|
(présenté
à la 3ème Libertarians
Scholars Conference en
1975. Publié dans le volume1, numéro 1 du Journal of Liberarian Studies en 1977. Pour ce périodique,
voir le site du Mises Institute).
[Roy Childs est un libertarien qui
avait déjà publié en 1969 une fameuse "Lettre
ouverte à Ayn Rand" pour convertir sans succès cette
dernière à l'anarcho-capitalisme. Il avait été lui-même
convaincu par LeFevre, Rothbard et les Tannehill. Il publia par la suite le
célèbre (dans les milieux libertariens) texte ci-dessous en
réponse aux analyses de Nozick. Par la suite (dans les années
1980), il répudia cependant l'anarchisme, expliquant que ce dernier
occupe chez les libertariens une place analogue au marxisme pour le mouvement
socialiste. Parmi ses écrits figurent également de nombreuses
notes de lectures pour Laissez-Faire Books. Un recueil de ses articles (Liberty
against Power, 1994) a été publié par Fox and Wilkes.
NdT]
A coup sûr, l'un des plus importants
événements qui se soit produit ces dernières
années sur la scène intellectuelle fut l'apparition, comme
porte-parole éloquent et vigoureux de la doctrine libertarienne, d'un
professeur de philosophie de l'Université de Harvard. En fait, l'homme,
Robert Nozick, et son traité Anarchie, État et Utopie,
récompensé du National Book Award, furent l'objet d'une telle
attention et de telles louanges que tous ceux qui soutiennent la doctrine de
la liberté se sont bien réjouis.
Cependant, s'ils se sont réjouis
de l'accueil fait au livre et du nouvel intérêt d'une grande
partie de l'establishment intellectuel pour le libertarianisme, ils ne se
sont pas tous pareillement félicités du contenu du livre
lui-même. Car, au milieu des critiques subtiles et de grande envergure
portées contre des doctrines telles que la théorie de
l'exploitation de Marx, l'égalitarisme et la théorie de la
justice de Rawls (si acclamée par les intellectuels ces
dernières années) qu'on trouve dans le livre, apparaît un
argument tellement central de la pensée de Nozick qu'il domine le
premier tiers du traité : une défense de
"l'État minimal" contre les revendications et les arguments
de l'anarchisme.
Une partie de la consternation
causée par cette partie est due au fait que l'argument de Nozick est
souvent d'une grande complexité intellectuelle, utilisant contre le
lecteur toutes les techniques et les outils de la philosophie contemporaine -
avec de nombreuses autres réflexions techniques concernant d'autres
domaines, comme l'économie, ajoutées pour faire bonne mesure -
et donnant souvent l'impression d'être pris dans un manège
tournant à une allure étourdissante, changeant de vitesse et de
direction de manière imprévisible.
Mais une autre partie de la
consternation est également causée par la nature des arguments
eux-mêmes, et par leur tendance anti-libertarienne ; des arguments
reposant sur des notions telles que le "principe de compensation,"
le principe du "risque" et le prétendu "droit"
d'interdire les activités risquées des autres.
Ce n'est pas un hasard, dès
lors, qu'Anarchie, État et Utopie ait créé
une pluie de controverses dans les cercles libertariens. Tandis que les
médias et le monde intellectuel en général se
focalisait, de manière assez bien venue, sur les critiques convaincantes
de Nozick contre la pensée dominante, en particulier la partie
consacrée à l'examen de la théorie de la justice de
Rawls et à la défense, par Nozick, des "actes capitalistes
entre adultes consentants," les libertariens se sont plus
intéressés au cadre de référence de Nozick,
à l'absence d'une théorie des droits (sur laquelle repose
tacitement la validité d'une grande part du livre) et à ses
attaques contre l'anarchisme.
Il est évident que toute
critique détaillée et convaincante de ce profond et complexe
ouvrage devrait être aussi long que le livre lui-même. Nous
n'essayons pas ici d'atteindre de tels sommets. Ce que nous allons faire,
à la place, c'est essayer de répondre à l'argument
principal de Nozick pour défendre "l'État minimal."
Nozick commence avec "l'état de nature" lockéen pour
montrer comment, par une série de processus de "main
invisible" ne violant les droits de personne, un "État
minimal" peut survenir. Nous soutiendrons, à l'inverse, qu'en
partant d'un "État minimal" et en évoluant suivant
une série d'étapes (sans violer les droits de quiconque), nous
pourrions revenir à un état d'anarchie. En
résumé, nous soutiendrons que tout bon État minimal est
un État minimal mort, qui permet à des processus de se
produire, processus qui, si on les laisse continuer assez longtemps,
dissoudrons l'État minimal dans l'anarchisme.
En clarifiant tout ceci, nous devrons
parler du concept de "risque" chez Nozick, de son principe de
"compensation" et de son idée selon laquelle son explication
de l'origine de l'État est une explication de type "main
invisible." Nous verrons que, bien au contraire, il y a une main tout
à fait visible : en réalité, une
véritable main de fer.
La défense de l'État
minimal du professeur Nozick se déroule en trois étapes.
