|
Le
QL étant devenu le centre nerveux du mouvement libertarien au Québec (et, de plus en plus comme
on peut le constater dans ce numéro, en Europe francophone aussi!), on
me demande régulièrement pourquoi il n'existe pas encore de
parti libertarien dans la province et quand notre
groupe a l'intention d'en fonder un pour tenter de mettre en application nos
idées sur le plan politique.
Je
réponds habituellement que pour le moment, nous sommes trop peu
nombreux à vraiment comprendre et partager ces idées et qu'il
est important de bien les faire connaître et les diffuser avant de
passer à un autre niveau d'organisation. Entre-temps, ceux qui veulent
militer peuvent toujours joindre les partis en place qui défendent
quelques principes libéraux, mêmes très dilués,
tels l'Alliance canadienne, le Parti libéral du Québec ou
l'Action démocratique du Québec.
Il y a toutefois des objections plus importantes à l'implication
politique qui tiennent à la nature même de la philosophie libertarienne. Comme je l'expliquais dans un
précédent éditorial (voir CORRUPTION POLITIQUE: LE
PROBLÈME, C'EST LA DÉMOCRATIE, le QL, no 101), le
critère de jugement ultime dans un système démocratique
est l'accord de la majorité. C'est un système essentiellement
collectiviste qui s'accommode de toute politique, dans la mesure où
une majorité y souscrit. Si des sondages d'opinion indiquent qu'une
majorité appuie tel ou tel type d'intervention du gouvernement, une
loi finira bien par les satisfaire, bien que cela contredise la constitution
ou brime les droits d'une partie de la population. Les constitutions, qui
servent théoriquement à limiter le pouvoir des gouvernements et
à garantir les droits et libertés des individus quelles que
soient les volontés du gouvernement en place ou d'une majorité
temporaire, sont devenus des documents flexibles, interprétés
selon les modes du jour, c'est-à-dire le contraire de ce qu'elles sont
censées être.
C'est pourquoi de nombreux libertariens poussent leur
raisonnement jusqu'au bout et souhaite l'abolition même de
l'État. Ils refusent de légitimer le système
démocratique en allant voter. Ils ne croient pas non plus qu'un
gouvernement minimal, s'occupant exclusivement de défense, justice, et
police – si on arrivait à le réduire à cette
taille – pourrait rester minimal bien longtemps. La logique
démocratique pousserait ses dirigeants à tenter de garder le
pouvoir, ou des opposants à tenter de l'obtenir, en «
achetant » des votes et en jouant le jeu du clientélisme.
Historiquement, c'est de cette façon que le gouvernement
américain, un gouvernement minimal après la révolution,
est devenu le Léviathan qu'il est aujourd'hui, même si la
constitution proscrit la majeure partie de ce qu'il fait.
Diluer
ses idées pour régner
Non
seulement – c'est une évidence pour les libertariens
– le pouvoir corrompt-il ceux qui l'exercent, mais la logique de
compétition démocratique corrompt inévitablement ceux qui
militent pour des idées. Lorsqu'on s'implique en politique (je l'ai
fait intensivement pendant deux ans), il faut investir
énormément de temps et d'efforts pour arriver à avoir
une influence. On peut s'amuser et développer des relations amicales
très gratifiantes en politique; mais même si la victoire ultime
n'est pas la seule chose qui compte, la perspective de l'atteindre un jour
est essentielle. Et pour avoir espoir de l'atteindre, il faut arriver
à... convaincre une majorité.
Plus un parti a une chance d'atteindre le pouvoir, moins il aura tendance
à mettre de l'avant des idées et positions qui rebutent
à l'opinion majoritaire – ou à l'opinion dominante telle
que définie par les élites en place, qui peuvent filtrer
l'information et répandre un point de vue « politiquement
correct ». Inversement, plus il aura tendance à
diluer ses positions les plus radicales ou qui font l'objet de
controverse.
