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Introduction
par Ralph Raico
« Il
aimait la liberté comme d’autres hommes aiment le pouvoir, » a dit un
admirateur de Benjamin Constant au XIXe siècle.
Son plus grand
souci, tout au long de sa vie adulte, était l’établissement d’une société
libre, notamment dans son pays adoptif, la France. Et si les chroniqueurs
français (non sans critique) exagéraient parfois à l’appeler l’inventeur du
libéralisme, il est vrai qu’au cours des deuxième et troisième décennies du
XIXe siècle, alors que le spectre du libéralisme descendait sur l’Europe,
Constant a partagé avec Jeremy Bentham l’honneur d’être le champion théorique
de ce courant de pensée.
Son influence,
notamment en raison de son engagement politique sous le régime de la
restauration qui lui a offert une plateforme au sein de la législature la
plus observée du continent, était très importante. Il avait beaucoup de
groupes d’adeptes en France, en Italie et au sud de l’Allemagne, et des
disciples jusqu’en Russie. La comparaison entre Constant et Bentham vaut
d’être observée en détails, mais nous y reviendrons plus tard. Bien que
chacun des deux hommes puisse être perçu comme représentant l’un des plus
grands courants de la pensée libérale du début du XIXe siècle, leurs
différences étaient tout aussi significatives que leurs similarités. Bentham
et ses disciples cultivaient la position rationaliste et utilitariste du
libéralisme français du XVIIIe siècle. Constant, quant à lui, cherchait à
briser ce moule et à rattacher le libéralisme à la pensée romantique et
historique qui naissait à son époque, notamment en Allemagne. Ce qui est
aussi associé à ses efforts, repris sous de nouvelles formes par Tocqueville
et Acton, de mettre fin aux siècles d’hostilités entre le Christianisme et le
libéralisme, et de tourner la foi religieuse à l’avantage de la société
libre, pour se confronter à de nouveaux ennemis particulièrement dangereux.
Pour le
libéralisme du XIXe siècle, la question de la nature de l’organisation
politique de l’antiquité classique avait au moins deux aspects. D’abord, les
périodes jacobine et napoléonienne, au travers de leur usage libre de la
rhétorique et de certaines des formes politiques de l’antiquité, suggéraient
que le républicanisme classique puisse être connecté aux mouvements
anti-libéraux. Ensuite, pour tout libéral cherchant à explorer la connexion
entre la liberté et le Christianisme, la pensée et la pratique de la
politique ancienne deviennent immédiatement pertinentes, parce qu’elles
représentent l’état du monde occidental avant l’introduction du
Christianisme.
Comme l’a dit
un récent historien spécialisé dans les fondements intellectuels du
Jacobinisme : « la plus grande influence des pères de la démocratie
totalitaire a été l’antiquité, qu’ils ont interprétée à leur manière ».
Ce qui inquiétait particulièrement les libéraux postrévolutionnaires était
que beaucoup avaient accepté les protestations incessantes d’amour de la
liberté de leurs chefs, ce qui a poussé ceux d’entre eux qui se sont trouvés
dégoûtés par les développements politiques survenus en France après 1792 à
rejeter l’idée de liberté.
Beaucoup ont
été tentés de conclure que les actes tyranniques des Jacobins et des autres
groupes révolutionnaires étaient liés à un excès de liberté, et en ont déduit
que toute nouvelle tyrannie jacobine devrait désormais être évitée par la
suppression de toutes les demandes libérales. Ainsi, la question de la
signification véritable de la liberté a eu une conséquence politique directe
sur l’époque de Constant.
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Discours
prononcé à l'Athénée royal de Paris.
Messieurs
Je me
propose de Vous soumettre quelques distinctions, encore assez neuves, entre
deux genres de liberté, dont les différences sont restées jusqu'à ce jour
inaperçues, ou du moins, trop peu remarquées. L'une est la liberté dont
l'exercice était si cher aux peuples anciens; l'autre celle dont la
jouissance est particulièrement précieuse aux nations modernes. Cette
recherche sera intéressante, si je ne me trompe, sous un double rapport.
Premièrement,
la confusion de ces deux espèces de liberté a été parmi nous, durant des
époques trop célèbres de notre révolution, la cause de beaucoup de maux. La
France s'est vue fatiguer d'essais inutiles, dont les auteurs, irrités par
leur peu de succès, ont essayé de la contraindre à jouir du bien qu'elle ne
voulait pas, et lui ont disputé le bien qu'elle voulait. En second lieu,
appelés par notre heureuse révolution (je l'appelle heureuse, malgré ses
excès, parce que je fixe mes regards sur ses résultats) à jouir des bienfaits
d'un gouvernement représentatif, il est curieux et utile de rechercher
pourquoi ce gouvernement, le seul a l'abri duquel nous puissions aujourd'hui
trouver quelque liberté et quelque repos, a été presque entièrement inconnu
aux nations libres de l'antiquité.
Je
sais que l'on a prétendu en démêler des traces chez quelques peuples anciens,
dans la république de Lacédémone, par exemple, et chez nos ancêtres les
Gaulois; mais c'est à tort.
Le
gouvernement de Lacédémone était une aristocratie monacale, et nullement un
gouvernement représentatif. La puissance des rois était limitée; mais elle
l'était par les éphores, et non par des hommes investis d'une mission
semblable à celle que l'élection confère de nos jours aux défenseurs de nos
libertés. Les éphores, sans doute, après avoir été institués par les rois,
furent nommés par le peuple. Mais ils n'étaient que cinq. Leur autorité était
religieuse autant que politique; ils avaient part à l'administration même du
gouvernement, c'est-à-dire, au pouvoir exécutif; et par là, leur prérogative,
comme celle de presque tous les magistrats populaires dans les anciennes
républiques, loin d'être simplement une barrière contre la tyrannie, devenait
quelquefois elle-même une tyrannie insupportable.
Le
régime des Gaulois, qui ressemblait assez à celui qu'un certain parti
voudrait nous rendre, était à la fois théocratique et guerrier. Les prêtres
jouissaient d'un pouvoir sans bornes. La classe militaire, ou la noblesse,
possédait des privilèges bien insolents et bien oppressifs. Le peuple était
sans droits et sans garanties.
