Montréal, 15 juin 2009 • No 268

 

Jérémie T. A. Rostan est agrégé de philosophie et enseigne actuellement la philosophie aux États-Unis.

 

 

OPINION

L’altruisme… *

 

par Jérémie T. A. Rostan

 

          L’argument que la pseudo-morale courante utilise lorsqu’elle prétend justifier la violence légale de l’État est presque toujours la condamnation de l’égoïsme et le culte de l’altruisme. Ce sont bien eux que l’on met en avant, par exemple, non seulement pour interdire le commerce du sang, mais aussi pour présenter sous le jour d’un « effort de solidarité national(e) » les diverses taxes finançant les pseudo-droits sociaux.

 

          Afin de clarifier ces termes, on peut dire que l’« égoïsme » est le fait, pour un individu, de poursuivre son propre bien, et l’« altruisme » le fait de poursuivre le bien d’autrui.

          Il est clair que si je dis que l’altruisme est un Bien, alors je fais du bien d’autrui le critère du Bien. Or, cette idée est absurde – dénuée de sens, d’un pur point de vue logique.

          Lorsque j’agis de manière égoïste, c’est-à-dire lorsque je poursuis mon propre bien, je cherche à faire le bien d’un individu: moi-même. Et il en est exactement de même lorsque j’agis de manière altruiste: je cherche alors à faire le bien d’un autre individu que moi-même – ou, ce qui est la même chose, d’un individu autre que moi-même. Cela ne devrait rien changer à la valeur « morale » de mon action qu’elle vise le bien d’un individu ou d’un autre. D’ailleurs, le véritable partisan de l’altruisme ne se soucie pas que je fasse le bien de tel ou tel autre. Tout ce qui lui importe c’est que je cherche à faire le bien de n’importe qui… à part moi.

          Mais pourquoi cette distinction? Pourquoi serais-je l’unique individu au monde dont il ne serait pas Bien mais plutôt un Mal que je veuille le bien?

          Une objection possible, ici, consisterait à dire que l’altruisme a été mal défini, qu’il consiste en vérité à faire le bien des autres – lesquels sont plus nombreux que moi. Mais c’est là une fausse objection et un mauvais refuge. Le critère de la valeur « morale » d’une action serait alors le plus ou moins grand nombre de ses bénéficiaires, et non plus leur identité (le fait qu’il s’agisse de moi-même, ou bien d’un ou plusieurs autres). Cela revient à opposer, non plus égoïsme et altruisme, mais individualisme et collectivisme. Le critère du Bien et du Mal serait alors le fait qu’une action vise, non pas mon propre bien ou le bien d’un autre, mais un bien individuel ou collectif. Or c’est là tomber dans l’erreur collectiviste consistant à croire que, poursuivre le bien d’un grand nombre d’individus, c’est poursuivre autre chose qu’un bien individuel – un bien d’une autre nature: un bien collectif.

          Le fait même qu’il soit question d’un grand nombre d’individus rend pourtant évident que la différence entre un bien dit individuel et un bien dit collectif n’est pas une différence de nature, mais uniquement une différence dans le nombre des bénéficiaires, lesquels sont tous des individus. En ce sens, une action vise toujours un bien de nature individuelle, c’est-à-dire le bien d’un certain nombre d’individus.

          Maintenant, pour quelle raison une action serait-elle plus ou moins bonne selon le nombre de ses bénéficiaires? Après tout, le Bien pourrait tout aussi bien être fonction du bienfait reçu par chacun des bénéficiaires d’une action, lequel diminue nécessairement avec leur nombre. S’il est question de financer la construction d’un orphelinat en Afrique, je dois décider du nombre d’orphelins pouvant être recueillis. (De même, je dois ensuite décider de l’identité des orphelins pouvant en bénéficier – preuve que ce « bien collectif » ne bénéficie qu’à des individus). Surtout, je dois aussi décider entre capacité et qualité d’accueil: toutes choses égales par ailleurs, plus il y aura d’orphelins, moins aura chaque orphelin.

          Il est donc clair que le nombre de ses bénéficiaires ne peut pas être le seul critère d’une « bonne action »: cela impliquerait que le mieux serait d’accueillir chaque orphelin dans les pires conditions possibles. Outre le nombre total d’orphelins recueillis, la qualité de l’accueil individuellement reçu par chacun d’entre eux doit évidemment entrer en ligne de compte.

          Revenons à l’altruisme. Sa perspective est partiale: il présuppose que le bien de l’individu que je suis a moins de valeur que celui de tout autre. Cela parce qu’il repose sur une perspective partielle: il ne tient compte que la moitié de la relation entre moi-même et autrui. En effet, s’il est Bien que je fasse le bien d’autrui, alors, en toute logique, il est Bien qu’autrui fasse mon propre bien. S’il agissait autrement, il serait égoïste – ce qui, par hypothèse et selon l’opinion, est Mal. D’où cette conséquence absurde que le bénéficiaire d’un don (un donataire), par exemple, devrait immédiatement en faire don à son généreux donateur – ou plus exactement, devrait refuser ce don, car l’accepter serait égoïste de sa part. Évidemment, cela rendrait tout acte altruiste impossible, ce qui prouve suffisamment que l’altruisme réciproque de plusieurs individus entre en contradiction avec lui-même.
 

