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L'idéal socialiste perd de plus en plus de partisans. Les
études économiques et sociologiques poussées
auxquelles on s'est livré sur les problèmes du socialisme, et
qui ont démontré le caractère irréalisable des
idées socialistes, n'ont pas manqué d'impressionner. Les
échecs par lesquels se sont soldées les expériences
socialistes ont déconcerté jusqu'aux plus enthousiastes. On
recommence petit à petit à comprendre que la société
ne peut pas se passer de la propriété individuelle. Pourtant
les attaques dont le système de la propriété
privée des moyens de production a été l'objet pendant
des décennies ont laissé une telle prévention à
l'égard de l'ordre social capitaliste que l'on ne peut se
décider à admettre ouvertement, bien que l'on reconnaisse l'insuffisance
et le caractère irréalisable du socialisme, qu'il faut
revenir aux idées libérales sur le problème de la
propriété.
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On admet
certes que la propriété collective des moyens de production, le
socialisme, est absolument irréalisable du moins présentement,
mais on déclare d'autre part que la propriété
individuelle sans limite des moyens de production nuit aussi à la
société. Aussi veut-on créer une troisième chose,
un état social qui se situerait à mi-chemin entre la
propriété individuelle des moyens de production et la
propriété collective de ces mêmes moyens. On veut laisser
subsister la propriété individuelle des moyens de production,
mais on veut réglementer, contrôler et diriger l'action des propriétaires
des moyens de production – les décisions des entrepreneurs,
capitalistes et propriétaires fonciers – par des ordres et des
interdictions des pouvoirs publics. On crée ainsi l'image
idéale d'une circulation réglementée, d'un capitalisme
limité par des règles administratives, d'une
propriété individuelle que les interventions des pouvoirs
publics dépouillent de ses traits accessoires prétendument
nuisibles.
On perçoit mieux le sens et l'essence de ce système en se
représentant, par quelques exemples, les effets que ne manquent pas
d'avoir les interventions des pouvoirs publics. Les interventions
décisives dont il s'agit visent à fixer les prix des
marchandises et des services autrement que ne le ferait le marché sans
entrave.
Dans le niveau des prix qui
s'établit sur le marché libre, ou qui s'établirait si
les pouvoirs publics n'interdisaient pas la libre formation des prix, les
coûts de production sont couverts par le produit des ventes. Que les
autorités exigent un prix moindre, et le produit de la vente est inférieur
aux coûts. Les commerçants et fabricants s'abstiendront donc de
vendre (à moins qu'il ne s'agisse de marchandises subissant, du fait
de leur stockage, une rapide dévalorisation), dans l'espoir de voir
revenir les pouvoirs publics sur leur décision. Si ces derniers ne veulent
pas que leur décision ait pour résultat de voir les
marchandises en question disparaître de la circulation, ils ne peuvent
se limiter à fixer les prix; il leur faut en même temps
décider que tous les stocks existants seront vendus au prix prescrit. Mais cela non plus ne suffit pas. Au prix de
marché idéal, l'offre et la demande auraient
coïncidé. Mais par suite de la fixation du prix à un
niveau moindre par une décision des pouvoirs publics, la demande a
augmenté tandis que l'offre est restée la même. Les
stocks existants ne suffisent pas pour donner satisfaction à tous ceux
qui sont prêts à payer le prix prescrit. Une partie de la
demande ne sera pas satisfaite. Le mécanisme du marché, qui,
normalement, par des modifications du niveau des prix, fait coïncider
l'offre et la demande, ne joue plus. Les personnes qui seraient prêtes
à payer le prix prescrit par les pouvoirs publics doivent quitter le
marché bredouilles. Ceux qui étaient sur place les premiers ou
qui savent profiter de leurs relations personnelles avec les vendeurs ont
déjà acquis tout le stock, et les autres en seront pour leurs
frais. Si les pouvoirs publics veulent éviter cette conséquence
de leur intervention (contraire à leurs intentions) il leur faut
ajouter, à la taxation des prix et à l'obligation de vendre, le
rationnement. Des instructions autoritaires déterminent la
quantité de marchandises qui doit être cédée au
prix prescrit à chaque intéressé.