A
Rome, les tribuns avaient, jusqu'à un certain point, une mission
représentative. Ils étaient les organes de ces plébéiens que l'oligarchie,
qui, dans tous les siècles, est la même, avait soumis, en renversant les
rois, à un si dur esclavage. Le peuple exerçait toutefois directement une
grande partie des droits politiques. Il s'assemblait pour voter les lois,
pour juger les patriciens mis en accusation: il n'y avait donc que de faibles
vestiges du système représentatif à Rome.
Ce
système est une découverte des modernes, et vous verrez, Messieurs, que
l'état de l'espèce humaine dans l'antiquité ne permettait pas à une
institution de cette nature de s'y introduire ou de s'y établir. Les peuples
anciens ne pouvaient ni en sentir la nécessité, ni en apprécier les
avantages. Leur organisation sociale les conduisait à désirer une liberté
toute différente de celle que ce système nous assure.
C'est
à vous démontrer cette vérité que la lecture de ce soir sera consacrée.
Demandez-vous
d'abord, Messieurs, ce que, de nos jours, un Anglais, un Français, un
habitant des États-Unis de l'Amérique, entendent par le mot de liberté.
C'est
pour chacun le droit de n'être soumis qu'aux lois, de ne pouvoir être ni
arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d'aucune manière, par l'effet
de la volonté arbitraire d'un ou de plusieurs individus: C'est pour chacun le
droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l'exercer, de
disposer de sa propriété, d'en abuser même; d'aller, de venir sans en obtenir
la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches.
C'est, pour chacun, le droit de se réunir à d'autres individus, soit pour
conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses
associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures
d'une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c'est
le droit, pour chacun, d'influer sur l'administration du Gouvernement, soit
par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des
représentations, des pétitions, des demandes, que l'autorité est plus ou
moins obligée de prendre en considération. Comparez maintenant à cette
liberté celle des anciens.
Celle-ci
consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de
la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la
guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à
voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes,
la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à
les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre; mais en même
temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient
comme compatible avec cette liberté collective l'assujettissement complet de
l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque
aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté
chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumise à une surveillance
sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport
des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la
religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme
l'un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un
sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l'autorité du
corps social s'interpose et gêne la volonté des individus; Terpandre ne peut
chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les éphores ne
s'offensent. Dans les relations les plus domestiques, l'autorité intervient
encore. Le jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa nouvelle épouse. A
Rome, les censeurs portent un œil scrutateur dans l'intérieur des familles.
Les lois règlent les mœurs, et comme les mœurs tiennent à tout, il n'y a rien
que les lois ne règlent.
Ainsi
chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les
affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. Comme citoyen,
il décide de la paix et de la guerre; comme particulier, il est circonscrit,
observé, réprimé dans tous ses mouvements; comme portion du corps collectif,
il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses
magistrats ou ses supérieurs; comme soumis au corps collectif, il peut à son
tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort,
par la volonté discrétionnaire de l'ensemble dont il fait partie. Chez les
modernes, au contraire, l'individu, indépendant dans sa vie privée, n'est
même dans les états les plus libres, souverain qu'en apparence. Sa
souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue; et si, à des époques
fixes, mais rares, durant les quelles il est encore entouré de précautions et
d'entraves, il exerce cette souveraineté, ce n'est jamais que pour
l'abdiquer.
Je
dois ici, Messieurs, m'arrêter un instant pour prévenir une objection que
l'on pourrait me faire. Il y a dans l'antiquité une république où
l'asservissement de l'existence individuelle au corps collectif n'est pas
aussi complet que je viens de le décrire. Cette république est la plus
célèbre de toutes; vous devinez que je veux parler d'Athènes. J'y reviendrai
plus tard, et en convenant de la vérité du fait, je vous en exposerai la
cause. Nous verrons pourquoi de tous les états anciens, Athènes est celui qui
a ressemblé le plus aux modernes.
Partout
ailleurs, la juridiction sociale était illimitée. Les anciens, comme le dit
Condorcet, n'avaient aucune notion des droits individuels. Les hommes
n'étaient, pour ainsi dire, que des machines dont la loi réglait les ressorts
et dirigeait les rouages. Le même assujettissement caractérisait les beaux
siècles de la république romaine; l'individu s'était en quelque sorte perdu
dans la nation, le citoyen dans la cité.
Nous
allons actuellement remonter à la source de cette différence essentielle
entre les anciens et nous.
Toutes
les républiques anciennes étaient renfermées dans des limites étroites. La
plus peuplée, la plus puissante, la plus considérable d'entre elles, n'était
pas égale en étendue au plus petit des états modernes. Par une suite
inévitable de leur peu d'étendue, l'esprit de ces républiques était
belliqueux, chaque peuple froissait continuellement ses voisins ou était
froissé par eux. Poussés ainsi par la nécessité, les uns contre les autres,
ils se combattaient ou se menaçaient sans cesse. Ceux qui ne voulaient pas
être conquérants ne pouvaient déposer les armes sous peine d'être conquis.
Tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur existence entière, au
prix de la guerre.
Elle
était l'intérêt constant, l'occupation presque habituelle des états libres de
l'antiquité. Enfin, et par un résultat également nécessaire de cette manière
d'être, tous ces états avaient des esclaves. Les professions mécaniques, et
même, chez quelques nations, les professions industrielles, étaient confiées
à des mains chargées de fers.
Le
monde moderne nous offre un spectacle complètement opposé. Les moindres états
de nos jours sont incomparablement plus vastes que Sparte ou que Rome durant
cinq siècles. La division même de l'Europe en plusieurs états, est, grâce aux
progrès des lumières, plutôt apparente que réelle. Tandis que chaque peuple,
autrefois, formait une famine isolée, ennemie née des autres familles, une
masse d'hommes existe maintenant sous différents noms, et sous divers modes
d'organisation sociale, mais homogène de sa nature. Elle est assez forte pour
n'avoir rien à craindre des hordes barbares. Elle est assez éclairée pour que
la guerre lui soit à charge. Sa tendance uniforme est vers la paix.
Cette
différence en amène une autre. La guerre est antérieure au commerce; car la
guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d'atteindre le même
but, celui de posséder ce que l'on désire. Le commerce n'est qu'un hommage
rendu à la force du possesseur par l'aspirant à la possession. C'est une
tentative pour obtenir de gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir par la
violence. Un homme qui serait toujours le plus fort n'aurait jamais l'idée du
commerce. C'est l'expérience qui, en lui prouvant que la guerre,
c'est-a-dire, l'emploi de sa force contre la force d'autrui, l'expose à
diverses résistances et à divers échecs, le porte à recourir au commerce,
c'est-à-dire, à un moyen plus doux et plus sûr d'engager l'intérêt d'un autre
à consentir à ce qui convient à son intérêt. La guerre est l'impulsion, le commerce
est le calcul. Mais par la même il doit venir une époque où le commerce
remplace la guerre. Nous sommes arrivés a cette époque.
