La crise aura mis en pleine lumière l’opacité des processus de décision au
sein tant de l’UE que de l’Eurogroupe ou de la Banque Centrale Européenne.
Elle aura souligné le caractère anti-démocratique de nombre de ces décisions
et son aversion profonde quant à la souveraineté des peuples. L’Union
européenne, sans s’en rendre compte, a assumé le rôle de la défunte Union
soviétique en développant l’équivalent d’une doctrine de la
« souveraineté limitée ».Quelle que soit donc l’issue de cette
crise, son impact sur l’image de l’UE sera désastreux.
Le non-dialogue et ses fondements.
Les conditions de gestion de cette crise ont été désastreuses,
mais c’est un désastre dont la Commission européenne porte l’entière
responsabilité.
Dès l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement grec (l’alliance entre
SYRIZA et les souverainistes de l’ANEL) il était évident que le cadre de la
négociation ne pouvait être celui du « mémorandum ». Cette réalité
a été refusée par les négociateurs de l’Eurogroupe qui ont constamment
cherché à ramener le gouvernement grec à un cadre que ce dernier rejetait. La
Commission européenne, et les diverses « institutions »
européennes, ont affecté de croire que la négociation portait sur les
montants d’aides alors que le gouvernement grec proposait de sortir de cette
logique de l’aide et de traiter politiquement le problème
de la dette, comme il fut fait en 1953 avec la dette de l’Allemagne.
Ce refus de la part de la Commission d’entendre ce que lui disait
le gouvernement grec a conduit à la transformation de ces négociations en ce
que le Ministre grec des Finances, M. Yanis Varoufakis, appelle une
« guerre »[1]. Comme l’on pouvait s’y attendre, cela a entraîné un
durcissement de la position grecque. Aujourd’hui on assiste à une alliance de
fait de la gauche de SYRIZA avec les souverainistes de l’ANEL, alliance qui
conditionne largement l’attitude du Premier ministre Alexis Tsipras[2].
Si l’on est aujourd’hui au bord du gouffre, c’est largement parce que
l’Union européenne a poursuivi dans cette négociations des objectifs eux
aussi politiques : faire plier la Grèce afin de garantir qu’une remise
en cause du cadre austéritaire voulu par l’Allemagne et par les pays qui ont
accepté le rôle de vassaux de cette dernière, et il faut ici parler de
l’Espagne, de la France et de l’Italie, ne puisse être remis en cause par des
voies démocratiques.
Progressivement, dans le printemps 2015, il est donc devenu évident que ce
que cherchait l’Union européenne ce n’était point un accord avec la Grèce
mais la reddition en rase campagne du gouvernement grec. Quelle que soit
l’issue finale de ces « négociations », les peuples européens
auront donc compris que du côté de Bruxelles il n’y avait que foi punique, et
que M. Juncker ne pensait qu’à une paix carthaginoise.
De ce point de vue, et cela a une énorme importance, l’Union
européenne a perdu la bataille de l’image. Elle s’est révélée telle
qu’elle est en elle-même : une structure d’oppression et de répression,
un ensemble profondément anti-démocratique. La réputation de l’Union
européenne est désormais entachée par son comportement par rapport à la
Grèce.
L’Union européenne telle qu’en elle-même.
L’Union européenne se présentait comme une construction nouvelle, ni un
« super-Etat » ni une simple association. En affirmant
péremptoirement, par la bouche de M. Barroso, que l’UE est un projet
« sui generis »[3], les dirigeants européens s’exonèrent de tout
contrôle démocratique et enterrent ainsi le principe de souveraineté
nationale, mais sans le remplacer par un autre principe. C’est le fait du
Prince dans toute sa nudité. Ceci fut réaffirmé, de manière plus brutale, par
Jean-Claude Juncker, le successeur de l’ineffable Barroso à la tête de la
commission européenne : « Il ne peut y avoir de choix
démocratique contre les traités européens »[4].
Cette révélatrice déclaration date de l’élection grecque du 25 janvier
2015, qui justement vit la victoire de SYRIZA. En quelques mots, tout est
dit. Le Droit Constitutionnel, autrement dit les normes par lesquels nous
nous donnons des règles afin d’organiser notre vie en communauté, se
concentre normalement sur la question de la Souveraineté. Or, c’est cette
question que les oligarques de Bruxelles et Francfort voudraient bien faire
disparaître. On a bien vu le schéma mis au point, consciemment ou
inconsciemment, à Bruxelles, et que révèle tant le discours de Barroso que la
déclaration de Juncker n’a pas d’autres fins que d’exclure la souveraineté et
de laisser les dirigeants de l’Union européenne sans contrôle démocratique
sur leurs actes. Mais, la déclaration de Juncker va même plus loin[5].