Ainsi, le Parti libéral du Québec s'était opposé,
il y a 18 mois, à une augmentation du salaire minimum proposée
par le gouvernement péquiste. Le salaire minimum est une aberration
économique qui fait plus de tort aux travailleurs pauvres qu'il ne les
aide (voir IL FAUT ABOLIR LE SALAIRE MINIMUM, le QL, no 50) et tout «
libéral » devrait s'y opposer par principe. Le PLQ n'est
toutefois pas un parti de principe, mais un parti de guidounes
centristes dont le seul but est de gagner le pouvoir (voir LES GUIDOUNES DU
PSDLQ, le QL, no
47). Et à l'approche des élections, on ne doit pas
s'étonner si ce parti a finalement donné son appui à une
nouvelle hausse du salaire minimum annoncée au début de mai.
Pourquoi s'aliéner des milliers d'électeurs, soulever l'ire des
syndicats et autres lobbys de parasites?
Le chef de l'Action démocratique, parti qui a le vent dans les voiles
depuis l'élection du 2e député de sa courte histoire il
y a quelques semaines, sent lui aussi le besoin de modérer son
discours pour ne pas perdre son momentum. Oui,
affirmait-il récemment dans une entrevue au Soleil, «
Nous faisons partie d'un courant qui vise à encourager la
liberté de choix des gens, la liberté d'entreprise et le rejet
de la conception voulant que l'État soit le remède de tous les maux.
» Mais attention, nous ne sommes pas si radicaux! «
On n'a jamais dit que l'on allait mettre la hache dans le secteur
public. Ça ne sera pas le carnage avec l'ADQ »,
a-t-il précisé. Même bémol concernant son
engagement d'abolir la sécurité d'emploi des fonctionnaires. «
On ne dit pas que ça n'existera plus, l'emploi à vie
dans le secteur public. On dit plutôt que ça ne sera plus la norme.
» Un sondage indiquait récemment que l'électorat adéquiste était plus à gauche que le
programme du parti. On peut donc s'attendre à ce que ce recentrage se
poursuive.
Il existe bien sûr des partis, de gauche ou de droite, qui maintiennent
le cap en continuant à défendre des idées plutôt
radicales. Mais ou bien ils sont marginaux et vont sans doute le rester s'ils
maintiennent leur pureté idéologique, ou bien il s'agit de
partis dit de protestation, qui connaissent une flambée de
popularité en mettant de l'avant une préoccupation
ignorée par le gouvernement et les principaux partis. C'est le cas de
la question de l'immigration en Europe par exemple. Ces partis populistes
sont souvent construits autour de la personnalité d'un chef
charismatique, ont des programmes totalement incohérents, et disparaissent
rapidement dès que la préoccupation qui les a portés
cesse d'être aussi urgente.
Les
libertariens et la politique
Le libertarien non seulement ne croit pas à
la politique démocratique parce qu'il s'agit d'un système
collectiviste, et donc immoral, mais il n'a pratiquement aucune chance d'y
exceller s'il veut s'en servir pour l'abolir. Le Parti libertarien
américain, le 3e en importance après le Parti démocrate
et le Parti républicain, reste marginal et obtient rarement plus de 1%
des voix. La philosophie libertarienne va en effet
totalement à l'encontre de la logique du clientélisme
démocratique. Un libertarien cohérent
ne peut tout simplement pas jouer le jeu des autres politiciens
étatistes et répondre par des promesses d'intervenir pour
régler tous les problèmes du monde. Devant les demandes d'un
groupe de pression, le libertarien ne peut que
dire: débrouillez-vous de façon responsable, je ne peux pas
appuyer une solution qui implique de soutirer l'argent des contribuables pour
vous aider. Dans un société fondée sur le libre
marché et la coopération volontaire – c'est-à-dire
l'absence de coercition étatique – votre problème finira
pas se régler à la plus grande satisfaction de tous, s'il s'agit
d'un véritable problème. Si vous n'êtes que des
parasites, vous ne méritez pas d'être aidés.