Je ne
veux point dire qu'il n'y ait pas eu chez les anciens des peuples
commerçants. Mais ces peuples faisaient en quelque sorte exception à la règle
générale. Les bornes d'une lecture ne me permettent pas de vous indiquer tous
les obstacles qui s'opposaient alors aux progrès du commerce; vous les
connaissez d'ailleurs aussi bien que moi: je n'en rapporterai qu'un seul. L'ignorance
de la boussole forçait les marins de l'antiquité à ne perdre les côtes de vue
que le moins qu'il leur était possible. Traverser les Colonnes d'Hercule,
c'est-à-dire, passer le détroit de Gibraltar, était considéré comme
l'entreprise la plus hardie. Les Phéniciens et les Carthaginois, les plus
habiles des navigateurs, ne l'osèrent que fort tard, et leur exemple resta
longtemps sans être imité. A Athènes, dont nous parlerons bientôt, l'intérêt
maritime était d'environ 60 pour %, pendant que l'intérêt ordinaire n'était
que de douze, tant l'idée d'une navigation lointaine impliquait celle du
danger.
De
plus, si je pouvais me livrer à une digression qui malheureusement serait
trop longue, je vous montrerais, Messieurs, par le détail des moeurs, des
habitudes, du mode de trafiquer des peuples commerçants de l'antiquité avec
les autres peuples, que leur commerce même était, pour ainsi dire, imprégné
de l'esprit de l'époque, de l'atmosphère, de guerre et d'hostilité qui les
entourait. Le commerce alors était un accident heureux, c'est aujourd'hui
l'état ordinaire, le but unique, la tendance universelle, la vie véritable
des nations. Elles veulent le repos, avec le repos l'aisance, et comme source
de l'aisance, l'industrie. La guerre est chaque jour un moyen plus inefficace
de remplir leurs vœux. Ses chances n'offrent plus ni aux individus, ni aux
nations des bénéfices qui égalent les résultats du travail paisible et des
échanges réguliers. Chez les anciens, une guerre heureuse ajoutait en
esclaves, en tributs, en terres partagées, à la richesse publique et
particulière. Chez les modernes, une guerre heureuse coûte infailliblement
plus qu'elle ne vaut.
Enfin,
grâce au commerce, à la religion, aux progrès intellectuels et moraux de l'espèce
humaine il n'y a plus d'esclaves chez les nations européennes. Des hommes
libres doivent exercer toutes les professions, pourvoir à tous les besoins de
la société.
On
pressent aisément, Messieurs, le résultat nécessaire de ces différences.
1°
L'étendue d'un pays diminue d'autant l'importance politique qui échoit en
partage à chaque individu. Le républicain le plus obscur de Rome ou de Sparte
était une puissance. Il n'en est pas de même du simple citoyen de la
Grande-Bretagne ou des États-Unis. Son influence personnelle est un élément
imperceptible de la volonté sociale qui imprime au gouvernement sa direction.
En
second lieu, l'abolition de l'esclavage a enlevé à la population libre tout
le loisir qui résultait pour elle de ce que des esclaves étaient chargés de
la plupart des travaux. Sans la population esclave d'Athènes, 20.000
Athéniens n'auraient pas pu délibérer chaque jour sur la place publique.
Troisièmement,
le commerce ne laisse pas, comme la guerre, dans la vie de l'homme des
intervalles d'inactivité. L'exercice perpétuel des droits politiques, la
discussion journalière des affaires de l'État, les dissensions, les
conciliabules, tout le cortège et tout le mouvement des factions, agitations
nécessaires, remplissage obligé, si j'ose employer ce terme, dans la vie des
peuples libres de l'antiquité, qui auraient langui, sans cette ressource,
sous le poids d'une inaction douloureuse, n'offriraient que trouble et que
fatigue aux nations modernes, où chaque individu occupé de ses spéculations,
de ses entreprises, des jouissances qu'il obtient ou qu'il espère, ne veut en
être détourné que momentanément et le moins qu'il est possible.
Enfin,
le commerce inspire aux hommes un vif amour pour l'indépendance individuelle.
Le commerce subvient à leurs besoins, satisfait à leurs désirs, sans
l'intervention de l'autorité. Cette intervention est presque toujours, et je
ne sais pourquoi je dis presque, cette intervention est toujours un
dérangement et une gêne. Toutes les fois que le pouvoir collectif veut se mêler
des spéculations particulières, il vexe les spéculateurs. Toutes les fois que
les gouvernements prétendent faire nos affaires, ils les font plus mal et
plus dispendieusement que nous.
Je
vous ai dit, Messieurs, que je vous reparlerais d'Athènes, dont on pourrait
opposer l'exemple à quelques-unes de mes assertions, et dont l'exemple, au
contraire, va les confirmer toutes.
Athènes,
comme, je l'ai déjà reconnu, était, de toutes les républiques grecques, la
plus commerçante: aussi accordait-elle à ses citoyens infiniment plus de
liberté individuelle que Rome et que Sparte. Si je pouvais entrer dans des
détails historiques, je vous ferais voir que le commerce avait fait
disparaître de chez les Athéniens plusieurs des différences qui distinguent
les peuples anciens des peuples modernes. L'esprit des commerçants d'Athènes
était pareil a celui des commerçants de nos jours. Xénophon nous apprend que,
durant la guerre du Péloponnèse, ils sortaient leurs capitaux du continent de
l'Attique et les envoyaient dans les îles de l'Archipel. Le commerce avait
créé chez eux la circulation. Nous remarquons dans Isocrate des traces de
l'usage des lettres-de-change. Aussi, observez, combien leurs moeurs
ressemblent aux nôtres. Dans leurs relations avec les femmes, vous verrez, je
cite encore Xénophon, les époux satisfaits quand la paix et une amitié
décente règnent dans l'intérieur du ménage, tenir compte à l'épouse trop
fragile de la tyrannie de la nature, fermer les yeux sur l'irrésistible
pouvoir des passions, pardonner la première faiblesse et oublier la seconde.
