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Q. – M. le Président, en changeant
en or une partie de ses avoirs en dollars, la France a provoqué
certaines réactions qui ont fait apparaître les défauts
du système monétaire actuel. Etes-vous partisan de
réformer ce système, et, si oui, comment ?
Q. – ......
R. - Je vais tâcher
d'expliquer ma pensée sur ces points, A mesure que les États de
l'Europe occidentale, décimés et ruinés par les guerres,
recouvrent leur substance, la situation relative qui avait été
la leur par suite de leur affaiblissement apparaît comme inadéquate,
voire abusive et dangereuse. Rien, d'ailleurs, dans cette constatation
n'implique de leur part et, notamment, de celle de la France quoi que ce soit
d'inamical à l'égard d'autres pays, en particulier de
l'Amérique. Car, le fait que ces États veuillent, chaque jour
davantage, agir par eux-mêmes dans tout domaine des relations
internationales procède simplement du mouvement naturel des choses. Il
en est ainsi pour ce qui est des rapports monétaires pratiqués
dans le monde depuis que les épreuves subies par l'Europe lui firent
perdre l'équilibre. Je veux parler - qui ne le comprend? - du
système apparu au lendemain de la Première Guerre et qui s'est
établi à la suite de la Seconde.
On sait que ce système
avait, à partir de la Conférence de Gênes, en 1922,
attribué à deux monnaies, la livre et le dollar, le privilège
d'être tenues automatiquement comme équivalentes à l'or
pour tous paiements extérieurs, tandis que les autres ne
l'étaient pas. Par la suite, la livre ayant été
dévaluée en 1931 et le dollar en 1933, cet insigne avantage
avait pu sembler compromis. Mais l'Amérique surmontait sa grande
crise. Après quoi, la Deuxième Guerre mondiale ruinait les
monnaies de l'Europe en y déchaînant l'inflation. Comme presque
tontes les réserves d'or du monde se trouvaient alors détenues
par les États-Unis, lesquels, en tant que fournisseurs de l'univers,
avaient pu conserver sa valeur à leur propre monnaie, il pouvait
paraître naturel que les autres Etats fissent entrer indistinctement
des dollars ou de l'or dans leurs réserves de change et que les
balances extérieures des paiements s'établissent par transferts
de crédits ou de signes monétaires américains aussi bien
que de métal précieux. D'autant plus que l'Amérique
n'éprouvait aucun embarras à régler ses dettes en or si
cela lui était demandé. Ce système monétaire international,
ce « Gold Exchange Standard », a été
par conséquent admis pratiquement depuis lors.
Cependant, il ne paraît plus aujourd'hui aussi conforme aux
réalités et, du coup, présente des inconvénients
qui vont en s'alourdissant. Comme le problème peut être
considéré dans les conditions voulues de
sérénité et d'objectivité - car la conjoncture
actuelle ne comporte rien qui soit, ni très pressant, ni très
alarmant - c'est le moment de le faire.
Les conditions qui ont pu,
naguère, susciter le « Gold Exchange Standard »
se sont modifiées, en effet. Les monnaies des Etats de l'Europe
occidentale sont aujourd'hui restaurées, à tel point que le
total des réserves d'or des Six équivaut aujourd'hui à
celui des Américains. Il le dépasserait même si les Six
décidaient de transformer en métal précieux tous les
dollars qu'ils ont à leur compte. C'est dire que la convention qui
attribue au dollar une valeur transcendante comme monnaie internationale ne
repose plus sur sa base initiale, savoir la possession par l'Amérique
de la plus grande partie de l'or du monde. Mais, en outre, le fait que de
nombreux Etats acceptent, par principe, des dollars au même titre que
de l'or pour compenser, le cas échéant, les déficits que
présente, à leur profit, la balance américaine des
paiement, amène les États-Unis à s'endetter gratuitement
vis-à-vis de l'étranger. En effet, ce qu'ils lui doivent, ils
le lui paient, tout au moins en partie, avec des dollars qu'il ne tient
qu'à eux d'émettre, au lieu de les leur payer totalement avec
de l'or, dont la valeur est réelle, qu'on ne possède que pour
l'avoir gagné et qu'on ne peut transférer à d'autres
sans risque et sans sacrifice.
Cette facilité
unilatérale qui est attribuée à l'Amérique
contribue à faire s'estomper l'idée que le dollar est un signe
impartial et international des échanges, alors qu'il est un moyen de
crédit approprié à un Etat.
Évidemment, il y a
d'autres conséquences à cette situation.
Il y a en particulier le fait
que les Etats-Unis, faute d'avoir à régler
nécessairement en or, tout au moins totalement, leurs
différences négatives de paiements suivant la règle
d'autrefois qui contraignait les États à prendre, parfois avec
rigueur, les mesures voulues pour remédier à leur
déséquilibre, subissent, d'année en année, une
balance déficitaire. Non point que le total de leurs échanges
commerciaux soit en leur défaveur. Bien au contraire! Leurs
exportations de matières dépassent toujours leurs importations.