Un tel discours pourrait sans doute rejoindre les sentiments d'un bon nombre
de citoyens ordinaires tannés de payer des taxes, mais voilà,
la logique de l'action collective fait en sorte que ces citoyens ordinaires
surtaxés ont tendance à ne pas s'organiser parce qu'ils ont peu
d'intérêts précis à défendre en commun et
qu'il serait trop compliqué de le faire; au contraire, des groupes
bien définis qui défendent des intérêts bien
précis, tels les syndicats, les fermiers, les homosexuels, ou les
bénéficiaires de logements sociaux, peuvent s'organiser
beaucoup plus facilement et concentrer leur action sur des objectifs
concrets. C'est pourquoi la politique ignore systématiquement le
payeur de taxes ordinaire et que ses enjeux sont ceux de groupes de pression
qui s'affrontent.
Qui plus est, la plupart des gens s'intéressent peu – avec
raison – à la politique, y investissent peu d'effort
intellectuel, n'y comprennent par conséquent pas grand-chose et ont des
positions confuses et contradictoires lorsqu'ils doivent s'exprimer ou faire
des choix. Ils veulent par exemple payer moins d'impôt mais souhaitent
des dépenses accrues dans des domaines qui leur tiennent à coeur. Ils veulent une libéralisation de la politique
des drogues, mais aussi un contrôle des prix de l'essence. Ils veulent
un système de santé public et gratuit, mais voudraient qu'on
élimine la bureaucratie et les files d'attente. Les étatistes
de gauche, de droite ou de centre peuvent toujours rejoindre certains groupes
de pression et une grande partie des électeurs en défendant
l'une ou l'autre de ces préoccupations et en refusant de trop se
commettre sur les autres; le libertarien, lui, en
rejetant toute solution fondée sur une intervention de l'État,
s'aliène à peu près tout le monde, sauf ceux qui
partagent sa philosophie libertarienne dans toute
sa cohérence.
Ajoutons enfin qu'il est loin d'être évident que les libertariens eux-mêmes pourraient s'entendre
parfaitement sur les objectifs et la stratégie à suivre s'ils
s'organisaient en parti. Ce parti prônerait-il un État minimal
ou l'abolition de l'État? Comment attirer des milliers
d'électeurs favorables à certaines de ses positions, mais qui
ne comprennent pas l'importance de la libéralisation du port d'arme et
sont horrifiés par une telle politique? Quels compromis devrait-il
faire sur le plan du discours ou de l'image pour devenir acceptable? Les libertariens ne s'entendent pas là-dessus. Le
Parti libertarien des États-Unis est, depuis
ses débuts, déchiré par des dissensions de ce type. Un
parti libertarien qui perd tout le temps, qui
s'entre-déchire, ou qui joue le jeu démocratique et dilue ses
principes pour gagner des votes, ne fait pas avancer la cause libertarienne mais la discrédite.
Faire
avancer les idées
Que
peut-on faire alors? Même si l'implication politique semble être
une perte de temps et d'énergie, il y a quelque chose à faire
de beaucoup plus crucial: s'organiser pour faire avancer les idées libertariennes.
Les sociétés occidentales correspondent à peu
près aujourd'hui au système que les penseurs socialistes
imaginaient au 19e siècle – sans l'efficacité et le
bonheur universel évidemment. Un État qui confisque la
moitié du revenu, des services publics couvrant presque tous les
aspects de la vie des individus, une planification étatique de
l'économie, etc. Tout ceci n'est pourtant pas arrivé d'un seul coup.
Le socialisme s'est d'abord répandu parmi des groupes radicaux, puis
au sein des couches intellectuelles, puis chez les professionnels et les
ouvriers organisés, etc. Comme l'a bien expliqué Friedrich
Hayek dans La route de la servitude, un peu d'intervention
étatique crée des problèmes qui mènent
inévitablement à d'autres interventions étatiques, et
ainsi de suite. La logique démocratique aidant, voilà où
nous en sommes rendus.
