L’exportation du droit américain, l’extraterritorialité des lois
américaines est un processus qui ne date pas d’aujourd’hui. Voilà des années,
voire des décennies que les États-Unis développent une stratégie globale
d’hyperpuissance en s’appuyant sur un arsenal juridique et en imposant leurs
lois, leurs normes, au reste du monde. Il aura fallu l’amende
colossale infligée à BNP Paribas (8,9 milliards de dollars) et celle qui,
infligée à Alstom (772 millions de dollars), fut la véritable cause, quoi
qu’en dise le PDG d’Alstom, de la vente de la division « énergie » à General
Electric, pour que nos dirigeants découvrent la réalité d’une guerre
économique engagée depuis des décennies. Ils ont ainsi découvert,
tardivement, le caractère meurtrier d’un arsenal juridique dont la mise en
place remonte à plus d’un quart de siècle.
Dans la décennie 90, après l’effondrement du communisme, les États-Unis
vont se doter d’une série de lois qui concernent les entreprises américaines
mais aussi toutes les entreprises étrangères. La majorité de ces
lois, Trade Acts ou embargos, permettent aux responsables américains du commerce
d’identifier et de sanctionner les comportements « injustes et déraisonnables
» des acteurs économiques rivaux des Américains.
On peut classer ces textes dans quelques grands chapitres :
Le plus connu aujourd’hui est la lutte contre la corruption,
le fameux Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) qui s’appliquait aux
entreprises américaines qui versaient des pots de vin aux fonctionnaires et
aux hommes politiques pour obtenir des contrats. En 1998, ce FCPA est étendu
aux entreprises étrangères et il va servir de modèle à la convention OCDE
censée réprimer la corruption, notamment en matière de grands contrats.
Le second chapitre est une batterie de lois qui criminalisent le
commerce avec les États sous embargo américain. Certaines de ces
lois sont bien connues, telles les lois Helms-Burton et D’Amato qui
sanctionnent les entreprises commerçant avec l’Iran, Cuba, la Libye, le
Soudan etc. (au total il y aura 70 embargos américains à travers le monde).
En 2006, un banquier britannique, un des dirigeants de la Standard Chartered,
dira : « Putains d’Américains, qui êtes-vous pour nous dire et pour dire au
reste du monde que nous ne devons pas travailler avec les Iraniens ? ».
Quelques années plus tard la Standard Chartered devra payer 700 millions de
dollars d’amende pour avoir commercé avec l’Iran.
Autre chapitre, une batterie de lois criminalisent le commerce avec les
pays sous embargo ONU.
Ensuite viendra le blanchiment de l’argent sale des terroristes ou des
narcotrafiquants.
Le Patriot Act, édicté en 2001 après l’attaque sur les Twin towers, sous
couvert de lutte contre le terrorisme, donne des pouvoirs élargis aux
différentes agences pour accéder aux différentes données informatiques.
Enfin la loi Dodd-Frank de juillet 2010 confère à la SEC (Securities and Exchange
Commission), le gendarme américain de la bourse, le pouvoir de réprimer toute
conduite qui, aux États-Unis, concourt de manière significative à la
commission de l’infraction, même lorsque la transaction financière a été
conclue en dehors des États-Unis et n’implique que des acteurs étrangers.
Cela va donc très loin.
Cerise sur le gâteau, en 2014, le Foreign Account Tax Compliance
Act (FATCA) donne au fisc américain des pouvoirs extraterritoriaux qui
contraignent les banques étrangères à devenir ses agents en lui livrant
toutes les informations sur les comptes et avoirs des citoyens américains
dans le monde. Si elles n’obtempèrent pas, 30 % de leurs revenus aux
États-Unis sont confisqués et, plus grave encore, elles peuvent se voir
retirer leur licence. Or, pour une banque, notamment les plus grandes, ne
plus pouvoir travailler aux États-Unis et ne plus pouvoir compenser en
dollars équivaut à un arrêt de mort. On a souvent voulu voir derrière le
FATCA le moyen pour les Américains de faire enfin plier les banquiers
suisses, les « gnomes de Zurich », les obliger à abandonner leur sacro-saint
secret bancaire. C’est vrai… mais c’est l’arbre, moral et médiatique, qui
cache la forêt. Ainsi, BNP Paribas a été contrainte de fournir dans le cadre
de son amende la liste des comptes de ses clients américains et
franco-américains. C’est ainsi que des personnes fort respectables, qui ont
la malchance d’avoir la double-nationalité mais qui ont toujours gagné et
déclaré leur argent en France, sans avoir de revenus aux États-Unis, sont
sommées par l’Internal Revenue Service (IRS), le fisc américain, de fournir
toutes leurs déclarations d’impôts. Si jamais elles ont payé moins en France
que ce qu’elles auraient payé aux États-Unis, l’IRS leur réclame la
différence. Cela s’appelle du racket.
