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On entend souvent
dire que, dans l’idéal, les relations entre les membres de la
société devraient consister en dons réciproques et non
en vils échanges marchands. Chacun ferait alors le bien de
l’autre sans rien attendre en retour, mais en recevrait tout de
même ce dont il a lui-même besoin. Dans le cas de l’achat
et de la vente, au contraire, chacun ne satisfait l’autre que de manière
conditionnelle, c’est-à-dire se satisfait en fait lui seul, de
manière indirecte.
Une
société de dons réciproques semble si naturellement
désirable, en fait, que son seul défaut serait sa
perfection-même. Elle serait « trop belle pour être
vraie, » les hommes réels étant trop
égoïstes.
À la
réflexion, un tel idéal pose pourtant d’autres
problèmes ; de telle sorte que, si l’on ne peut
l’atteindre, il n’est pas même certain que l’on doive
chercher à s’en approcher.
Tout
d’abord, l’éloge d’une société
fondée sur le don repose évidemment sur la croyance qu’il
est moral de rechercher le bien
d’autrui et moins bien de
rechercher son propre bien. Cette question ne m’intéresse pas en
elle-même, car elle relève de l’éthique, et je veux
me contenter ici d’une
critique logique.
De ce point de
vue, notons qu’il s’agit effectivement d’un simple
préjugé qui n’explique pas pourquoi l’altruisme aurait
plus de valeur que l’égoïsme. Ce jugement de valeur peut
sembler évident mais c’est le cas de toutes les superstitions,
tant que l’on n’y a pas réfléchi. Or, les
problèmes se multiplient dès qu’on commence à
réfléchir sérieusement à la question. Pourquoi
serait-il mal de rechercher le bien d’un individu (moi-même),
mais bien de rechercher celui d’un autre (autrui) ? Est-ce parce
que « je » suis seul, et que « les
autres » sont nombreux ? Mes capacités étant
limitées, je ne peux faire le bien de plus en plus de personnes
qu’en faisant de moins en moins le bien de chacune d’elles. La
valeur morale d’une action ne pet certainement pas être
décidée par le nombre de bénéficiaires, sans quoi
le but d’un orphelinat serait d’y entasser un maximum
d’enfants dans les pires conditions possibles…
Il n’est
pas non plus certain que les hommes soient
« naturellement » si égoïstes qu’on
le dise. L’égoïsme supposé des membres d’une
société fondée sur l’échange marchand peut
très bien être élargi et viser le bien de leur famille,
de leurs proches. Il peut même être un simple moyen de produire
les richesses permettant de financer une œuvre de charité.
À San Francisco, le centre de l’Armée du Salut du
quartier pauvre de Tenderloin est
entièrement financé par les héritiers de
McDonald’s. Les céréales Kellogg’s
appartiennent pour un tiers à la fondation du même nom, dont la
vocation est l’aide aux enfants défavorisés. D’une
manière plus générale, les statistiques montrent que la
générosité croît avec le patrimoine. De fait, on
ne compte plus les milliardaires philanthropes.
C’est
ainsi une erreur logique que d’opposer le don et l’échange
marchand, car les deux n’appartiennent pas à la même
catégorie : ils relèvent de temps différent de
l’action humaine et de l’interaction sociale. Le don est un point
final : il conclut une longue série d’actes qui ont permis
de produire une ressource, pour ensuite la destiner à un autre.
L’échange marchand, lui, est effectivement un simple
intermédiaire, un moyen et non pas une fin en-soi. Mais, de ce fait, il ne détermine rien
encore quant à la destination finale des biens ainsi acquis.
Mais la principale
critique que l’on doit adresser à l’idéal
d’une société fondée sur le don est qu’elle
est illusoire, non pas en raison de l’imperfection morale des hommes,
mais en raison de leur imperfection physique, si je puis dire,
c’est-à-dire du fait qu’ils ne soient ni omniscients, ni
omnipotents.