« Pour quelle raison une action serait-elle plus ou moins bonne selon le nombre de ses bénéficiaires? Après tout, le Bien pourrait tout aussi bien être fonction du bienfait reçu par chacun des bénéficiaires d’une action, lequel diminue nécessairement avec leur nombre. »


          Je ne peux poursuivre le bien que d’un individu poursuivant lui-même son propre bien, c’est-à-dire d’un individu égoïste – qu’il s’agisse de moi-même ou bien d’un autre. Ainsi, rien ne servirait de construire des orphelinats si les orphelins n’étaient égoïstes, c’est-à-dire s’ils refusaient, par altruisme envers leurs donateurs, d’y être accueillis et d’en bénéficier.

          Imaginons qu’un individu A, richissime, fasse par pur altruisme le geste incroyablement généreux d’offrir à B un chèque en blanc. Tout aussi altruiste, B pourrait le refuser; mais, pour l’histoire, imaginons qu’il l’offre immédiatement à C... lequel, trop altruiste pour en faire quoi que ce soit d’autre, l’offre immédiatement à D, etc. On comprend bien, selon la même logique, que Z finira par rendre son chèque à A. La morale de cette histoire est que, pour que l’altruisme ait un sens, il est nécessaire, à un moment quelconque, que l’un de ces individus encaisse le chèque – c’est-à-dire recherche son propre bien et agisse de manière égoïste. Sans cela, aucun don ne pourra jamais avoir lieu.

          En outre, on oublie généralement que si l’on considère que l’altruisme s’oppose à l’égoïsme comme le Bien au Mal, alors il devrait être présenté, non pas comme une exception et un ornement, mais comme la forme normale de l’action. Ce devrait être un devoir, c’est-à-dire la manière dont il faut que chaque individu agisse toujours envers tous les autres. Or, comme on vient de le voir, l’altruisme ne peut pas être une telle obligation universelle – du moins, pas sans entrer en contradiction avec lui-même.

          À vrai dire, il y a un raffinement possible. Certains rêvent en effet à une société de dons et de contre-dons, lesquels ne seraient acceptés que « pour faire plaisir à l’autre ». Cependant, ceci présuppose que chacun puisse trouver son propre bien dans le bien de l’autre; or c’est uniquement en niant cette possibilité que l’on peut opposer égoïsme et altruisme.

          En effet, dire qu’il est Bien d’être altruiste et Mal d’être égoïste, c’est présupposer que l’on ne peut pas être les deux à la fois. C’est présupposer que ma poursuite de mon propre bien empêche ma poursuite du bien d’autrui, et inversement(1).

          Cette présupposition est évidemment arbitraire et fausse: je peux me réjouir de ce que des orphelins soient recueillis, non pas parce que j’y gagne en bonne conscience, ou en sensation de pouvoir, mais simplement parce que je trouve mon propre bien dans le bien d’autrui.

          Puisque cela est possible, il ne l’est plus d’opposer l’égoïsme, c’est-à-dire la recherche par un individu de son propre bien, et l’altruisme. Au contraire l’altruisme devient un cas particulier de l’égoïsme. Et il ne l’est plus non plus d’opposer l’altruisme et l’égoïsme comme le Bien et le Mal. Que je trouve mon propre bien dans celui de l’individu que je suis, ou bien dans celui d’un ou plusieurs autres individus – quelque nombreux qu’ils soient, cela n’est pas une question de Bien et de Mal, mais de préférence. Et il n’existe aucun critère permettant de déterminer s’il est objectivement préférable que je trouve mon propre bien dans l’un ou l’autre de ces choix. L’idée même de « préférence objective » est d’ailleurs une contradiction dans les termes.

          En tout état de cause, puisqu’il ne s’agit que de mon propre bien, je suis seul en droit d’en faire le choix. C’est seulement si l’on m’empêchait de trouver librement mon propre bien qu’il serait, alors, question de Bien et de Mal – c’est-à-dire de mon droit et de la violence qui lui serait faite.

          Cette précision apportée aux concepts d’« égoïsme » et d’« altruisme », après ceux d’« éthique » et de « morale », certains pourraient se désespérer de ce que, la morale n’impliquant que le respect de la propriété privée, et toute valeur étant relative à l’égoïsme de chacun, il ne reste plus de place pour la moindre générosité entre les hommes.

          Mais c’est l’inverse qui est vrai. Comme on l’a dit, la différence entre l’éthique et la morale est que la première est libre, alors que la seconde est obligatoire. Et c’est là la condition de toute générosité entre les hommes. En effet, si c’était mon devoir que d’être altruiste et charitable, alors, faisant un don quelconque, je ne serais pas généreux envers autrui: je lui rendrais simplement son , et ne serais pas plus solidaire avec lui que n’importe quel individu remboursant ses dettes, c’est-à-dire respectant le droit de propriété de ses créanciers.

          Être charitable envers autrui, cela ne peut pas consister à accomplir mon devoir envers lui. Cela ne peut consister qu’à poursuivre son bien alors que je ne lui dois rien et que rien ne m’oblige à le faire. Alors, et alors seulement je suis généreux envers lui, parce que je serais en droit d’agir autrement. Il est donc risible que l’on en appelle à la « solidarité » pour justifier des taxes qui sont des prélèvements obligatoires. Plus exactement, il est triste que tant de gens se laissent avoir.

 

* Ce texte est un extrait du livre Le capitalisme et sa philosophie, nouvellement disponible en libre accès sur le Web.
1. Cf. Ayn Rand, La vertu d'égoïsme, « L'éthique des urgences », Les Belles Lettres, Paris, 1993.

 

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