Pourtant, une fois épuisés les stocks existant au moment de
l'intervention des pouvoirs publics, un problème autrement difficile
se pose. Du fait que la fabrication n'est plus rentable au prix de vente
imposé par les pouvoirs publics, elle se limite ou s'arrête. Si
les pouvoirs publics désirent que la fabrication continue, il leur
faut obliger les producteurs à fabriquer; et il leur faut, dans ce
dessein, fixer aussi le prix des matières premières, des
produits intermédiaires et des salaires. Mais ces décisions ne
doivent pas se cantonner uniquement à une ou à quelques
branches de la production que l'on veut régler parce que l'on
considère leurs produits comme particulièrement importants.
Elles doivent embrasser toutes les branches de la production,
réglementer les prix de toutes les marchandises et de chaque salaire,
la conduite de tous les entrepreneurs, capitalistes, propriétaires
fonciers et travailleurs. Si quelques branches échappaient à
ces mesures, elles verraient affluer vers elles le capital et la
main-d'oeuvre, et le but que voulaient atteindre les pouvoirs publics par leur
première intervention serait manqué. Ce qu'ils veulent
pourtant, c'est que précisément la branche de production qu'ils
ont dotée d'une réglementation spéciale en raison de
l'importance qu'ils attachent à ses produits, soit suffisamment
pourvue. Il va à l'encontre des intentions de ces pouvoirs publics que
cette branche – à la suite précisément de
l'intervention – soit délaissée.
On voit donc clairement ceci: l'intervention tentée par les pouvoirs
publics dans les rouages de l'ordre social reposant sur la
propriété individuelle des moyens de production manque le but
que se proposaient ses auteurs; elle est – dans le sens où
l'entendaient ses auteurs – non seulement inutile mais contraire au but
qu'ils se proposaient, puisque le « mal » qu'elle devait
combattre s'accroît encore puissamment. Avant que les prix taxés
ne soient promulgués, les marchandises – de l'avis des pouvoirs
publics – étaient trop chères; elles disparaissent
maintenant du marché. Ce n'était cependant pas l'intention des
pouvoirs publics, qui voulaient rendre les marchandises accessibles au
consommateur à un prix moindre. Tout au contraire: la pénurie,
l'impossibilité de se procurer des marchandises, doit leur
apparaître comme le pire des maux. En ce sens on peut dire de l'intervention
des autorités qu'elle est absurde et qu'elle manque son but, et du
système de politique économique qui veut oeuvrer à
l'aide de telles interventions qu'il est irréalisable et impensable,
qu'il contredit la logique économique.
Si les pouvoirs publics ne veulent pas remettre les choses en ordre en
renonçant à leur intervention et en abolissant la taxation des
prix, ils devront faire suivre ce premier pas d'autres. À l'ordre
donné de n'appliquer aucun prix qui soit supérieur à
celui prescrit doivent s'ajouter non seulement l'ordre de vendre les stocks
et le rationnement mais encore la taxation des prix pour les biens d'un ordre
plus élevé et pour les salaires, et enfin le travail
forcé pour les entrepreneurs et les ouvriers. Et ces prescriptions ne
doivent pas se limiter à une ou à quelques rares branches de la
production, mais embrasser toutes les branches. Il n'est d'autre choix que
celui-ci: ou bien s'abstenir d'intervenir dans le jeu du marché, ou
bien confier aux autorités l'ensemble de la direction et de la
distribution. Ou bien le capitalisme, ou bien le socialisme; il n'existe pas
de système intermédiaire.
Le mécanisme du phénomène que nous venons de
décrire est familier à tous ceux qui ont vécu les
tentatives faites par les gouvernements pendant la guerre et pendant
l'inflation de bloquer autoritairement les prix. Chacun sait aujourd'hui que
la taxation autoritaire des prix n'a eu d'autre résultat que de faire
disparaître du marché les marchandises faisant l'objet de cette
mesure. Partout où des mesures autoritaires ont été
prises à l'égard des prix, le résultat a
été le même. Lorsque par exemple les pouvoirs publics
limitent le prix des loyers d'habitation, la pénurie des logements se
fait aussitôt sentir. Le parti social-démocrate autrichien a
pratiquement supprimé les loyers. Ce qui eut pour conséquence,
dans la ville de Vienne par exemple, bien que la population ait
considérablement diminué depuis le début de la guerre et
que plusieurs milliers de nouveaux appartements aient été
construits dans l'intervalle par la municipalité, que des milliers de
personnes ne pouvaient trouver de logis.