Dans leurs rapports avec les étrangers l'on les verra prodiguer les droits de
cité à quiconque, se transportant chez eux avec sa famille, établit un métier
ou une fabrique; enfin on sera frappé de leur amour excessif pour
l'indépendance individuelle.
A
Lacédémone, dit un philosophe, les citoyens accourent lorsque le magistrat
les appelle; mais un Athénien serait au désespoir qu'on le crût dépendant
d'un magistrat.
Cependant,
comme plusieurs des autres circonstances qui décidaient du caractère des
nations anciennes existaient aussi a Athènes; comme il y avait une population
esclave, et que le territoire était fort reserré, nous y trouvons des
vestiges de la, liberté propre aux anciens. Le peuple fait les lois, examine
la conduite des magistrats, somme Périclès de rendre ses comptes, condamne à
mort les généraux qui avaient commandé au combat des Arginuses. En même
temps, l'ostracisme, arbitraire légal et vanté par tous les législateurs de
l'époque; l'ostracisme, qui nous paraît et doit nous paraître une révoltante
iniquité, prouve que l'individu était encore bien plus asservi à la
suprématie du corps social à Athènes, qu'il ne l'est de nos jours dans aucun
état libre de l'Europe.
Il
résulte de ce que je viens d'exposer, que nous ne pouvons plus jouir de la
liberté des anciens, qui se composait de la participation active et constante
au pouvoir collectif. Notre liberté à nous, doit se composer de la jouissance
paisible de l'indépendance privée. La part que dans l'antiquité chacun
prenait à la souveraineté nationale n'était point, comme de nos jours, une
supposition abstraite. La volonté de chacun avait une influence réelle:
l'exercice de cette volonté était un plaisir vif et répété. En conséquence,
les anciens étaient disposés à faire beaucoup de sacrifices pour la
conservation de leurs droits politiques et de leur part dans l'administration
de l'État. Chacun sentant avec orgueil tout ce que valait son suffrage,
trouvait dans cette conscience de son importance personnelle, un ample
dédommagement.
Ce
dédommagement n'existe plus aujourd'hui pour nous. Perdu dans la multitude,
l'individu n'aperçoit presque jamais l'influence qu'il exerce. Jamais sa
volonté ne s'empreint sur l'ensemble, rien ne constate à ses propres yeux sa
coopération. L'exercice des droits politiques ne nous offre donc plus qu'une
partie des jouissances que les anciens y trouvaient, et en même temps les
progrès de la civilisation, la tendance commerciale de l'époque, la
communication des peuples entre eux, ont multiplié et varié à l'infini les
moyens de bonheur particulier.
Il
s'ensuit que nous devons être bien plus attachés que les anciens à notre
indépendance individuelle; car les anciens, lorsqu'ils sacrifiaient cette
indépendance aux droits politiques, sacrifiaient moins pour obtenir plus;
tandis qu'en faisant le même sacrifice, nous donnerions plus pour obtenir
moins.
Le
but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens
d'une même patrie: c'était là ce qu'ils nommaient liberté. Le but des
modernes est la sécurité dans les jouissances privées; et ils nomment liberté
les garanties accordées par les institutions à ces jouissances.
J'ai
dit en commençant que, faute d'avoir aperçu ces différences, des hommes bien
intentionnés d'ailleurs, avaient causé des maux infinis durant notre longue
et orageuse révolution. A Dieu ne plaise que je leur adresse des reproches
trop sévères: leur erreur même était excusable. On ne saurait lire les belles
pages de l'antiquité, l'on ne se retrace point les actions de ses grands
hommes sans ressentir je ne sais quelle émotion d'un genre particulier que ne
fait éprouver rien de ce qui est moderne. Les vieux éléments d'une nature
antérieure, pour ainsi dire, à la nôtre, semblent se réveiller en nous à ces
souvenirs. II est difficile de ne pas regretter ces temps où les facultés de
l'homme se développaient dans une direction tracée d'avance, mais dans une
carrière si vaste, tellement fortes de leurs propres forces, et avec un tel
sentiment d'énergie et de dignité; et lorsqu'on se livre à ces regrets, il
est impossible de ne pas vouloir imiter ce qu'on regrette. Cette impression
était profonde, surtout lorsque nous vivions sous des gouvernements abusifs,
qui, sans être forts, étaient vexatoires, absurdes en principes, misérables
en action; gouvernements qui avaient pour ressort l'arbitraire, pour but le
rapetissement de l'espèce humaine, et que certains hommes osent nous vanter
encore aujourd'hui, comme si nous pouvions oublier jamais que nous avons été
témoins et victimes de leur obstination, de leur impuissance et de leur
renversement. Le but de nos réformateurs fut noble et généreux. Qui d'entre
nous n'a pas senti son coeur battre d'espérance à l'entrée de la route qu'ils
semblaient ouvrir? Et malheur encore à présent à qui n'éprouve pas le
besoin de déclarer que reconnaître quelques erreurs commises par nos premiers
guides, ce n'est pas flétrir leur mémoire ni désavouer des opinions que les
amis de l'humanité ont professées d'âge en âge.
Mais
ces hommes avaient puisé plusieurs de leurs théories dans les ouvrages de
deux philosophes qui ne s'étaient pas douté eux-mêmes des modifications
apportées par deux mille ans aux dispositions du genre humain. J'examinerai
peut-être une fois le système du plus illustre de ces philosophes, de
Jean-Jacques Rousseau, et je montrerai qu'en transportant dans nos temps
modernes une étendue de pouvoir social, de souveraineté collective qui
appartenait à d'autres siècles, ce génie sublime qu'animait l'amour le plus
pur de la liberté, a fourni néanmoins de funestes prétextes à plus d'un genre
de tyrannie. Sans doute, en relevant ce que je considère comme une méprise
importante à dévoiler, je serai circonspect dans ma réfutation, et
respectueux dans mon blâme. J'éviterai, certes, de me joindre aux détracteurs
d'un grand homme. Quand le hasard fait qu'en apparence je me rencontre avec
eux sur un seul point, je suis en défiance de moi-même; et, pour me consoler
de paraître un instant de leur avis sur une question unique et partielle,
j'ai besoin de désavouer et de flétrir autant qu'il est en moi ces prétendus
auxiliaires.