Avec le recul, on s’aperçoit qu’il est très difficile de contester chacune
de ces mesures : Qui va s’élever contre le fait de lutter contre la
corruption… ? De même qui n’est favorable à la répression des
narcotrafiquants et du blanchiment de leur argent ? Il en est de même du
terrorisme. C’est là toute l’habileté du projet américain théorisé en 2004
par Suzanne Nossel, laquelle a inspiré Hillary Clinton lorsque cette dernière
était secrétaire d’État.
C’est la théorie non du soft power mais du smart power,
affirmation par les États-Unis d’une vision universelle au nom de leur
compétence universelle.
Les États-Unis se vivent comme le nouveau peuple élu. Leurs victoires
contre les forces du mal (en 1945 contre le nazisme, plus tard contre le
communisme), leurs performances économiques, témoignent de la supériorité de
leur modèle. Il est donc normal que tous les autres peuples adoptent
ce modèle car la globalisation implique l’uniformisation. Les
États-Unis énoncent donc de grands principes, valables pour tous et que tous
sont contraints de respecter à travers un arsenal juridique, à travers la
puissance du dollar, à travers les technologies qui permettent de tout savoir
(on pense à la NSA). Le tout, bien sûr, pour le bien commun.
Cette compétence universelle, par définition, s’applique à toutes les
activités humaines. L’offensive contre la FIFA et Sepp Blatter (et par
ricochet contre Michel Platini), a été menée par les Anglo-saxons, par les
Américains. Une offensive fort habile car chacun sait que la FIFA (Fédération
Internationale de Football Association), comme le CIO (Comité international
olympique), sont des lieux où le népotisme et la corruption règnent en
maîtres. Pour les Américains, il s’agit de faire exploser ce système et de le
remplacer par un autre où la puissance américaine sera dominante et imposera
ses règles.
Il est très difficile de s’opposer à ce smart power, véritable
idéologie qui s’appuie sur la défense des droits de l’homme, la libre
concurrence non faussée, le droit des consommateurs, le droit des minorités
etc.
Cette stratégie s’appuie également sur les ONG anglo-saxonnes. Ce sont
elles qui sont à l’origine de l’affaire Volkswagen. Loin de moi l’idée de
défendre Volkswagen et l’industrie automobile allemande mais il est intéressant
d’observer comment cette affaire s’est déroulée. Au départ, le lobby
automobile européen, dominé par les industriels allemands, avait de très
bonnes relations avec la Commission européenne et, évidemment, les normes de
pollution et de consommation en Europe ont été fixées avec l’assentiment des
constructeurs automobiles. Nous avons tous pu constater que l’affichage des
consommations des véhicules ne correspond absolument pas à la réalité sur le
terrain. Il se trouve que Volkswagen avait misé sur le diesel, invention
essentiellement européenne, pour pénétrer le marché américain. Or, aux
États-Unis, les normes anti-pollution pour le diesel sont beaucoup plus
rigoureuses qu’en Europe, notamment pour les particules fines (on pourrait
parler d’une norme protectionniste). Volkswagen a décidé, pour pénétrer le
marché américain avec ses véhicules diesel, d’installer secrètement un
logiciel fourni par Bosch. Logiciel qui permettait de masquer la réalité de
émissions de particules. Ce truquage est découvert par une ONG américaine qui
dévoile l’affaire en 2014 et transmet le dossier à l’agence fédérale de
protection de l’environnement. C’est alors que l’affaire commence.
Volkswagen, qui a effectivement triché, est piégée. Les media s’en mêlent, la
machine s’emballe (48 Class actions, dans 48 États différents). La machine de
guerre judiciaire américaine s’est mise en branle et le coût pour Volkswagen,
indépendamment du coût pour son image, va se chiffrer en dizaines de
milliards de dollars. Volkswagen (tout comme sa filiale Audi) avait
énormément misé sur les États-Unis : le marché américain devait être le
nouvel eldorado pour le constructeur automobile allemand qui espérait
s’implanter aux États-Unis, bénéficier du dollar, d’une main d’œuvre moins
chère qu’en Europe pour réexporter ensuite des modèles ou des sous-ensembles
sur le marché européen et sur l’Asie. Ambition que l’industrie automobile
américaine, en plein renouveau, grâce aux subventions données notamment à
General Motors, ne voit pas d’un très bon œil. Est-ce un hasard si l’affaire
du petit logiciel de Volkswagen a émergé ? Ce qui va se passer sur l’affaire
Volkswagen est important car, si les Allemands plaident coupables, ils ont
cependant commis un crime de lèse-majesté début janvier en refusant aux prosecutors
et aux enquêteurs américains l’accès à leurs données, notamment sur le sol
allemand. En effet, quand la machine judiciaire américaine est en
branle (les entreprises qui sont « passées dans la moulinette » en savent
quelque chose), les enquêteurs américains déboulent et ont accès à tout,
mails, documents etc. Or les Allemands, invoquant la German law, qui interdit
la communication de données à des puissances étrangères extérieures à l’Union
Européenne, ont refusé de donner l’accès aux documents et aux mails internes
à leur siège social. Les Allemands iront-ils jusqu’au bout du bras
de fer, refuseront-ils d’obéir aux injonctions de la justice américaine ? Cela
peut se terminer par l’obligation pour Volkswagen de fermer ses usines aux
États-Unis. On est là dans un processus lourd de conséquences.