Prenons un deuxième exemple, le salaire minimum ou les taux de
salaire.
Si les rapports entre entrepreneurs et travailleurs ne sont pas
influencés par des mesures législatives ou par les pressions
syndicalistes, le salaire payé par l'entrepreneur pour chaque
catégorie de travail correspond exactement à la plus-value que
subissent, par ce travail, les produits en formation. Le salaire ne peut
être supérieur à cette plus-value, car l'entrepreneur n'y
trouverait pas son compte et serait obligé de suspendre une production
qui ne « paie » pas. Il ne peut pas non plus être inférieur
à cette plus-value, vu qu'il orienterait les travailleurs vers
d'autres branches mieux rétribuées et forcerait les
entrepreneurs à arrêter leur production en raison d'une
pénurie de main-d'oeuvre.
Il existe donc toujours dans une économie nationale un taux de salaire
tel que chaque travailleur trouve à s'employer et chaque employeur
trouve la main-d'oeuvre désirée lorsqu'il veut commencer une
entreprise rentable à un tel taux. Les économistes ont coutume
d'appeler ce taux le salaire statique ou naturel. Il monte lorsque, toutes
choses restant égales par ailleurs, le nombre des travailleurs
diminue; il baisse lorsque, toutes choses restant égales par ailleurs,
la quantité disponible de capital pour laquelle on cherche une
utilisation diminue. Il faut à cet égard observer qu'il n'est
pas tout à fait exact de parler simplement de « salaire »
et de « travail ». Le rendement du travail est très
différent en qualité et en quantité (calculée par
unité de temps) et il en est de même pour le salaire.
Si l'économie ne quittait jamais l'état stationnaire, il n'y
aurait pas de chômeurs, pour autant que le marché du travail ne
subisse aucune des entraves qui sont le fait des interventions
gouvernementales et de la pression des syndicats. Pourtant l'état
stationnaire n'est en soi qu'un expédient de notre théorie
économique. Notre esprit en a besoin pour se représenter par
contraste les phénomènes qui se déroulent dans
l'économie qui nous entoure dans la réalité et dans
laquelle nous vivons. La vie – heureusement – n'est jamais au
repos. Il n'y a jamais de stagnation économique, mais des
modifications incessantes, du mouvement, du nouveau. Il y a par
conséquent toujours des branches de production qui sont
délaissées ou limitées parce que les consommateurs se
sont détournés de leurs produits, et des branches qui
s'élargissent ou même se transforment entièrement.
À ne considérer que les dernières décennies, nous
pouvons dénombrer bien des industries qui ont fait leur apparition:
celles de l'automobile, de l'aviation, du cinéma, des fibres
artificielles, de l'électronique. Ces branches d'industrie emploient
aujourd'hui des millions de travailleurs qu'elles n'ont puisés que
partiellement dans l'accroissement de la population; une partie est venue des
branches de production qui se sont réduites et plus encore de celles
qui peuvent, grâce à l'amélioration des techniques,
maintenir leur production avec moins d'ouvriers.
Il peut parfois advenir que les changements qui se produisent dans les
conditions des différentes branches de production se déroulent
si lentement qu'aucun travailleur n'est obligé de changer d'emploi et
de s'adonner à une nouvelle activité; seuls les jeunes qui
arrivent à l'âge de choisir un métier se tournent
davantage vers les branches en expansion. Mais en général, dans
l'ordre social capitaliste qui progresse rapidement et élève le
niveau de vie des hommes, le progrès va beaucoup plus vite pour qu'il
puisse dispenser l'individu de la nécessité de s'y adapter.
Lorsque, il y a deux cents ans ou plus, un jeune garçon apprenait un
métier, il pouvait compter l'exercer sa vie durant tel qu'il l'avait
appris sans que son conservatisme puisse lui causer un préjudice.
L'ouvrier lui-même doit s'adapter aux conditions changeantes, apprendre
du nouveau ou changer de méthodes. Il lui faut quitter une branche qui
ne nécessite plus le même nombre de travailleurs pour se tourner
vers une nouvelle venue ou qui a besoin de plus de bras qu'avant. Mais
même en restant dans son ancienne branche, il lui faut, si les
circonstances l'exigent, apprendre du nouveau.