Cependant,
l'intérêt de la vérité doit l'emporter sur des considérations que rendent si
puissantes l'éclat d'un talent prodigieux et l'autorité d'une immense
renommée. Ce n'est d'ailleurs point à Rousseau, comme on le verra, que l'on
doit principalement attribuer l'erreur que je vais combattre: elle appartient
bien plus à l'un de ses successeurs, moins éloquent, mais non moins austère
et mille fois plus exagéré. Ce dernier, l'abbé de Mably, peut être regardé
comme le représentant du système qui, conformément aux maximes de la liberté
antique, veut que les citoyens soient complètement assujettis pour que la
nation soit souveraine, et que l'individu soit esclave pour que le peuple soit
libre.
L'abbé
de Mably, comme Rousseau et comme beaucoup d'autres, avait, d'après les
anciens, pris l'autorité du corps social pour la liberté, et tous les moyens
lui paraissaient bons pour étendre l'action de cette autorité sur cette
partie récalcitrante de l'existence humaine, dont il déplorait
l'indépendance. Le regret qu'il exprime partout dans ses ouvrages, c'est que
la loi ne puisse atteindre que les actions. Il aurait voulu qu'elle atteignît
les pensées, les impressions les plus passagères; qu'elle poursuivît l'homme
sans relâche et sans lui laisser un asile où il pût échapper à son pouvoir. A
peine apercevait-il, n'importe chez quel peuple, une mesure vexatoire, qu'il
pensait avoir fait une découverte et qu'il la proposait pour modèle: il détestait
la liberté individuelle comme on déteste un ennemi personnel; et, dès qu'il
rencontrait dans l'histoire une nation qui en était bien complètement privée,
n'eût-elle point de liberté politique, il ne pouvait s'empêcher de l'admirer.
II s'extasiait sur les Égyptiens, parce que, disait-il, tout chez eux était
réglé par la loi, jusqu'aux délassements, jusqu'aux besoins: tout pliait sous
l'empire du législateur; tous les moments de la journée étaient remplis par
quelque devoir; l'amour même était sujet à cette intervention respectée, et
c'était la loi qui tour-à-tour ouvrait et fermait la couche nuptiale.
Sparte,
qui réunissait des formes républicaines au même asservissement des individus,
excitait dans l'esprit de ce philosophe un enthousiasme plus vif encore.
Ce
vaste couvent lui paraissait l'idéal d'une parfaite république. Il avait pour
Athènes un profond mépris, et il aurait dit volontiers de cette nation, la
première de la Grèce, ce qu'un académicien grand seigneur disait de
l'Académie française: "Quel épouvantable despotisme! tout le monde y
fait ce qu'il veut". Je dois ajouter que ce grand seigneur parlait
de l'Académie telle qu'elle était il y a trente ans.
Montesquieu,
doué d'un esprit plus observateur parce qu'il avait une tête moins ardente,
n'est pas tombé tout-à-fait dans les mêmes erreurs. Il a été frappé des
différences que j'ai rapportées: mais il n'en a pas démêlé la cause
véritable. Les politiques grecs qui vivaient sous le gouvernement populaire
ne reconnaissaient, dit-il, d'autre force que celle de la vertu. Ceux
d'aujourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances,
de richesses et de luxe même. Il attribue cette différence à la république et
à la monarchie: il faut l'attribuer à l'esprit opposé des temps anciens et des
temps modernes. Citoyens des républiques, sujets des monarchies, tous veulent
des jouissances, et nul ne peut, dans l'état actuel des sociétés, ne pas en
vouloir. Le peuple le plus attaché de nos jours à sa liberté, avant
l'affranchissement de la France, était aussi le peuple le plus attaché à
toutes les jouissances de la vie; et il tenait à sa liberté surtout parce
qu'il y voyait la garantie des jouissances qu'il chérissait. Autrefois, là où
il y avait liberté, l'on pouvait supporter les privations: maintenant partout
où il y a privations, il faut l'esclavage pour qu'on s'y résigne. Il serait
plus possible aujourd'hui de
faire
d'un peuple d'esclaves un peuple de Spartiates, que de former des Spartiates
par la liberté. Les hommes qui se trouvèrent portés par le flot des
événements à la tête de notre révolution, étaient, par une suite nécessaire
de l'éducation qu'ils avaient reçue, imbus des opinions antiques, et devenues
fausses, qu'avaient mises en honneur les philosophes dont j'ai parlé. La
métaphysique de Rousseau, au milieu de laquelle paraissaient tout-à-coup
comme des éclairs des vérités sublimes et des passages d'une éloquence
entraînante, l'austérité de Mably, son intolérance, sa haine contre toutes
les passions humaines, son avidité de les asservir toutes, ses principes
exagérés sur la compétence de la loi, la différence de ce qu'il recommandait
et de ce qui avait existé, ses déclamations contre les richesses et même
contre la propriété; toutes ces choses devaient charmer des hommes échauffés
par une victoire récente, et qui, conquérants de la puissance légale, étaient
bien aises d'étendre cette puissance sur tous les objets. C'était pour eux
une autorité précieuse que celle de deux écrivains qui, désintéressés dans la
question et prononçant anathème contre le despotisme des hommes, avaient
rédigé en axiome le texte de la loi. Ils voulurent donc exercer la force
publique comme ils avaient appris de leurs guides qu'elle avait été jadis
exercée dans les états libres. Ils crurent que tout devait encore céder
devant la volonté collective et que toutes les restrictions aux droits
individuels seraient amplement compensées par la participation au pouvoir
social.
Vous
savez, Messieurs, ce qui en est résulté.
Des
institutions libres, appuyées sur la connaissance de l'esprit du siècle,
auraient pu subsister. L'édifice renouvelé des anciens s'est écroulé, malgré
beaucoup d'efforts et beaucoup d'actes héroïques qui ont droit a
l'admiration. C'est que le pouvoir social blessait en tout sens
l'indépendance individuelle sans en détruire le besoin. La nation ne trouvait
point qu'une part idéale à une souveraineté abstraite valût les sacrifices
qu'on lui commandait. On lui répétait vainement avec Rousseau: les lois de la
liberté sont mille fois plus austères que n'est dur le joug des tyrans. Elle
ne voulait pas de ces lois austères, et dans sa lassitude, elle croyait
quelquefois que le joug des tyrans serait préférable. L'expérience est venue
et l'a détrompée. Elle a vu que l'arbitraire des hommes était pire encore que
les plus mauvaises lois. Mais les lois aussi doivent avoir leurs limites.