Ce qu'il faut, c'est adopter la stratégie des idéologues
gauchistes mais pour faire le chemin inverse: dans tous les domaines, de
façon systématique, montrer la faillite de l'étatisme,
expliquer que l'intervention des gouvernements est néfaste et que seul
le libre marché et la coopération volontaire sont non seulement
moralement justifiés, mais permettent de résoudre efficacement
les problèmes. S'il est relativement difficile de faire accepter la
philosophie libertarienne dans toute sa
cohérence (et ce, malgré sa simplicité), il est
possible, et même assez facile, de discréditer l'étatisme
dans tous les domaines. Il suffit pour cela de soulever les innombrables
exemples concrets de la faillite intellectuelle, morale, économique et
sociale des gouvernements, comme nous le faisons dans chaque numéro du
QL.
Mais le QL, malgré tout son dynamisme, n'est pas suffisant. Il
nous faut d'autres webzines, des think
tanks, des amis dans les médias, les universités, des
conférences et des livres facilement disponibles, des cercles de
discussion et des camps de formation, des groupes de pression aussi pour
faire concurrence à tous les groupes de parasites. Le mouvement libertarien aura beaucoup plus d'impact sur la politique
s'il reste en dehors de celle-ci et l'investit intellectuellement que s'il
tente d'y participer directement.
C'est d'ailleurs ce qui est en train de se produire, à des
degrés divers, dans plusieurs pays. Une culture intellectuelle libertarienne se forme graduellement depuis quelques
décennies et a pris une ampleur considérable depuis
l'arrivée d'Internet. Des réseaux se tissent à
l'échelle internationale. Les étudiants intellectuellement
curieux ne sont plus à la merci de leurs professeurs marxistes et de
journalistes ignorants et complaisants, mais peuvent découvrir une
nouvelle vision du monde excitante sur Internet.
Allez lire les magazines des socialistes et autres collectivistes: vous y
trouverez des gens déprimés, des victimes impuissantes, des
paumés qui se découragent de la faiblesse de leur mouvement et
qui reconnaissent eux-mêmes la vacuité intellectuelle de son
discours. Pendant que les étatistes se morfondent sur leurs multiples
échecs et se complaisent à répéter les
mêmes litanies, la philosophie libertarienne
s'approprie au contraire chaque années de nouveaux domaines
d'étude et s'infiltre dans de nouveaux milieux.
La politique est un investissement très risqué et à
court terme; l'activisme et le combat intellectuel sont des investissements
beaucoup plus sûrs et à plus long terme. Gagner des esprits est
plus important que gagner des votes. À court terme, les États
vont sans doute continuer à grossir. À plus long terme
toutefois, la liberté ne peut que triompher. Les systèmes
collectivistes ne peuvent pas fonctionner très longtemps et finissent
par s'effondrer, comme ce fut le cas de l'expérience politique la plus
meurtrière du 20e siècle, l'Union soviétique. On ne peut
pas savoir exactement si cela arrivera rapidement ou dans quelques
décennies, subitement ou graduellement. Mais on peut
accélérer le processus et préparer le terrain pour ce
qui viendra après. Et, entre-temps, s'amuser et jouir de la
liberté, même limitée, que nous avons.
Martin Masse
Le Quebecois Libre
Martin Masse est
né à Joliette en 1965. Il est diplômé de
l'Université McGill en science politique et en études
est-asiatiques. Il a lancé le cybermagazine libertarien
Le Québécois Libre
en février 1998. Il a été directeur des publications
à l’Institut économique de Montréal de 2000
à 2007. Il a traduit en 2003 le best-seller international de Johan Norberg, Plaidoyer
pour la mondialisation capitaliste, publié au Québec par
l'Institut économique de Montréal avec les Éditions
St-Martin et chez Plon en France.
Les vues présentées par l’auteur sont les siennes
et peuvent évoluer sans qu’il soit nécessaire de faire
une mise à jour. Les
articles présentés ne constituent en rien une invitation
à réaliser un quelconque investissement. L’auteur, 24hGold ainsi que
toutes parties qui leur seraient directement ou indirectement liées
peuvent, ou non, et à tout instant, investir ou vendre dans tous les
actifs présentés dans ces colonnes. Tous droits
réservés.
|
|