Montréal, 15 mars 2008 • No 254

 

OPINION

 

Pascal Salin est professeur d'économie à l'Université Paris-Dauphine et auteur, notamment, de Libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2000).

 
 

L'« INDÉPENDANCE » DES JOURNALISTES

 

par Pascal Salin

 

          Le problème de l'indépendance des journalistes a été particulièrement d'actualité au cours des mois passés à l'occasion de deux événements importants dans la vie de la presse. En France, tout d'abord, le rachat du journal Les Echos au groupe Pearson par le groupe de luxe LVMH de l'homme d'affaires Bernard Arnault a soulevé des inquiétudes, en particulier au sein de la communauté des journalistes de ce journal qui craignaient que leur indépendance soit remise en cause par ce rachat. Aux États-Unis, des craintes similaires se sont exprimées à l'occasion de la vente du Wall Street Journal par les membres de la famille Bancroft au magnat de la presse Rupert Murdoch. On a souligné, à cette occasion, que la famille Bancroft n'avait jamais fait de pressions sur les journalistes de ce quotidien et avait totalement respecté leur indépendance.

 

          Ces appels au respect de l'indépendance des journalistes ont reçu un accueil très favorable, comme en témoignent, par exemple, les multiples articles de soutien publiés par Les Echos. On comprend l'intérêt porté à cette question, on comprend les inquiétudes exprimées par les uns et par les autres, car on a le sentiment que l'indépendance des journalistes est un moyen de garantir la liberté de la presse, élément essentiel d'une société libre. Mais cela ne doit pas empêcher de réfléchir sur le contenu exact qu'il convient de donner à la notion d'indépendance des journalistes.

          De manière générale, il semble d'ailleurs que la recherche de l'indépendance constitue une préoccupation forte et caractéristique de notre époque. Ainsi, il est fréquent de créer des organismes « indépendants » pour résoudre des problèmes institutionnels. Tel est le cas par exemple, en France, du CSA (conseil supérieur de l'audiovisuel), de l'AMF (autorité des marchés financiers) ou de l'ART (autorité de régulation des télécommunications), sans parler de l'indépendance accordée à la Banque de France avant de l'être à la Banque centrale européenne. Bien entendu, dans tous ces cas, le souci majeur a consisté à rendre ces organismes indépendants du pouvoir politique. Cependant, cette notion n'est pas sans ambiguïtés.

          En effet, dire qu'un organisme est indépendant (ou que ses membres sont indépendants), c'est dire qu'il n'a de compte à rendre à personne, que ses membres ne peuvent pas être sanctionnés ou subir des conséquences quelconques de leurs décisions. Mais s'il en est ainsi, cela signifie que ses membres sont irresponsables puisque la responsabilité se définit comme le fait de supporter les conséquences de ses actes. Or, les hommes ne sont pas parfaits. Aussi bien intentionnés soient-ils, ils ont des préjugés, des informations limitées et il faut bien admettre qu'il peut leur arriver de prendre de « mauvaises » décisions.

          Parce que les êtres humains vivent en société et parce que leurs actes ont des conséquences sur autrui, il est nécessaire qu'il existe des processus de contrôle de ces actes, de telle sorte que l'indépendance constitue un concept illusoire ou même parfois dangereux. Ainsi, un producteur qui subit la concurrence d'autres producteurs n'est pas indépendant: il ne peut pas vendre n'importe quoi à n'importe quel prix. Il est « contrôlé » par la concurrence et le marché, c'est-à-dire par les hommes et les femmes qui sont susceptibles d'acheter ses produits, il est dépendant d'eux. Il est responsable précisément parce qu'il subit les conséquences, bonnes ou mauvaises, de ses propres choix. Et il est responsable parce qu'il n'est pas indépendant.

          Existe-t-il alors des raisons de dire qu'il en va différemment dans la presse et dans les médias? Est-il légitime de dire que les journalistes doivent être indépendants, ce qui impliquerait qu'ils auraient le droit, à partir du moment où ils ont été embauchés par un journal, d'écrire n'importe quoi sans jamais en subir les conséquences, par exemple sous forme de difficultés de carrière ou de licenciements? Personne ne peut évidemment défendre une telle position. Mais alors que peut bien signifier l'indépendance des journalistes?
 

Les limites de l'« indépendance »

          Si l'on admet – comme on doit raisonnablement le faire – qu'un journaliste ne peut pas écrire n'importe quoi, comment peuvent alors être déterminées les limites de son « indépendance »? Il en va dans le journalisme comme dans n'importe quelle activité: c'est aux propriétaires – eux-mêmes dépendants du marché – de déterminer les stratégies de production et donc la manière pour les salariés de remplir leurs tâches, conformément à leurs obligations contractuelles. D'ailleurs, par le fait même que l'on se trouve dans une relation contractuelle, on ne peut pas se dire indépendant, car on est lié par le contrat qu'on a librement signé. Il est incohérent de prétendre qu'on doit être indépendant tout en ayant accepté de signer un contrat de travail. Il n'en irait autrement que si le journal appartenait à une coopérative de journalistes liés par des contrats garantissant l'absolue indépendance de chacun. Une telle formule serait d'ailleurs légalement possible. Si elle n'existe pas c'est que cela ne marche pas. Il faut en effet une spécialisation des tâches, certains – les propriétaires du journal – supportant les risques de l'entreprise, les autres étant rémunérés pour leurs services. Mais précisément, s'ils supportent les risques, il revient normalement aux propriétaires de déterminer la ligne éditoriale.
 