Tout ceci atteint le travailleur sous forme de modification des salaires.
Lorsqu'une branche emploie relativement trop de travailleurs, cela donne lieu
à des licenciements, et les licenciés ne retrouvent pas
facilement à s'employer dans la même branche. La pression qu'ils
exercent sur le marché du travail influe sur les salaires de cette
branche. Et ceci oblige les travailleurs à chercher à
s'employer dans les branches de production désireuses d'embaucher
davantage et, par conséquent, prêtes à payer des salaires
plus élevés.
On voit ainsi clairement ce qui peut arriver lorsqu'on satisfait le
travailleur dans son désir de travailler, et d'avoir un salaire
élevé. De façon générale, on ne peut, sans
déclencher certains effets accessoires que ne peuvent souhaiter les
travailleurs, faire monter les salaires au-delà du niveau qui serait
le leur sur un marché aucunement entravé par les interventions
des pouvoirs publics ou d'autres instances sociales. On peut, dans une
branche de production particulière ou dans un pays particulier, faire
monter le salaire en interdisant l'arrivée en renfort de travailleurs
venant d'autres branches ou de l'étranger. De telles augmentations de
salaires se font aux dépens des travailleurs dont le renfort est
écarté. Leur salaire est plus bas que celui qu'ils pourraient
obtenir si l'on n'entravait pas leur libre circulation. L'amélioration
des salaires des uns se fait donc aux dépens des autres. Seuls peuvent
se servir de cette politique tendant à paralyser la libre circulation
des travailleurs, les ouvriers des pays et des branches de production qui
souffrent d'une pénurie de main-d'oeuvre. Dans une branche ou dans un
pays où tel n'est pas le cas, une seule chose peut élever les
salaires, un accroissement de la productivité générale,
par l'augmentation du capital disponible ou par l'amélioration des
techniques de production.
Mais lorsque le gouvernement promulgue une loi fixant des salaires minima
au-dessus du niveau du salaire statique ou naturel, les entrepreneurs
s'aperçoivent nécessairement qu'ils ne peuvent plus mener
à bonne fin certaines affaires qui furent encore rentables à un
niveau des salaires plus bas. Ils limitent par conséquent la
production et licencient du personnel. La conséquence d'une
augmentation artificielle des salaires, c'est-à-dire d'une
augmentation venant de l'extérieur sur le marché, se traduit
donc par un accroissement du chômage. Il est vrai qu'en
général de telles tentatives pour fixer légalement le
salaire minimum ne revêtent pas aujourd'hui une grande ampleur.
Pourtant, la puissance qu'acquièrent les syndicats leur a permis de
fixer pour les salaires un minimum. Que les travailleurs s'unissent au sein
d'associations afin d'établir un dialogue avec les entrepreneurs, c'est
un fait qui en soi n'est pas de nature à provoquer des perturbations
dans le déroulement des phénomènes du marché. Le
fait que les travailleurs revendiquent avec succès le droit de rompre
sans autre forme de procès des contrats auxquels ils ont consenti et
qu'ils arrêtent le travail, n'entraînerait pas non plus une
perturbation du marché du travail. Ce qui crée une nouvelle
situation sur le marché du travail, c'est le fait, pour la plupart des
pays européens industrialisés, que les grèves et le
nombre important des membres des syndicats de travailleurs ne sont pas
concevables sans la contrainte. Comme les travailleurs
organisés en syndicats refusent l'admission au travail des
travailleurs non organisés, et comme ils empêchent de vive force
que, en cas de grève, d'autres prennent la place des grévistes,
les revendications salariales qu'ils présentent aux entrepreneurs
agissent de la même façon que le ferait une loi gouvernementale
sur les salaires minima. Car l'entrepreneur est contraint, s'il ne veut pas
arrêter toute l'exploitation, de se plier aux exigences du syndicat. Il
lui faut payer des salaires tels que le montant de la production doit
être limité, le produit fabriqué à des coûts
élevés ne trouvant pas à s'écouler dans la
même mesure que le produit fabriqué à moindre coût.
C'est ainsi que le salaire plus élevé qui est le
résultat des pressions exercées par les syndicats cause du
chômage.
