leurs
capitaux en biens fonciers. Ils sont devenus des membres de la noblesse
allemande ne différant en rien des autres familles nobles du Sud de
l'Allemagne. La même évolution s'est produite dans d'autres pays
pour de nombreuses familles de commerçants. Enrichis dans le commerce
et l'industrie, ils ont cessé d'être des négociants et
des entrepreneurs pour devenir de grands propriétaires fonciers dans
le but non pas d'accroître leur patrimoine et d'accumuler sans cesse
des richesses nouvelles, mais simplement de conserver leur fortune et de la
transmettre à leurs enfants et à leurs petits-enfants. Les
familles qui ont procédé autrement ont sombré rapidement
dans l'obscurité de la pauvreté. Seules, quelques rares
familles de banquiers ont pu maintenir leur affaire au-delà d'un
siècle; mais si l'on observe les choses de plus près, on voit
que même dans ce cas l'activité économique des membres de
ces familles s'est bornée le plus souvent à l'administration
des capitaux investis dans la propriété foncière ou
minière. Il n'y a pas d'ancien patrimoine qui ait eu le pouvoir de
s'accroître continuellement.
4. La
théorie de la paupérisation croissante
|
Comme les doctrines socialistes plus anciennes, le marxisme économique
trouve son couronnement dans la théorie de la misère
croissante. À l'accumulation du capital correspond l'accumulation de
la misère. « Le caractère antagoniste de la
production capitaliste » veut « que l'accumulation de
la richesse sur un pôle » ait pour contrepartie
« l'accumulation de la misère, des souffrances du travail,
de l'esclavage, de l'ignorance, des mauvais traitements et de la
dégénérescence morale au pôle
opposé »(8). C'est la théorie de la
paupérisation croissante des masses sous sa forme absolue. Ne
s'appuyant sur rien d'autre que sur les raisonnements alambiqués d'un
système abstrus, cette théorie mérite d'autant moins de
retenir l'attention qu'elle est progressivement passée à
l'arrière-plan dans les écrits des disciples orthodoxes de Marx
et dans les programmes officiels des partis socialistes. Kautsky
lui-même, à l'occasion de la querelle du révisionnisme, a
dû se résigner à admettre que tous les faits tendant
à prouver que dans les pays où précisément
l'évolution capitaliste est le plus poussée la misère
physique est en régression et que le niveau d'existence des classes
laborieuses est supérieur à ce qu'il était il y a
cinquante ans. Si le parti social-démocrate devenu vieux demeure aussi
attaché que dans sa jeunesse à cette théorie, c'est
uniquement pour les besoins de la propagande, en raison de l'effet qu'elle
produit sur les masses.
À la
théorie de l'appauvrissement absolu s'est substituée la
théorie de l'appauvrissement relatif. Elle a été
exposée par Rodbertus. La pauvreté, dit-il, est un concept
social et donc relatif. J'affirme donc que les besoins légitimes de la
classe ouvrière, depuis qu'elle occupe par ailleurs dans la
société une situation plus élevée, sont devenus
beaucoup plus nombreux et qu'il serait tout aussi inexact, aujourd'hui
où elle occupe cette position plus élevée et même
si les salaires étaient demeurés les mêmes, de ne pas
parler d'une aggravation de sa situation matérielle qu'il eût
été inexact de le pas le faire jadis en cas de baisse des
salaires, à l'époque où elle n'occupait pas encore cette
situation(9). Une telle conception est tout à fait conforme
à l'esprit du socialisme d'État qui proclame « la
légitimité » des revendications des travailleurs et
leur assigne « une position plus élevée »
dans l'ordre social.
Les marxistes ont
adopté la doctrine de l'appauvrissement relatif. « Si le
cours de l'évolution est tel que le petit-fils d'une maître
tisserand qui habitait avec son compagnon doit demeurer dans une villa
magnifique comme un château tandis que le petit-fils de son compagnon
doit vivre dans un logement à loyer, qui peut être bien
agréable à la mansarde dont devait se contenter son aïeul
chez le maître tisserand, la différence des conditions sociales
n'en est pas moins devenue infiniment plus considérable. Et le
petit-fils de ce compagnon ressentira d'autant plus la misère
où il sera plongé qu'il pourra mieux se rendre compte des
jouissances qui sont le lot de son employeur. Sa situation est
supérieure à celle de son ancêtre; son niveau de vie est
plus élevé mais si l'on se place au point de vue relatif, sa
position est devenue plus mauvaise. La misère sociale s'est accrue...
Il y a appauvrissement relatif des travailleurs. »(10) Même
en admettant qu'il en soit ainsi, le système capitaliste ne serait
aucunement atteint. Si le capitalisme améliore la situation
économique de tous, peu importe que cette amélioration ne soit
pas la même pour tous. Une forme de société n'est pas
mauvaise parce qu'elle est plus utile à certains individus qu'aux
autres. Si ma situation va sans cesse en s'améliorant, en quoi cela
peut-il me toucher que celle des autres s'améliore, en quoi cela
peut-il me toucher que celle des autres s'améliore encore davantage?
Faut-il détruire la société capitaliste qui permet une
satisfaction sans cesse plus complète des besoins de tous pour la
seule raison que certains deviennent simplement riches tandis que d'autres
deviennent très riches? Aussi est-il inconcevable qu'on puisse
considérer comme « logiquement
irréfutable » qu'« un appauvrissement relatif
des masses... doive aboutir en définitive à une
catastrophe »(11).
Kautsky veut que l'on
interprète la théorie marxiste de l'appauvrissement autrement
que ne sont contraints de le faire les lecteurs non prévenus du Kapital.