Elle refuse à un pays le droit de remettre en cause des décisions
prises dans les traités. Nous sommes bien aujourd’hui dans le cadre d’une
nouvelle « souveraineté limitée ». Ces termes reprennent le
discours de l’Union soviétique par rapport aux pays de l’Est en 1968 lors de
l’intervention du Pacte de Varsovie à Prague. Ils affectent de considérer les
pays membres de l’Union européenne comme des colonies, ou plus précisément
des « dominion », dans le cadre du Commonwealth, dont la
souveraineté était soumise à celle de la métropole (la Grande-Bretagne). Sauf
qu’en l’occurrence, il n’y a pas de métropole.
L’Union européenne serait donc un système colonial sans métropole. Et,
peut-être, n’est-il qu’un colonialisme par procuration. Derrière la figure
d’une Europe soi-disant unie, mais qui est aujourd’hui divisée dans les faits
par les institutions européennes, on discerne la figure des Etats-Unis, pays
auquel Bruxelles ne cesse de céder, comme on l’a vu sur la question du traité
transatlantique ou TAFTA, ou encore en ce qui concerne la crie ukrainienne.
Retrouver la souveraineté, reconstruire l’Etat, refonder la
démocratie.
Cette révélation de la vraie nature de l’Union européenne conduit certains
auteurs à la comparer à un « fascisme mou »[7].
Il convient alors d’en tirer toutes les conséquences, même si la formule
de « fascisme mou » peut choquer. Il est clair aujourd’hui que le
combat visant à recouvrer la souveraineté est un préalable essentiel.
On ne pourra débattre des questions importantes qu’une fois que cette
souveraineté sera rétablie et l’Etat reconstruit. C’est en cela qu’il faut
saluer la décision, même si elle apparaît bien tardive, de Jean-Pierre
Chevènement de quitter le MRC (qu’il avait fondé) pour se situer dans un
espace de débat transcendant les « …sensibilités historiques car on
ne sortira pas la France de l’ornière sans cela »[8]. Il est
désormais clair que les divergences ne se feront plus sur un axe
« droite-gauche », du moins tant que la question de la souveraineté
ne sera pas tranchée.
« Il n’y a d’irrémédiable que la perte de l’Etat » avait dit
Henri IV[9]. Quand il fit cette déclaration devant les juges de Rouen, car un
Parlement à l’époque était une assemblée de juges, il voulait faire
comprendre qu’un intérêt supérieur s’imposait aux intérêts particuliers
et que la poursuite par les individus de leurs buts légitimes ne devait pas
se faire au détriment du but commun de la vie en société. En
redonnant le sens de la Nation, il mit fin à la guerre civile. Nous
en sommes là aujourd’hui. On peut le déplorer mais il faut le constater, et
en tirer les conséquences qui s’imposent.
Il est donc clair aujourd’hui que devrait se dessiner un front uni
des souverainistes. Contrairement à ce que l’on pense, ce n’est pas une
formule facile. Comme tout front uni, il n’est pas appelé à être une formule
magique, produisant une unanimité factice, mais un instrument tactique visant
un objectif politique précis. Il imposera, à terme, que l’on distingue bien
les critiques qui pourraient être faites au sein de ce front, de celles que
nous devrions réserver à nos ennemis.
Par Jacques Sapir
http://leseconoclastes.fr/2015/06/la-grece-le...a-souverainete/
Article original sur le blog de russeurope
Notes
[1]  target="_blank";http://www.euractiv.com/sections/euro-fina...ions-war-315247
[2] Evans-Pritchard A., « Syriza Left demands ‘Icelandic’ default
as Greek defiance stiffens », The Telegraph, 14 juin 2 target="_blank"015,http://www.telegraph.co.uk/finance/1167...e-stiffens.html
[3] Comme Manuel Barroso, Barroso J-M., Speech by President
Barroso: “Global Europe, from the Atlantic to the Pacific”, Speech
14/352, discours prononcé à l’université de Stanford, 1er mai 2014
[4] Juncker J-C, « La Grèce doit respecter l’Europe», Le Figaro, 29
janvie target="_blank"r 2015,http://www.lefigaro.fr/international...er-l-europe.php
[5] Voir l’analyse qu’en fait C. Delaume, « Du traité
constitutionnel à Syriza : l’Europe contre les peuples », in Le
Figaro-Vox, 2 fév target="_blank"rier 2015,http://www.lefigaro.fr/vox/politi...les-peuples.php
[6] De Sutter L., « La raison délirante de l’Europe, un nouveau
fascisme mou ? », inLibération, 10 févrie target="_blank"r 2015, http://www.liberation.fr/monde...sme-mou_1199605
[7] Idem.
[8] Le Figaro, « Chevènement veut un «mouvement d’idées» allant de
Mélenchon à Dupont-Aignan », 15 juin
2015, <ahref= »http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2015/06/15/25002-20150615ARTFIG00090-chevenement-veut-un-mouvement-d-idees-allant-de-melenchon-a-dupont-aigna target="_blank"n.php »>http://www.lefigaro.fr/poli...pont-aignan.php
[9] Discours de Henri IV au Parlement de Rouen en 1597.
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