L'étendue et la
durée du chômage né de cette situation sont tout autres
que celle du chômage qui provient des déplacements continuels
dans la demande de main-d'oeuvre. Le chômage qui ne résulte que
des progrès qui conditionnent le développement industriel ne
peut ni prendre une grande envergure ni devenir une institution durable. Les
ouvriers devenant excédentaires dans une branche trouveront
bientôt à s'employer dans une branche nouvelle ou en extension.
En cas de libre circulation des travailleurs et lorsque le passage d'un
métier à un autre n'est pas entravé par des obstacles
légaux ou autres, l'adaptation aux nouvelles conditions se fait sans
trop de difficultés et assez vite. On peut d'ailleurs contribuer
à réduire davantage encore l'importance de ce chômage par
un développement des bureaux de placement.
Cependant le
chômage qui résulte de l'intervention sur le marché du
travail de facteurs contraignants n'est pas un mécanise qui, alternativement,
apparaît et disparaît. Il dure irrémédiablement
aussi longtemps que subsiste la cause qui l'a engendré,
c'est-à-dire aussi longtemps que la loi ou la contrainte du syndicat
empêche que le salaire soit ramené, par la pression des
chômeurs cherchant un emploi, au niveau auquel il se serait
établi s'il n'y avait pas eu d'intervention de la part du gouvernement
ou des syndicats, au taux qui finalement permet à tous ceux qui
cherchent du travail d'en trouver.
Des indemnités
de chômage allouées aux chômeurs par le gouvernement ou
les syndicats ne font qu'aggraver le mal. En cas de chômage
résultant de modifications dynamiques de l'économie, les
allocations de chômage n'ont pour conséquence que de retarder
l'adaptation des ouvriers aux nouvelles conditions. Le chômeur
allocataire ne s'estime pas dans la nécessité de s'orienter
vers un nouveau métier lorsqu'il ne trouve plus à s'employer
dans l'ancien; il laisse du moins passer plus de temps avant de se décider
à prendre un autre métier ou à changer de lieu de
travail ou encore à rabaisser ses exigences au taux de salaire auquel
il pourrait trouver du travail. A moins que les allocations de chômage
ne soient par trop réduites, on peut oser l'affirmation que le
chômage ne peut pas disparaître tant qu'existent ces allocations.
Mais en cas de
chômage provoqué par l'élévation artificielle du
niveau des salaires (à la suite de l'intervention du gouvernement ou
de l'appareil coercitif des syndicats, toléré par le
gouvernement), la question est de savoir qui, des travailleurs ou des
entrepreneurs, doit en supporter le fardeau. Ce n'est jamais l'État,
le gouvernement, la commune, car ceux-ci s'en déchargent ou sur
l'entrepreneur ou sur le travailleur ou le font partager à chacun
d'eux. Si ce fardeau est imputé aux travailleurs, ils perdent le fruit
de l'augmentation artificielle des salaires; il se peut même que ce
fardeau devienne plus lourd que ce que rapporte cette augmentation
artificielle. On peut imposer à l'entrepreneur la charge des indemnités
de chômage en lui faisant payer une taxe pour les besoins de ces
indemnités, proportionnelle au total des salaires qu'il distribue.
Dans ce cas l'allocation de chômage a pour effet d'élever le
coût de la main-d'oeuvre, à l'instar d'une augmentation de
salaire au-delà du niveau statique. La rentabilité de l'emploi
de la main-d'oeuvre se réduit d'autant, en même temps que
diminue le nombre d'ouvriers qui peuvent être employés de
façon rentable. Le chômage ne fait donc qu'augmenter en une
spirale sans fin. Mais on peut encore mettre les allocations de chômage
à la charge des entrepreneurs en les imposant, quel que soit le nombre
de leurs ouvriers, sur leurs bénéfices ou sur leur fortune.
Cette imposition a également pour effet d'augmenter le chômage. En
cas de consommation du capital ou de ralentissement dans la formation de
nouveaux capitaux, les conditions d'emploi de la main-d'oeuvre deviennent, cæteris
paribus, moins favorables(1).