Pour
l’expliquer, je ne peux mieux faire que de traduire le passage suivant
de L’Homme,
l’Économie, et l’État, de Murray Rothbard (10, 2, C) :
« Imaginons
qu’un travailleur essaie de déterminer l’emploi le plus
utile de deux heures de son travail. Dans un accès de romantisme, il
essaie de déterminer cette utilité en faisant abstraction de
toute considération sordide de gain monétaire. Supposons
qu’il ait le choix entre les trois possibilités suivantes :
Facteurs Produit
A
2 heures de
travail
5 livres
d’argile 1
pot
1 heure de
cuisson
B
2 heures de
travail
1 bloc de bois 1
pipe
1 heure de
cuisson
C
2 heures de
travail
1 bloc de bois 1
bateau miniature
1 heure de
cuisson
De ces trois
possibilités, A, B, et C, quelle est l’allocation la plus utile
de son travail ? Il est clair que le travailleur
« idéaliste » et sacrificiel n’a aucun
moyen de le savoir. Il ne dispose d’aucun moyen rationnel de
décider s’il est mieux de produire le pot, la pipe, ou bien le
bateau miniature. Seul le producteur
« égoïste » et avide dispose d’un
moyen rationnel de déterminer quelle allocation est la plus utile. En
cherchant le gain monétaire maximal, le producteur compare les
coûts (dépenses nécessaires) des différents
facteurs avec les prix des produits.
A propos de A
et B, par exemple, si l’achat de l’argile et la location du four
coûtent 1 once d’or, et que le pot peut être vendu pour 2
onces, son travail rapporte 1 once.
Si
l’achat du bois et la location du four coûtent 1,5 once, mais que
la pipe peut être vendue 4 onces, il gagne 2,5 onces. Il choisira se de
produire ce bien-là.
Les prix des
produits et des facteurs de production reflètent les demandes des
consommateurs et les efforts des producteurs pour gagner de l’argent en
les satisfaisant. La seule manière pour un producteur de
déterminer quel bien produire est de comparer les gains
monétaires anticipés. Si le bateau miniature peut être
vendu 5 onces, il produit ce bien-là plutôt que la pipe, et
satisfait ainsi une demande plus grande, ainsi que son propre désir
d’un revenu monétaire. »
Pour le dire
simplement, l’intérêt de l’échange marchand est
qu’il fait apparaître un système de prix. Ceux-ci sont
tout d’abord les prix des marchandises finies, grâce auxquels les
consommateurs informent indirectement les producteurs de leurs désirs.
Ce sont ensuite les prix des facteurs, marchandises non-finies à
différentes étapes du processus de production, qui
découlent des premiers, et permettent leur allocation la plus
rationnelle possible. Il est plus rationnel de produire un bateau miniature
que l’on peut vendre 5 onces d’or que de produire pour le
même prix une pipe à laquelle autrui accorde moins de valeur.
Seulement, dans une société fondée sur le don, de telles
comparaisons sont impossibles.
Il ne
s’agit pas d’un simple problème de communication, ou de
capacités de calcul. Même à l’époque de
l’internet et des super-ordinateurs, une économie
« altruiste » ne pourrait être que chaotique, et
donc improductive au possible. L’insurmontable difficulté est,
en effet, qu’il n’y a pas d’information à
communiquer, puisque celle-ci n’est pas produite à travers
l’expression de demandes, et qu’il n’existe pas non plus
d’unité commune (de monnaie) grâce à laquelle
comparer coûts et bénéfices de différents projets.
On imagine la
pauvreté qui s’abattrait sur une ville telle que Paris, ou
New-York, si ses habitants étaient soudain obligés de recourir
uniquement au troc. Mais la situation serait mille fois pire s’ils
devaient se priver également de cette forme d’échange
direct, et devaient soudain s’en remettre au don. On n’y vivrait
plus que comme y vivent actuellement ceux qui survivent par la
mendicité. Y a-t-il là quoi que ce soit
d’idéal ?
On compare souvent
une société fondée sur le don à une grande
famille. Mais c’est précisément
l’intérêt de l’échange marchand que de
permettre une coopération indéfiniment élargie avec des
personnes que l’on ne connaît pas, dont on ne sait rien, que
l’on détesterait peut-être, mais dont on satisfait les
désirs parce qu’elles satisfont les nôtres, le plus
souvent de manière purement anonyme et involontaire.
En ce sens,
c’est le recours au don qui mettrait fin à la
société entre les hommes et pousserait chacun à se replier
sur son petit monde familier.
Si une
société fondée sur le don est bel et bien illusoire,
pour des raisons aussi bien techniques que logiques, on voit mal les raisons
d’une louange systématique de l’altruisme, et inversement les
critiques sans fin de l’égoïsme, au moins dans le domaine
de la production.
Et si
l’échange marchand est bien le seul moyen pour les hommes de
coopérer à grande échelle et de prospérer- ce que
ni le don, ni l’esclavage, ne peuvent faire- alors on devrait en
reconnaître la valeur. Ce faisant, on verrait sous un autre jour tous
les phénomènes qui y sont liés, et que l’on
méprise si souvent, à commencer par la libre concurrence et la
recherche du profit.
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