Les États-Unis, forts de leur puissance, ont donc développé un arsenal
juridique tous azimuts. Ils décident qui peut commercer avec qui. Ils
peuvent décider aussi d’éliminer les concurrents. Les entreprises françaises
en savent quelque chose avec l’Iran. À la différence de ce qui se
passait dans les années 80-90, ils bénéficient de la position du dollar : 78
% des transactions mondiales se font en dollars et tout est compensé par les
États-Unis. Comme toutes les transactions en dollars
transitent par les États-Unis, toute transaction en dollars est soumise à la
loi américaine. Ils ont aussi les écoutes : on a découvert que la
NSA et les services américains écoutaient systématiquement tout, y compris
les chefs d’État… et personne n’a protesté. Et surtout, cette
extraterritorialité devient un extraordinaire business qui profite d’abord
aux Américains. Les amendes proprement dites commencent à atteindre
des montants conséquents. Pour les banques, le total des amendes infligées
par la justice américaine est de 125 milliards de dollars, dont une bonne
partie concerne les banques américaines. Mais les banques américaines ont été
condamnées pour les affaires de subprimes (aucun banquier américain n’a fait
de prison) tandis que les banques européennes et japonaises ont été
condamnées pour avoir violé des embargos. Les banques suisses ont
payé un très lourd tribut pour ne pas avoir communiqué à temps un certain
nombre de données.
On en est aujourd’hui à 35 milliards de dollars d’amendes pour les banques
étrangères et une demi-douzaine de milliards de dollars pour les groupes
industriels. Sur les dix premières amendes infligées, notamment pour des
affaires de corruption, aux groupes industriels, neuf concernent des groupes étrangers.
Le record va à Siemens (800 millions de dollars) suivi par Alstom (772
millions de dollars).
Cet argent sert d’abord à l’auto-alimentation du système judiciaire
américain (la SEC, le Trésor, le DOJ etc.) dont les coûts annexes sont
considérables. Le système judiciaire américain, les centaines de milliers de
lawyers des cabinets, sont embauchés par les entreprises et vivent « sur la
bête ». L’argent des amendes fait donc vivre le système judiciaire américain
au sens large. S’y ajoute la contestation de brevets etc. L’application
de ce système de l’extraterritorialité est un formidable business qui
alimente la machine judiciaire et juridique américaine.
Les gens de BNP Paribas seront sans doute heureux d’apprendre qu’une
partie de leur amende va servir à indemniser les citoyens américains qui
avaient été victimes de la prise d’otages à l’ambassade des États-Unis à
Téhéran en 1979. Plus de cinquante personnes, retenues pendant 444 jours,
n’avaient jamais été indemnisées parce que, dans l’accord entre l’Iran et
Ronald Reagan, l’Iran avait refusé de payer quelque indemnité que ce soit
(l’une des raisons pour lesquelles les Iraniens avaient pris en otage les
personnels de l’ambassade américaine était la « prise en otage » par les
Américains des compte iraniens à la Chase Manhattan Bank…). Le Congrès a
l’intention d’utiliser 1 à 2 milliards de dollars, pris sur l’amende de BNP
Paribas, pour indemniser ces ex-otages américains.
Plus grave : les accords que les entreprises étrangères sont contraintes
de signer s’accompagnent généralement de la mise sous tutelle de fait de ces
entreprises qui, de par le settlement, l’accord passé avec la justice
américaine, subissent pendant six mois, un an, trois ans… la présence de
contrôleurs indépendants chargés de vérifier que l’entreprise condamnée se
conforme bien à toutes les règles de la compliance américaine. Alcatel Lucent
avait été condamnée il y a quelques années à une amende pour corruption à
propos d’affaires qui remontaient au début des années 2000 (le montant, moins
important que celui infligé à Alstom, s’élevait quand même à 170 millions de
dollars). Contrainte d’accepter pendant trois ans la présence d’un contrôleur
indépendant, Alcatel Lucent devait lui donner toutes les informations que ce
contrôleur jugeait utiles à la réalisation de sa mission. D’aucuns disent que
Alcatel Lucent a été ainsi pillée pendant quelques années par la justice
américaine. Les secrets de fabrication et un certain nombre de
données essentielles peuvent être transférés ainsi à une puissance étrangère.
L’extraterritorialité du droit américain permet à la puissance américaine,
sur les secteurs qu’elle estime stratégiques, d’asseoir sa domination.
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Merci.
Jean-Pierre ChevènementMerci à Jean-Michel Quatrepoint pour cet exposé
qui nous a mis l’eau à la bouche.
Que fait le gouvernement ? Que font les pouvoirs publics ? La réponse viendra
à son heure.
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Le cahier imprimé du colloque « L’extraterritorialité du droit
américain » estdisponible
à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.