Que l'on ne puisse
combattre le chômage en faisant exécuter, aux frais de
l'État, des travaux publics dont on se serait sans cela
dispensé, c'est là un fait d'évidence. Les ressources
utilisées ici doivent être retirées à l'aide
d'impôts ou d'emprunts aux champs d'application où elles
auraient trouvé autrement à s'employer. On ne peut, de cette
façon, atténuer le chômage dans une branche que dans la
mesure où on l'accroît dans une autre.
De quelque
côté que nous considérions l'interventionnisme, il
s'avère toujours qu'il aboutit à un résultat que ne se
proposaient pas ses auteurs et partisans et que, de leur propre point de vue,
il doit paraître comme une politique absurde et inopportune.
Tout examen des diverses formes imaginables de sociétés
basées sur la division du travail ne peut aboutir qu'à cette
constatation: il n'est de choix, pour cette société, qu'entre
la propriété collective et la propriété
individuelle des moyens de production. Toutes les formes
intermédiaires sont absurdes et se révèlent d'une
réalisation inopportune. Si de plus on reconnaît que le
socialisme est lui aussi irréalisable, on ne peut échapper
à l'obligation d'admettre que le capitalisme est le seul système
d'organisation sociale qui soit réalisable dans une
société humaine soumise à la division du travail. Ce
résultat de l'examen théorique ne pourra pas surprendre
l'historien et le philosophe de l'histoire. Si le capitalisme s'est
imposé, en dépit de l'hostilité qu'il a toujours
rencontrée auprès des masses et des gouvernements, s'il n'a pas
été obligé de céder la place à d'autres
formes de coopération sociale qui ont joui de bien plus de sympathie
de la part des théoriciens et praticiens, on ne peut l'attribuer qu'au
fait qu'il n'existe absolument aucun autre ordre social possible.
Il n'est certes pas
besoin d'expliquer pourquoi il ne nous est pas possible de revenir aux formes
moyenâgeuses d'organisation sociale et économique. La population
que le Moyen Âge a nourrie sur la terre habitée par les peuples
civilisés de l'Occident ne représente qu'une fraction des
habitants qui peuplent aujourd'hui ces territoires, et chaque individu avait
à sa disposition, pour couvrir ses besoins, beaucoup moins de biens
que la forme de production capitaliste n'en donne à l'homme moderne.
On ne peut songer à un retour au Moyen Âge si l'on ne se
décide pas tout d'abord à réduire la population actuelle
au dixième ou au vingtième, et si de surcroît l'on
n'impose pas à chaque individu une frugalité dont l'homme
moderne ne peut se faire aucune idée. Certains auteurs proposent comme
unique idéal souhaitable le retour au Moyen Âge ou, comme ils
disent, à un « nouveau » Moyen Âge. Bien que tous
ces auteurs reprochent surtout à l'âge capitaliste son
état d'esprit matérialiste, ils sont eux-mêmes bien plus
fortement enlacés qu'ils ne le pensent dans un mode de pensée
matérialiste. N'est-ce pas faire preuve d'un matérialisme des
plus grossiers que de croire, comme le font beaucoup de ces auteurs, que la
société humaine pourrait, après un retour aux formes
médiévales de l'économie et de l'ordre social, conserver
toutes les ressources techniques de la production créées par le
capitalisme et conserver ainsi au travail humain ce haut degré de
productivité qu'il a atteint dans l'ère capitaliste? La
productivité du mode de production capitaliste est le résultat
d'une manière de penser capitaliste et de la conception capitaliste
que les hommes se font à l'égard de l'activité
économique. Et cette productivité n'est un résultat de
la technique moderne que pour autant que l'épanouissement de cette
dernière ne pouvait nécessairement que résulter de
l'esprit capitaliste. Rien n'est plus absurde que le principe de conception
matérialiste de l'histoire énoncé par Karl Marx: «
Le moulin à main produit une société de seigneurs
féodaux, le moulin à vapeur une société de
capitalistes industriels ». Pour faire naître l'idée du
moulin à vapeur et pour créer les conditions permettant de
réaliser cette idée, il a fallu la société
capitaliste. C'est le capitalisme qui a créé la technique et
non la technique le capitalisme. Non moins absurde pourtant la pensée
que l'on pourrait conserver l'équipement technico-matériel de
notre économie, une fois écartés les principes
intellectuels qui en sont le fondement. On ne peut continuer à mener
l'économie de façon rationnelle dès lors que l'on
oriente à nouveau toute sa manière de penser sur le
traditionalisme et sur la croyance en l'autorité. L'entrepreneur,
l'élément agissant de la société capitaliste et
par là aussi de la technique moderne, est impensable dans un milieu de
gens qui ne s'intéressent qu'à une vie contemplative.