« C'est aux propriétaires – eux-mêmes dépendants du marché – de déterminer les stratégies de production et donc la manière pour les salariés de remplir leurs tâches, conformément à leurs obligations contractuelles. »


          Si les journalistes étaient totalement indépendants – c'est-à-dire libres d'écrire ce qui leur fait plaisir ou ce qui leur parait intéressant – et si un journal, ne répondant pas ainsi à l'attente de ses lecteurs, faisait faillite, c'est bien son propriétaire qui en subirait les conséquences. C'est pourquoi il est légitime qu'il détermine les limites de l'indépendance des journalistes. Il se peut qu'elle soit très largement accordée, comme cela a été le cas avec la famille Bancroft pour le Wall Street Journal. Cela tenait probablement à ce qu'il y avait une entente implicite sur la ligne éditoriale et sur la stratégie d'information entre les propriétaires et la rédaction. On peut évidemment considérer comme idéale une telle situation, satisfaisante à la fois pour les propriétaires du journal, pour ses journalistes et ses lecteurs. Mais on ne peut pas en faire un principe général.

          D'autres cas existent en effet et doivent pouvoir exister. Ainsi, il y a quelques années, un homme d'affaires d'un pays d'Amérique latine avait acheté un magazine dont les journalistes étaient essentiellement d'inspiration marxiste. Ils ont cru pouvoir continuer la même ligne éditoriale, mais le nouveau propriétaire les a rapidement remplacés, ce qu'il pouvait faire légitimement.

Indépendance vs droit de propriété

          Mais revenons à l'exemple français cité ci-dessus, c'est-à-dire celui des Echos. Ce qui était en cause, semble-t-il, dans ce cas, ce n'était pas seulement un souci d'indépendance dans la détermination de la ligne éditoriale, mais un aspect plus spécifique du problème. Il a été souligné en effet que, Les Echos ayant essentiellement pour tâche d'analyser la vie des affaires, il y avait un risque que les journalistes ne puissent pas exprimer librement leurs jugements dans le cas où les affaires du propriétaire seraient concernées. On comprend cette crainte, mais il ne faut peut-être pas l'exagérer.

          En effet, dans la mesure où il existe un grand nombre de moyens d'information, le propriétaire d'un journal qui utiliserait celui-ci dans son propre intérêt – par exemple en masquant des difficultés de l'une ou l'autre de ses entreprises – perdrait toute crédibilité. Il serait en fait de son intérêt de laisser la plus grande liberté d'expression aux journalistes précisément dans ce cas-là. Mais, bien entendu, on ne peut pas en être certain, car personne ne connaît les intentions d'autrui, personne ne peut prévoir la manière dont tel ou tel se comportera dans des circonstances imprévues. Ne faut-il alors pas accepter ce qui constitue les risques de la vie, avec ses bonnes et ses mauvaises surprises? Mais il faut en tout cas éviter qu'une inquiétude spécifique – par exemple celle qui concerne un possible conflit d'intérêts – ne conduise à émettre une revendication excessive, comme cela est le cas au sujet de l'indépendance des journalistes. Et il faut aussi, et surtout, éviter qu'une législation trop favorable à l'indépendance des journalistes ne vienne vider le droit du propriétaire d'une grande partie de son contenu.

          C'est bien pourtant ce qui se passe en France où, par exemple, le recours à la « clause de conscience » permet à un journaliste de percevoir d'importantes indemnités s'il quitte un journal en invoquant un désaccord avec la ligne éditoriale. Cette disposition permet à un journaliste de faire planer une menace sur le propriétaire d'un journal et lui permet donc de préserver son « indépendance ». La protection de son indépendance transfère une partie du droit de propriété à son profit sans qu'il ait par ailleurs à supporter les risques correspondants.

          Ainsi, dans l'hypothèse déjà évoquée où un journal fait faillite du fait de la trop grande indépendance de ses journalistes, ceux-ci se retrouvent certes au chômage – et, de ce point de vue, ils courent un risque –, mais la valeur de leur patrimoine professionnel n'en est pas diminuée et ils peuvent donc avoir l'espoir réaliste de trouver un nouvel emploi pour ce patrimoine. Par contre, le propriétaire du journal perd la totalité de son patrimoine, dont la valeur tenait à des éléments extrêmement spécifiques et immatériels qui disparaissent totalement du fait de la faillite. Il n'est évidemment pas question de « protéger » le propriétaire, mais simplement de lui permettre d'exercer normalement son droit de propriété.
 

 

SOMMAIRE NO 254QU'EST-CE QUE LE LIBERTARIANISME? ARCHIVESRECHERCHEAUTRES ARTICLES DE P. SALIN

ABONNEZ-VOUS AU QLQUI SOMMES-NOUS? LE BLOGUE DU QL POLITIQUE DE REPRODUCTION COMMENTAIRE? QUESTION?