Si je
suis parvenu, Messieurs, à vous faire partager la conviction que dans mon
opinion ces faits doivent produire, vous reconnaîtrez avec moi la vérité des
principes suivants. L'indépendance individuelle est le premier besoin des
modernes: en conséquence, il ne faut jamais leur en demander le sacrifice
pour établir la liberté politique. Il s'ensuit qu'aucune des institutions
nombreuses et trop vantées qui, dans les républiques anciennes, gênaient la
liberté individuelle, n'est point admissible dans les temps modernes.
Cette
vérité, Messieurs, semble d'abord superflue à établir. Plusieurs
gouvernements de nos jours ne paraissent guères enclins à imiter les
républiques de l'antiquité. Cependant quelque peu de goût qu'ils aient pour
les institutions républicaines, il y a de certains usages républicains pour
lesquels ils éprouvent je ne sais quelle affection. Il est fâcheux que ce
soit précisément celles qui permettent de bannir, d'exiler, de dépouiller. Je
me souviens qu'en en 1802, on glissa dans une loi sur les tribunaux spéciaux
un article qui introduisait en France l'ostracisme grec; et Dieu sait combien
d'éloquents orateurs, pour faire admettre cet article, qui cependant fut
retiré, nous parlèrent de la liberté d'Athènes, et de tous les sacrifices que
les individus devaient faire pour conserver cette liberté! De même, à
une époque bien plus récente, lorsque des autorités craintives essayaient
d'une main timide de diriger les élections a leur gré, un journal qui n'est
pourtant point entaché de républicanisme, proposa de faire revivre la censure
romaine pour écarter les candidats dangereux.
Je
crois donc ne pas m'engager dans une digression inutile, si, pour appuyer mon
assertion, je dis quelques mots de ces deux institutions si vantées.
L'ostracisme d'Athènes reposait sur l'hypothèse que la société a toute
autorité sur ses membres. Dans cette hypothèse, il pouvait se justifier, et
dans un petit état, où l'influence d'un individu fort de son crédit, de sa
clientelle, de sa gloire, balançait souvent la puissance de la masse,
l'ostracisme pouvait avoir une apparence d'utilité. Mais parmi nous, les
individus ont des droits que la société doit respecter, et l'influence
individuelle est, comme je l'ai déjà observé, tellement perdue dans une
multitude d'influences égales ou supérieures, que toute vexation, motivée sur
la nécessité de diminuer cette influence, est inutile et par conséquent
injuste. Nul n'a le droit d'exiler un citoyen, s'il n'est pas condamné
légalement par un tribunal régulier, d'après une loi formelle qui attache la
peine de l'exil à l'action dont il est coupable. Nul n'a le droit d'arracher
le citoyen à sa patrie, le propriétaire à ses biens, le négociant à son
commerce, l'époux à son épouse, le père à ses enfants, l'écrivain à ses
méditations studieuses, le vieillard à ses habitudes. Tout exil politique est
un attentat politique. Tout exil prononcé par une assemblée pour de prétendus
motifs de salut public, est un crime de cette assemblée contre le salut
public qui n'est jamais que dans le respect des lois, dans l'observance des
formes, et dans le maintien des garanties.
La
censure romaine supposait comme l'ostracisme un pouvoir discrétionnaire. Dans
une république dont tous les citoyens, maintenus par la pauvreté dans une
simplicité extrême de mœurs, habitaient la même ville, n'exerçaient aucune
profession qui détournât leur attention des affaires de l'État, et se
trouvaient ainsi constamment spectateurs et juges de l'usage du pouvoir
public, la censure pouvait d'une part avoir plus d'influence; et de l'autre,
l'arbitraire des censeurs était contenu par une espèce de surveillance morale
exercée contre eux. Mais aussitôt que l'étendue de la république, la
complication des relations sociales et les raffinements de la civilisation,
eurent enlevé à cette institution ce qui lui servait à la fois de base et de
limite, la censure dégénéra même à Rome. Ce n'était donc pas la censure qui
avait crée les bonnes mœurs; c'était la simplicité des mœurs qui constituait
la puissance et l'efficacité de la censure.
En
France, une institution aussi arbitraire que la censure serait à la fois
inefficace et intolérable: dans l'état présent de la société, les mœurs se composent
de nuances fines, ondoyantes, insaisissables, qui se dénatureraient de mille
manières, si l'on tentait de leur donner plus de précision. L'opinion seule
peut les atteindre; elle seule peut les juger, parce qu'elle est de même
nature. Elle se soulèverait contre toute autorité positive qui voudrait lui
donner plus de précision. Si le gouvernement d'un peuple moderne voulait,
comme les censeurs de Rome, flétrir un citoyen par une décision
discrétionnaire, la nation entière réclamerait contre cet arrêt en ne
ratifiant pas les décisions de l'autorité.
Ce
que je viens de dire de la transplantation de la censure dans les temps
modernes, s'applique à bien d'autres parties de l'organisation sociale, sur
lesquelles on nous cite l'antiquité plus fréquemment encore, et avec bien
plus d'emphase. Telle est l'éducation, par exemple; que ne nous dit-on pas
sur la nécessité de permettre que le gouvernement s'empare des générations
naissantes pour les façonner à son gré, et de quelles citations érudites
n'appuie-t-on pas cette théorie! Les Perses, les Égyptiens, et la Gaule, et
la Grèce, et l'Italie, viennent tour à tour figurer à nos regards. Eh!
Messieurs, nous ne sommes ni des Perses, soumis à un despote, ni des
Égyptiens subjugués par des prêtres, ni des Gaulois pouvant être sacrifiés
par leurs druides, ni enfin des Grecs et des Romains que leur part à
l'autorité sociale consolait de l'asservissement privé. Nous sommes des
modernes, qui voulons jouir chacun de nos droits, développer chacun nos
facultés comme bon nous semble, sans nuire à autrui; veiller sur le
développement de ces facultés dans les enfants que le nature confie à nôtre
affection, d'autant plus éclairée qu'elle est plus vive, et n'ayant besoin de
l'autorité que pour tenir d'elle les moyens généraux d'instruction qu'elle
peut rassembler, comme les voyageurs acceptent d'elle les grands chemins sans
être dirigés par elle dans la route qu'ils veulent suivre. La religion aussi
est exposée à ces souvenirs des autres siècles. De braves défenseurs de
l'unité de doctrine nous citent les lois des anciens contre les dieux
étrangers, et appuient les droits de l'église catholique de l'exemple des
Athéniens qui firent périr Socrate pour avoir ébranlé le polythéisme, et de
celui d'Auguste qui voulait qu'on restât fidèle au culte de ses pères, ce qui
fit que, peu de temps après, on livra aux bêtes les premiers chrétiens.