Si l'on qualifie
d'irréalisable toute autre forme de société que celle
qui repose sur la propriété individuelle des moyens de
production, il s'ensuit évidemment que la propriété
individuelle, en tant que fondement de l'association et de l'action
concertée des hommes, doit être conservée et que l'on
doit combattre énergiquement toute tentation en vue de la supprimer.
En ce sens le libéralisme défend l'institution de la
propriété individuelle contre toute tentative visant à
l'écarter. C'est à juste titre qu'on peut qualifier les libéraux
d'apologistes puisque le mot grec apologetsignifie
défenseur. On devrait d'ailleurs se contenter de la simple expression
de défenseur, car dans l'esprit de beaucoup de gens s'allie aux termes
« apologie » et « apologiste » l'idée que ce
qui est défendu est injuste.
Mais il est une autre
constatation bien plus importante que le rejet de l'insinuation contenue dans
l'emploi de ces expressions, à savoir que l'institution de la
propriété privée n'a absolument nul besoin d'être
défendue, justifiée, motivée ou expliquée. La
société a besoin, pour survivre, de la propriété
privée, et comme les hommes ont besoin de la société, il
leur faut, tous, rester fidèles à la propriété
privée. La société ne peut en effet survivre que sur le
fondement de la propriété privée. Celui qui est pour la
propriété individuelle ainsi comprise est pour le maintien de
l'union des hommes en société, pour le maintien de la culture
et de la civilisation, et parce qu'il veut atteindre ces buts il lui faut
aussi vouloir et défendre le seul moyen qui y mène, la
propriété individuelle.
Celui qui est pour la
propriété privée des moyens de production ne
prétend pas le moins du monde que l'ordre social capitaliste reposant
sur la propriété individuelle est parfait. Il n'est pas de
perfection ici-bas. Il se peut, même dans l'ordre social capitaliste,
que telle ou telle chose, ou même tout, ne plaise pas à tel ou
tel individu. Mais il est le seul ordre social concevable et possible. On
peut tendre à changer telle ou telle institution aussi longtemps qu'on
ne touche pas, ce faisant, à l'essence et aux fondements de l'ordre
social, à la propriété. Il nous faut néanmoins
nous accommoder de cet ordre social puisque en réalité il ne
peut en exister d'autre.
Il est aussi, dans la
« nature », des choses qui peuvent ne pas nous plaire. Mais nous
ne pouvons changer l'essence des phénomènes naturels. Lorsque
par exemple quelqu'un prétend – et il en est qui l'ont
prétendu – que la façon dont l'homme mange, assimile et
digère est repoussante, on ne peut disputer contre lui. Mais on doit
certes lui dire: il n'est que ce moyen ou la mort par inanition. Il n'y a pas
une troisième solution. Le même raisonnement st vrai pour la
propriété: ou bien la propriété individuelle des
moyens de production ou bien la famine et la misère pour tous.
Les adversaires du
libéralisme ont continué de qualifier en général
d'optimisme sa conception de la politique économique. C'est de leur
part ou bien un reproche ou bien une façon dérisoire de
caractériser la manière de penser des libéraux. Quelle
absurdité que de dire de la doctrine libérale, qualifiée
si souvent d'optimiste, qu'elle considère le monde capitaliste comme
étant le meilleur des mondes. Pour une idéologie
scientifiquement fondée comme l'est le libéralisme, la question
n'est absolument pas de savoir si l'ordre social capitaliste est bon ou
mauvais, si l'on peut ou non en imaginer un meilleur, et si, pour des raisons
philosophiques ou métaphysiques, on doit ou non le rejeter. Le
libéralisme part des pures disciplines de l'économie politique
et de la sociologie qui, à l'intérieur de leur système,
ne connaissent aucune appréciation, n'énoncent rien sur ce qui
doit être, sur ce qui est bon et sur ce qui est mauvais, mais ne font
que constater ce qui est et comment cela est. Lorsque ces sciences nous
montrent que de tous les ordres sociaux imaginables il n'en est qu'un,
l'ordre social reposant sur la propriété individuelle des
moyens de production, qui soit viable, puisque tous les autres sont
irréalisables, il n'y a absolument rien dans cette affirmation qui
puisse justifier la qualification d'optimisme. Que l'ordre social capitaliste
soit viable et efficace, c'est là une constatation qui n'a rien
à voir avec l'optimisme.