Mais c'est aussi le cas pour les dollars, dont les sorties l'emportent
toujours sur les rentrées. Autrement dit, il se crée en
Amérique, par le moyen de ce qu'il faut bien appeler l'inflation, des
capitaux, qui, sous forme de prêts en dollars accordés à
des Etats ou à des particuliers, sont exportés au dehors. Comme,
aux États-Unis même, l'accroissement de la circulation
fiduciaire qui en résulte par contre-coup
rend moins rémunérateurs les placements à
l'intérieur, il apparaît chez eux une propension croissante
à investir à l'étranger. De là, pour certains
pays, une sorte d'expropriation de telles ou telles de leurs entreprises.
Assurément, une telle
pratique a grandement facilité et favorise encore, dans une certaine
mesure, l'aide multiple et considérable que les États-Unis
fournissent à de nombreux pays en vue de leur développement et
dont, en d'autres temps, nous avons nous-mêmes largement
bénéficie. Mais les circonstances sont telles aujourd'hui qu'on
peut même se demander jusqu'ou irait le trouble si les États qui
détiennent des dollars en venaient, tôt ou tard, à
vouloir les convertir en or? Lors même, d'ailleurs, qu'un mouvement
aussi général ne se produirait jamais, le fait est qu'il existe
un déséquilibre en quelque sorte fondamental. Pour toutes ces
raisons, la France préconise que le système soit changé.
On sait qu'elle l'a fait, notamment, lors de la Conférence
monétaire de Tokyo. Étant donné la secousse universelle
qu'une crise survenant dans ce domaine entraînerait probablement, nous
avons en effet toutes raisons de souhaiter que soient pris, à temps,
les moyens de l'éviter. Nous tenons donc pour nécessaire que
les échanges internationaux s'établissent, comme c'était
le cas avant les grands malheurs du monde, sur une base monétaire
indiscutable et qui ne porte la marque d'aucun pays en particulier.
Quelle base ? En
vérité, on ne voit pas qu'à cet égard il puisse y
avoir de critère, d'étalon, autres que l'or. Eh ! oui,
l'or, qui ne change pas de nature, qui se met, indifféremment, en
barres, en lingots ou en pièces, qui n'a pas de nationalité,
qui est tenu, éternellement et universellement, comme la valeur
inaltérable et fiduciaire par excellence. D'ailleurs, en dépit
de tout ce qui a pu s'imaginer, se dire, s’
écrire, se faire, à mesure d'immenses
événements, c'est un fait qu'encore aujourd'hui aucune monnaie
ne compte, sinon par relation directe ou indirecte, réelle ou
supposée, avec l'or. Sans doute, ne peut-on songer à imposer
à chaque pays la manière dont il doit se conduire à
l'intérieur de lui-même. Mais la loi suprême, la
règle d'or - c'est bien le cas de le dire - qu'il faut remettre en
vigueur et en honneur dans les relations économiques internationales,
c'est l'obligation d'équilibrer, d'une zone monétaire à
l'autre, par rentrées et sorties effectives de métal
précieux, la balance des paiements résultant de leurs
échanges.
Certes, la fin sans rudes secousses du « Gold Exchange Standard
», la restauration de l'étalon -or, les mesures de
complément et de transition qui pourraient être indispensables,
notamment en ce qui concerne l'organisation du crédit international
à partir de cette base nouvelle, devront être concertées
posément entre les Etats, notamment ceux auxquels leur capacité
économique et financière attribue une responsabilité
particulière. D'ailleurs, les cadres existent déjà
où de telles études et négociations seraient normalement
menées. Le Fonds monétaire international, institué pour
assurer, autant que faire se peut, la solidarité des monnaies,
offrirait à tous les Etats un terrain de rencontre approprié,
dès lors qu'il s'agirait, non plus de perpétuer le « Gold
Exchange Standard », mais bien de le remplacer. Le
« Comité des Dix », qui groupe, aux
côtés des États-Unis et de l’
Angleterre, d'une part la France, l' Allemagne, l'Italie, les Pays-Bas
et la Belgique, d'autre part le Japon, la Suède et le Canada,
préparerait les propositions nécessaires. Enfin, il
appartiendrait aux Six États qui paraissent en voie de réaliser
une Communauté économique européenne d'élaborer
entre eux et de faire valoir au-dehors le système solide que recommande
le bon sens et qui répond à la puissance renaissante de notre
Ancien Continent.
La
France, pour sa part, est prête à participer activement à
la vaste reforme qui s'impose désormais dans l'intérêt du
monde entier.
Charles de
Gaulle
Extrait de
"Discours et Messages" - Charles de Gaulle - Plon, 1970 - pages 330
à 334
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