Défions-nous
donc, Messieurs, de cette admiration pour certaines réminiscences antiques.
Puisque nous vivons dans les temps modernes je veux la liberté convenable aux
temps modernes; et puisque nous vivons sous des monarchies, je supplie
humblement ces monarchies de ne pas emprunter aux républiques anciennes des
moyens de nous opprimer.
La
liberté individuelle, je le répète, voilà la véritable liberté moderne. La
liberté politique en est la garantie; la liberté politique est par conséquent
indispensable. Mais demander aux peuples de nos jours de sacrifier comme ceux
d'autrefois la totalité de leur liberté individuelle à la liberté politique,
c'est le plus sûr moyen de les détacher de l'une et quand on y serait
parvenu, on ne tarderait pas à leur ravir l'autre. Vous voyez, Messieurs, que
mes observations ne tendent nullement à diminuer le prix de la liberté
politique. Je ne tire point des faits que j'ai remis sous vos yeux les
conséquences que quelques hommes en tirent. De ce que les anciens ont été
libres, et de ce que nous ne pouvons plus être libres comme les anciens, ils
en concluent que nous sommes destinés à être esclaves. Ils voudraient
constituer le nouvel état social avec un petit nombre d'éléments qu'ils
disent seuls appropriés à la situation du monde actuel. Ces éléments sont des
préjugés pour effrayer les hommes, de l'égoïsme pour les corrompre, de la
frivolité pour les étourdir, des plaisirs grossiers pour les dégrader, du
despotisme pour les conduire; et, il le faut bien, des connaissances
positives et des sciences exactes pour servir plus adroitement le despotisme.
Il serait bizarre que tel fût le résultat de quarante siècles durant lesquels
l'espèce humaine a conquis plus de moyens moraux et physiques: je ne puis le
penser. Je tire des différences qui nous distinguent de l'antiquité des
conséquences tout opposées. Ce n'est point la garantie qu'il faut affaiblir,
c'est la jouissance qu'il faut étendre. Ce n'est point a la liberté politique
que je veux renoncer; c'est la liberté civile que je réclame, avec d'autres
formes de liberté politique. Les gouvernements n'ont pas plus qu'autrefois le
droit de s'arroger un pouvoir illégitime. Mais les gouvernements qui partent
d'une source légitime ont de moins qu'autrefois le droit d'exercer sur les
individus une suprématie arbitraire. Nous possédons encore aujourd'hui les
droits que nous eûmes de tout temps, ces droits éternels à consentir les
lois, a délibérer sur nos intérêts, à être partie intégrante du corps social
dont nous sommes membres. Mais les gouvernements ont de nouveaux devoirs; les
progrès de la civilisation, les changements opérés par les siècles,
commandent à l'autorité plus de respect pour les habitudes, pour les
affections, pour l'indépendance des individus. Elle doit porter sur tous ces
objets une main plus prudente et plus légère.
Cette
réserve de l'autorité, qui est dans ses devoirs stricts, est également dans
ses intérêts bien entendus; car si la liberté qui convient aux modernes est
différente de celle qui convenait aux anciens, le despotisme qui était
possible chez les anciens n'est plus possible chez les modernes. De ce que
nous sommes souvent plus distraits de la liberté politique qu'ils ne
pouvaient l'être, et dans notre état ordinaire moins passionnés pour elle, il
peut s'ensuivre que nous négligions quelquefois trop, et toujours à tort, les
garanties qu'elle nous assure; mais en même temps, comme nous tenons beaucoup
plus à la liberté individuelle que les anciens, nous la défendrons, si elle
est attaquée, avec beaucoup plus d'adresse et de persistance; et nous avons
pour la défendre des moyens que les anciens n'avaient pas.
Le
commerce rend l'action de l'arbitraire sur notre existence plus vexatoire
qu'autrefois, parce que nos spéculations étant plus variées, l'arbitraire
doit se multiplier pour les atteindre; mais le commerce rend aussi l'action
de l'arbitraire plus facile a éluder, parce qu'il change la nature de la
propriété, qui devient par ce changement presque insaisissable.
Le
commerce donne à la propriété une qualité nouvelle, la circulation: sans
circulation, la propriété n'est qu'un usufruit; l'autorité peut toujours
influer sur l'usufruit, car elle peut enlever la jouissance; mais la
circulation met un obstacle invisible et invincible à cette action du pouvoir
social.
Les
effets du commerce s'étendent encore plus loin: non seulement il affranchit
les individus, mais, en créant le crédit, il rend l'autorité dépendante.
L'argent,
dit un auteur français, est l'arme la plus dangereuse du despotisme, mais il
est en même temps son frein le plus puissant; le crédit est soumis à
l'opinion; la force est inutile; l'argent se cache ou s'enfuit; toutes les
opérations de l'État sont suspendues. Le crédit n'avait pas la même influence
chez les anciens; leurs gouvernements étaient plus forts que les
particuliers; les particuliers sont plus forts que les pouvoirs politiques de
nos jours; la richesse est une puissance plus disponible dans tous les
instants, plus applicable a tous les intérêts, et par conséquent bien plus
réelle et mieux obéie; le pouvoir menace, la richesse récompense: on échappe
au pouvoir en le trompant; pour obtenir les faveurs de la richesse, il faut
la servir: celle-ci doit l'emporter.
Par
une suite des mêmes causes, l'existence individuelle est moins englobée dans
l'existence politique. Les individus transplantent au loin leurs trésors; ils
portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée; le commerce a
rapproché les nations, et leur a donné des mœurs et des habitudes à peu près
pareilles: les chefs peuvent être ennemis; les peuples sont compatriotes.
Que
le pouvoir s'y résigne donc; il nous faut de la liberté, et nous l'aurons;
mais comme la liberté qu'il nous faut est différente de celle des anciens, il
faut à cette liberté une autre organisation que celle qui pourrait convenir a
la liberté antique; dans celle-ci, plus l'homme consacrait de temps et de
force a l'exercice de ses droits politiques, plus il se croyait libre; dans
l'espèce de liberté dont nous sommes susceptibles, plus l'exercice de nos
droits politiques nous laissera de temps pour nos intérêts privés, plus la
liberté nous sera précieuse.