Certes, de l'avis des
adversaires du libéralisme, cet ordre social est très mauvais.
Dans la mesure où cette affirmation contient un jugement de valeur,
elle est naturellement inaccessible à toute explication qui irait
au-delà des jugements extrêmement subjectifs et par conséquent
dépourvus de tout caractère scientifique. Dans la mesure
pourtant où cette affirmation se fonde sur une fausse conception des
phénomènes à l'intérieur de l'ordre social
capitaliste, l'économie politique et la sociologie peuvent la
corriger. Cela non plus n'est pas optimisme. En faisant abstraction de tout
le reste, la révélation elle-même des si nombreuses
lacunes de l'ordre social capitaliste n'aurait pas la moindre signification
pour les problèmes de politique sociale aussi longtemps qu'on ne
réussit pas à montrer qu'un autre ordre social serait non pas
meilleur mais seulement réalisable. C'est à quoi l'on n'est pas
parvenu. La science, elle, a réussi à montrer que chacun des
systèmes d'organisation sociale concevables en remplacement de l'ordre
social capitaliste est en soi contradictoire et absurde, de sorte qu'il ne
pourrait produire les effets qu'en attendent ses défenseurs.
Un fait montre
parfaitement combien il est peu justifié de parler ici d'optimisme et
de pessimisme, et combien ceux qui qualifient le libéralisme d'optimiste
visent surtout, en faisant intervenir des motifs sentimentaux qui n'ont rien
à voir avec la science, à créer un état d'esprit
hostile au libéralisme. Car, on pourrait avec le même droit
appeler optimistes ceux qui pensent que la construction d'une communauté
socialiste ou interventionniste est réalisable.
La majorité des
auteurs qui s'occupent de questions de politique économique ne
laissent habituellement passer aucune occasion de s'attaquer de façon
absurde et puérile à la société capitaliste et de
vanter en termes enthousiastes le socialisme ou l'interventionnisme, ou
même le socialisme agraire et le syndicalisme, comme des institutions
excellentes. Il y eut, de l'autre côté, peu d'auteurs qui aient
entonné, encore qu'ils l'aient fait en termes plus mesurés, les
louanges de l'ordre social capitaliste. On peut, si l'on veut, appliquer
à ces auteurs l'épithète d'optimistes du capitalisme.
Mais il faudrait, si on le fait, attribuer avec infiniment plus de droit celui
d'hyper-optimistes du socialisme, de l'interventionnisme, du socialisme
agraire et du syndicalisme à ces auteurs antilibéraux. Le fait
que tel ne soit pas la cas mais que l'on baptise purement et simplement
d'optimistes des auteurs libéraux tels que Bastiat prouve qu'on n'est
pas du tout ici en présence d'une tentative de classification
scientifique mais bel et bien d'une distorsion partisane.
Il importe de
répéter que le libéralisme ne prétend pas que
l'ordre social capitaliste est bon à tout point de vue. Il dit simplement
que seul l'ordre social capitaliste convient aux buts que les hommes se
proposent et que les constructions sociales du socialisme, de
l'interventionnisme, du socialisme agraire et du syndicalisme sont
irréalisables. C'est pourquoi les neurasthéniques qui ne
pouvaient supporter cette vérité ont fait de l'économie
politique une science lugubre, « a dismal science ».
En montrant le monde tel qu'il est en réalité,
l'économie politique et la sociologie ne sont pas plus lugubres que ne
sont lugubres d'autres sciences, la mécanique ou la biologie par
exemple, l'une parce qu'elle enseigne que le perpetuum mobile
est irréalisable, l'autre que les être vivants meurent.
1. De
même, lorsque simultanément dans le monde entier les salaires
augmentent artificiellement du fait de l'intervention du gouvernement ou de
la coercition des syndicats, il ne peut en résulter qu'une
consommation de capital, et en fin de compte une nouvelle diminution des
salaires.
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Article originellement
publié par le Québéquois Libre ici
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