« Le mot misère, dit-il, peut signifier
misère physique, mais il peut signifier aussi misère sociale.
Au premier sens, la misère se mesure d'après les besoins
physiologiques des hommes, besoins qui sans doute ne sont pas partout et
toujours les mêmes, mais qui ne présentent pas à beaucoup
près des différences aussi grandes que les besoins sociaux dont
la non-satisfaction entraîne la misère sociale. Si l'on prend le
mot au sens physiologique, la thèse de Marx est sans nul doute
insoutenable. » Mais, pour Kautsky, Marx a eu en vue la
misère sociale(12). Cette interprétation, étant
données la clarté et la brutalité des formules
marxistes, est à la vérité un chef-d'oeuvre de
sophistique. Elle a d'ailleurs été repoussée en
conséquence par les révisionnistes. Si l'on ne considère
pas comme un évangile révélé les paroles de Marx,
peu importe de savoir si la théorie de l'appauvrissement social est
déjà contenue dans le premier volume du Kapital, si
c'est Engels qui l'a formulée, ou si elle est création des
néo-marxistes. La question décisive est seulement de savoir si
elle est soutenable et quelles conséquences elle entraîne.
Kautsky estime que la
croissance de la misère au sens social est « reconnue par
les bourgeois eux-mêmes qui n'ont fait que donner à la chose un
autre nom; ils l'appellent envie...(13) Ce qui importe c'est le fait
que l'opposition croît sans cesse entre les besoins du travailleur
salarié et la possibilité qu'il a de les satisfaire et par
là même entre le salariat et la possibilité qu'il a de
les satisfaire et par là même entre le salariat et le
capital. »(14) Mais l'envie a toujours existé;
ce n'est pas un phénomène nouveau. On peut accorder aussi
qu'elle est plus grande aujourd'hui que jadis; l'aspiration
générale à une amélioration de la situation
économique est précisément un trait
caractéristique de la société capitaliste. Mais on ne
voit pas comment on en peut conclure que la société capitaliste
doive nécessairement faire place à la société
socialiste.
En
réalité, la théorie de l'appauvrissement social relatif
n'est pas autre chose qu'une tentative pour envelopper d'un voile
économique la politique de haine des masses. L'appauvrissement social
ne signifie rien d'autre qu'un accroissement de la jalousie(15), de
l'envie au sens péjoratif du mot. Or, deux des meilleurs connaisseurs
de l'âme humaine, Mandeville et Hume, ont observé que
l'intensité de l'envie dépend de la distance qui sépare
l'envieux de l'envié. Quand cette distance est trop grande, l'envie
n'apparaît plus parce que tout rapprochement devient impossible entre
les situations considérées. Plus l'écart est faible et
plus l'envie est forte(16). Et c'est ainsi qu'on peut conclure du
renforcement des sentiments de haine dans les masses que l'écart entre
les revenus a diminué. L'« envie croissante »
n'est pas, comme le pense Kautsky, une preuve à l'appui de la
théorie de l'appauvrissement relatif; elle montre au contraire que
l'écart économique entre les différentes couches
sociales diminue.
1. Cf.
Michée, 2, 2.
2. Cf. Isaïe, 5, 8.
3. Cf. Schröder, o.c.,
pp. 159 sqq.; Dopsch, o.c., IIe partie, Vienne, 1920, pp. 289, 309
sqq.
4. Cf. Michels, Die
Verlendungstheorie, Leipzig, 1928, pp. 19 sqq.
5. Cf. Hansen, Die
drei Bevölkerungsstufen, Munich, 1889, pp. 181 sqq.
6. Nous avons fait abstraction dans ce
raisonnement des dépréciations monétaires.
7. Considérant cherche à
démontrer la théorie de la concentration des capitaux par une
image empruntée à la mécanique: « Les
capitaux suivent aujourd'hui sans contrepoids la loi de leur propre gravitation;
c'est que, s'attirant en raison de leurs masses, les richesses sociales se
concentrent de plus en plus entre les mains des grands
possesseurs. » Texte cité par Tugan-Baranowsky, Der
moderne Sozialismus in seiner geschichtlichen Entwicklung, p. 62. –
C'est là jouer sur les mots, et rien de plus.
8. Cf. Marx, Das
Kapital, t. I, p. 611.
9. Cf. Rodbertus, Erster
Sozialer Brief an v. Kirschmann (Éd. par Zeller, Zur
Erkenntnis unserer staatwirtschaftslischen Zustände, 2e éd.,
Berlin, 1885, p. 273. Remarque).
10. Cf. Hermann Mueller, Karl
Marx und die Gewerkschaften, Berlin, 1918, pp. 82 sqq.
11. Comme l'a fait Ballod, Der
Zukunftstaat, 2e éd., Stuttgart, 1919, p.
12.
12. Cf. Kautsky, Bernstein
und das sozialdemokratische Programm, p. 116.
13. N. d. T. Le mot envie est employé ici
dans le sens de désir d'améliorer sans cesse sa situation.
14. Cf. Kautsky, Ibid.,
p. 120.
15. Cf. les passages de Weitling cités
par Sombart (Der proletarische Sozialismus, Iéna, 1924, tome I,
p. 106.)
16. Cf Hume, A
treatise of human nature (Philosophical works, éd. par Green and
Grose, Londres, 1874, tome II, pp. 162 sqq); Mandeville, Bienenfabel,
éd. par par Bobertag, Munich, 1914, p. 123; – Schatz (L'individualisme
économique et social, Paris, 1907, p. 73. Remarque II) voit
là « une idée fondamentale pour comprendre bien les
antagonismes sociaux ».
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Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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