De la
vient, Messieurs, la nécessité du système représentatif. Le système
représentatif n'est autre chose qu'une organisation à l'aide de laquelle une
nation se décharge sur quelques individus de ce qu'elle ne peut ou ne veut
pas faire elle-même. Les individus pauvres font eux-mêmes leurs affaires: les
hommes riches prennent des intendants. C'est l'histoire des nations anciennes
et des nations modernes. Le système représentatif est une procuration donnée
à un certain nombre d'hommes par la masse du peuple, qui veut que ses
intérêts soient défendus, et qui néanmoins n'a pas le temps de les défendre
toujours lui-même. Mais a moins d'être insensés, les hommes riches qui ont
des intendants examinent avec attention et sévérité si ces intendants font
leur devoir, s'ils ne sont ni négligents ni corruptibles, ni incapables; et pour
juger de la gestion de ces mandataires, les commettants qui ont de la
prudence se mettent bien au fait des affaires dont ils leur confient
l'administration. De même, les peuples qui, dans le but de jouir de la
liberté qui leur convient, recourent au système représentatif, doivent
exercer une surveillance active et constante sur leur représentants, et se
réserver, à des époques qui ne soient pas séparées par de trop longs
intervalles, le droit de les écarter s'ils ont trompé leurs voeux, et de
révoquer les pouvoirs dont ils auraient abusé.
Car,
de ce que la liberté moderne diffère de la liberté antique, il s'ensuit
qu'elle est aussi menacée d'un danger d'espèce différente.
Le
danger de la liberté antique était qu'attentifs uniquement à s'assurer le
partage du pouvoir social, les hommes ne fissent trop bon marché des droits
et des jouissances individuelles.
Le
danger de la liberté moderne, c'est qu'absorbés dans la jouissance de notre
indépendance privée, et dans la poursuite de nos intérêts particuliers, nous
ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir
politique.
Les
dépositaires de l'autorité ne manquent pas de nous y exhorter. Ils sont si
disposés à nous épargner toute espèce de peine, excepté celle d'obéir et de
payer! Ils nous diront: Quel est au fond le but de vos efforts, le motif de
vos travaux, l'objet de toutes vos espérances? N'est-ce-pas le bonheur? Eh
bien, ce bonheur, laissez-nous faire, et nous vous le donnerons. Non,
Messieurs, ne laissons pas faire; quelque touchant que ce soit un intérêt si
tendre, prions l'autorité de rester dans ses limites; qu'elle se borne à être
juste. Nous nous chargerons d'être heureux.
Pourrions-nous
l'être par des jouissances, si ces jouissances étaient séparées des
garanties? Et où trouverions-nous ces garanties, si nous renoncions à la
liberté politique? Y renoncer, Messieurs, serait une démence semblable à
celle d'un homme qui, sous prétexte qu'il n'habite qu'un premier étage,
prétendrait bâtir sur le sable un édifice sans fondements.
D'ailleurs,
Messieurs, est-il donc si vrai que le bonheur, de quelque genre qu'il puisse
être, soit le but unique de l'espèce humaine? En ce cas, notre carrière
serait bien étroite et notre destination bien peu relevée. Il n' est pas un
de nous qui, s'il voulait descendre, restreindre ses facultés morales,
rabaisser ses désirs, abjurer l'activité, la gloire, les émotions généreuses
et profondes, ne pût s'abrutir et être heureux, Non, Messieurs, j'en atteste
cette partie meilleure de notre nature, cette noble inquiétude qui nous
poursuit et qui nous tourmente, cette ardeur d'étendre nos lumières et de
développer nos facultés; ce n'est pas au bonheur seul, c'est au
perfectionnement que notre destin nous appelle; et la liberté politique est
le plus puissant, le plus énergique moyen de perfectionnement que le ciel
nous ait donné.
La
liberté politique soumettant à tous les citoyens, sans exception, l'examen et
l'étude de leurs intérêts les plus sacrés, agrandit leur esprit, anoblit leurs
pensées, établit, entre eux tous une sorte d'égalité intellectuelle qui fait
la gloire et la puissance d'un peuple.
Aussi,
voyez comme une nation grandit à la première institution qui lui rend
l'exercice régulier de la liberté politique. Voyez nos concitoyens de toutes
les classes, de toutes les professions, sortant de la sphère de leurs travaux
habituels et des leur industrie privée, se trouver soudain au niveau des
fonctions importantes que la constitution leur confie, choisir avec
discernement, résister avec énergie, déconcerter la ruse, braver la menace,
résister noblement à la séduction. Voyez le patriotisme pur, profond et
sincère, triomphant dans nos villes et vivifiant jusqu'à nos hameaux,
traversant nos ateliers, ranimant nos campagnes, pénétrant du sentiment de
nos droits et de la nécessité des garanties l'esprit juste et droit du
cultivateur utile et du négociant industrieux, qui, savants dans l'histoire
des maux qu'ils ont subis, et non moins éclairés sur les remèdes qu'exigent
ces maux, embrassent d'un regard la France entière, et, dispensateurs de la
reconnaissance nationale, récompensent par leurs suffrages, après trente
années, la fidélité aux principes dans la personne du plus illustre des
défenseurs de la liberté. [Monsieur de Lafayette, nommé député par la
Sarthe].
Loin
donc, Messieurs, de renoncer à aucune des deux espèces de liberté dont je
vous ai parlé, il faut, je l'ai démontré, apprendre à les combiner l'une avec
l'autre. Les institutions, comme le dit le célèbre auteur de l'Histoire des
républiques du moyen âge [Sismonde de Sismondi], doivent accomplir les
destinées de l'espèce humaine; elles atteignent d'autant mieux leur but
qu'elles élèvent le plus grand nombre possible de citoyens à la plus haute
dignité morale.
L'œuvre
du législateur n'est point complète quand il a seulement rendu le peuple
tranquille. Lors même que ce peuple est content, il reste encore beaucoup à
faire. Il faut que les institutions achèvent l'éducation morale des citoyens.
En respectant leurs droits individuels, en ménageant leur indépendance, en ne
troublant point leurs occupations, elles doivent pourtant consacrer leur
influence sur la chose publique, les appeler à concourir, par leurs
déterminations et par leurs suffrages, à l'exercice du pouvoir, leur garantir
un droit de contrôle et de surveillance par la manifestation de leurs
opinions, et les formant de la sorte par la pratique à ces fonctions élevées,
leur donner à la fois et le désir et la faculté de s'en acquitter.
Remerciements : Ralph Raico, www.mises.org
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