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Il y a quelques temps, The Economist
déclenchait la polémique en consacrant une de ses
éditions au déni français.
Depuis, le quotidien anglo-saxon a ajouté une autre
polémique à celle du déni, et les
Français ont donc déjà oublié le
précédent constat pourtant dressé avec lucidité :
le pays refuse de se réformer. Mais pourquoi donc ?
Du reste, il ne faut pas croire que tout le monde, dans le
pays, reste définitivement coincé sur ce refus
catégorique de diagnostiquer les problèmes et, une fois le
diagnostic posé, de tenter d’y apporter une solution.
Régulièrement, des patrons d’entreprises voire des
politiciens (eh oui !) émettent un avis qui vient corroborer celui des
étrangers, fussent-ils de la perfide Albion.
Contrepoints a récemment fait l’écho de
ceux d’Alain Lambert (concernant par exemple le SMIC ou la dépense publique).
On tombe parfois sur des discours lucides dans la presse mainstream,
comme récemment ceux de Denis Kessler,
patron de Scor, dans une interview au Point. Il
déclare ainsi :
Nous avons l’art de retarder l’analyse d’un
problème – le diagnostic – puis de retarder la mise en oeuvre des solutions – la thérapeutique. Pas
étonnant si cette procrastination généralisée
conduit la France à être le pays qui a mis en place le plus
grand nombre de plans d’urgence.
L’entretien qu’il a accordé au magazine
mérite d’être lu puisqu’il dresse, là encore,
le même constat d’une France recroquevillée sur ses
certitudes et sur une volonté farouche, obstinée et pour tout
dire létale de ne surtout pas faire la moindre réforme en
profondeur.
Tout, dans ce pays, doit procéder de deux façons
: soit les politiciens bricolent et amendent par petites touches et
ajustements microscopiques pour ne froisser personne. Soit, une fois que
l’accumulation d’urgences et de réformes
nanométriques a conduit le pays à la catastrophe, le peuple
distribue des coups de tatanes dans des culs bien trop longtemps
vissés au pouvoir et cela se termine en révolutions plus ou
moins citoyennes, rarement festives et parfois sanglantes.
La France semble condamnée à refuser les
changements profonds, ou à ne se les administrer qu’avec une
bonne poussée de fièvre douloureuse.
Plus précisément, tout se passe comme si ce
déni répondait à un besoin des individus qui le
pratiquent, à une véritable défense contre un
environnement de plus en plus hostile à mesure que ce déni se
mue en obstination. À bien l’observer, on se rend compte que
cette obstination tient beaucoup d’un piège abscons. Pour
rappel, le piège abscons s’observe à chaque fois
qu’un individu ou un groupe d’individus reste sur une ligne de
conduite dans laquelle il a préalablement investi (en argent, en
temps, en énergie) et ceci, au détriment d’autres lignes
de conduites dont un observateur extérieur peut clairement dire
qu’elles sont plus avantageuses.
Dès lors, cette obstination bien française
à vouloir croire, à tout prix, que — par exemple —
les services publics actuels sont à la hauteur ou suffisamment bons
s’explique en bonne part par les montagnes d’investissements qui
y furent faits depuis plusieurs décennies ; mieux, on comprend
pourquoi tant d’individus, de politiciens et de groupes
organisés (syndicats, entre autres) répètent
inlassablement l’antienne d’une nécessité d’y
augmenter encore les moyens (par de nouveaux investissements). Eh oui :
pendant plus d’un demi-siècle, et donc trois
générations, on a d’un côté
répété qu’il fallait absolument un État
fort, des investissements publics importants, et de l’autre, on a
expliqué à qui voulait l’entendre que désengager
l’État de tel ou tel domaine équivalait à un
abandon, un renoncement, une catastrophe assurée, fermant ainsi toute
possibilité de faire un bilan objectif et engageant chaque
génération dans la voie suivie par la précédente,
quand bien même les bénéfices retirés devenaient
à l’évidence de plus en plus minces.
En effet, la mécanique d’un piège abscons
se base sur le désir impérieux de cohérence interne de
chaque individu ou de chaque groupe d’individu ; les êtres
humains sont ainsi faits qu’ils aspirent à paraître,
autant que possible, cohérents. Il n’y a guère que les
pires raclures politiciennes qui s’assoient sur la cohérence de
leurs discours dès lors que leur poste est en péril. Cette
cohérence dans le temps est d’ailleurs un marqueur fiable de la
qualité d’un homme politique : cela fait de lui quelqu’un
de plus humain, même s’il peut se tromper obstinément. La
girouette, à l’opposé, est l’exemple type de clown
cynique qui, n’ayant aucune conviction propre, a largement
renoncé à toute cohérence interne d’opinion
politique et n’est là que pour son profit personnel (c’est
là sa seule cohérence, bien évidemment inavouable).
Cette cohérence est à ce point recherchée
parce qu’elle amène avec elle la crédibilité qui
permet au politicien de faire passer ses idées. Or, admettre
qu’il s’est trompé sur telle ou telle idée majeure,
c’est admettre avoir été incohérent. Pire :
c’est admettre que les investissements passés l’ont
été pour rien (ce qui est un sophisme, comme le rappelle fort
justement Rolf Dobelli dans un récent article).
Et bien évidemment, si l’on travaille à
l’échelle d’une nation toute entière, on
n’aura pas de mal à imaginer l’énorme inertie
déployée pour ne surtout pas voir que la collectivisation de
pans entiers de l’économie n’aura pas amené le
succès escompté et aura provoqué des séries de
blocages de plus en plus forts, au point qu’actuellement, le bilan
n’est pas seulement mitigé, il est carrément
négatif dans des proportions difficiles à camoufler.
Par exemple, il est facile à démontrer
économiquement que créer des emplois publics détruit de
l’emploi privé, et que ceci entraîne
l’économie d’un pays, lentement mais sûrement,
à la ruine.
Pourtant, on continue vaille que vaille à vouloir faire
embaucher des cohortes de populations par l’État. Mais,
finalement, à l’aune de ce piège abscons et de
l’explication attachée, c’est normal puisqu’y
renoncer, c’est admettre que le rôle de l’État
n’est pas positif, aveu que l’écrasante majorité
des politiciens n’a jamais pu seulement envisager, et encore moins
dire, précisément pour éviter de passer pour l’un
de ces branleurs incohérents qui ne pourront pas renouveler leur
mandat.
Il faut comprendre qu’admettre s’être
trompé, et, in fine, admettre avoir été
incohérent, cela demande un grand courage, une vaillance qui donne une
ampleur, une épaisseur à celui qui comprend son erreur et
s’amende. C’est de ce courage là,
c’est de cette étoffe dont il faudra faire preuve pour sortir la
France de son ornière. Malheureusement, je ne vois aucun politicien
qui pourrait avoir ce cran-là actuellement.
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