Premièrement, il soutient que, "étant donné"
un système anarchique d'associations protectrices en concurrence au
sein d'un marché libre, une agence dominante en
sortira, par des procédures de marché et par
nécessité économique. Cette "agence
dominante," à son tour, "évoluera" en un "L'État
ultraminimal" grâce à un processus de main invisible et
d'une manière moralement acceptable, ne violant les droits de
personne. Cet "État ultraminimal" diffère de l'agence
dominante en ce qu'il exerce un monopole de la force sur une région
géographique donnée, à l'exception de la force
nécessaire pour l'autodéfense immédiate. Par
conséquent, il "exclut les représailles privées (ou
les représailles via des agences) en cas de mal commis ainsi que
l'extorsion de compensations ; mais il fournit des services de
protection et fait respecter d'application des décisions uniquement à
ceux qui achètent ses polices de protection et d'application." Le
professeur Nozick montre alors comment cet État ultraminimal
évolue vers un État minimal, qui est
"équivalent à l'État ultra minimal auquel on a
ajouté un schéma Friedmanien (clairement redistributeur) de
bons, financés par les revenus de l'impôt. Dans ce
schéma, on donne à tout le monde, ou seulement à
certains (par exemple, ceux qui sont dans le besoin), des bons
financés par l'impôt qui ne peuvent être utilisés
que pour acheter une police de protection à l'État ultra
minimal." Le professeur Nozick soutient que "ceux qui dirigent
l'État ultra minimal sont moralement contraints de créer
l'État minimal," car "il serait moralement inadmissible que
des personnes maintiennent le monopole de l'État ultra minimal sans
fournir des services de protection à tous."
Cette dernière phrase est
particulièrement intéressante. La réussite de la
transformation de l'État ultra minimal en État minimal
dépend de l'allégeance au principe de compensation du
professeur Nozick. L'État ultra minimal est obligé de
"compenser" ceux à qui il interdit par la force d'exercer
des activités risquées. Une compensation adéquate est
sensée être assurée, sans plus de raison, comme nous le
verrons, par la fourniture de services de protection. Le professeur Nozick
accorde que l'État ultra minimal "pourrait ne pas fournir cette
compensation," mais il suppose que "généralement les
gens feront ce qu'il leur est moralement requis de faire." Cette
hypothèse, malheureusement, est uniquement faite par
le professeur Nozick lorsqu'il considère les actions de l'appareil
l'État, mais pas lorsqu'il considère les actions des
associations protectrices en concurrence. La naïveté n’est
certes charmante, mais pas très réconfortante, rassurante ou
réaliste. Qu'une telle hypothèse puisse être faite pour
jouer un rôle aussi crucialement important dans l'argumentaire du
professeur Nozick est, sous bien des aspects, symptomatique du livre et de
nombreuses discussions philosophiques contemporaines sur l'État.
Pourquoi une "agence dominante"
doit-elle se développer dans un système de marché libre
d'agences de protection en concurrence ? "Au début,"
écrit le professeur Nozick, "plusieurs associations ou compagnies
protectrices différentes offriront leurs services dans la même
zone géographique. Que se passera-t-il en cas de conflit entre clients
d'agences différentes ?" Nous apprenons que "seules
trois possibilités valent la peine d'être
considérées" :
1. Dans de telles situations, les
forces des deux agences se battent. L'une des deux agences gagne
systématiquement ces batailles. Comme les clients de l'agence perdante
sont mal protégés en cas de conflit avec les clients de
l'agence victorieuse, ils quittent leur agence pour faire affaire avec le
vainqueur.
2. Le pouvoir d'une agence est
concentré dans une zone géographique, celle de l'autre agence
dans une autre zone. Chacune gagne les batailles menées près de
son centre de pouvoir, un certain gradient étant établi. Les
gens qui traitent avec une agence mais vivent dans la zone de pouvoir de
l'autre se rapprochent du siège de leur propre agence ou changent
d'agence de protection.
3. Les deux agences se battent souvent
et à égalité. Elles gagnent et perdent avec la
même fréquence, et leurs membres dispersés ont des relations
et des litiges réguliers entre eux. Ou peut-être, sans se battre
ou après seulement quelques escarmouches, les agences comprennent que
de telles batailles se produiront continuellement en l'absence de mesures
préventives. En tout cas, pour éviter des batailles
fréquentes, coûteuses et source de gaspillages, les deux
agences, peut-être au travers de leurs directeurs, se mettent d'accord
pour résoudre pacifiquement les cas où elles arrivent à
des jugements différents. Elles conviennent de mettre en place et de
respecter les décisions d'un troisième juge ou d'un
troisième tribunal vers lequel elles peuvent se tourner quand leurs
jugements respectifs diffèrent. (Ou elles peuvent établir des
règles déterminant quelle agence l'emporte et dans quelles
circonstances.) Ainsi, il apparaît un système de tribunaux
d'appel et un accord quant aux règles concernant la juridiction et les
conflits entre les lois. Bien que différentes agences soient en place,
il n'existe qu'un seul système judiciaire fédéral
unifié dont elles sont toutes des composantes.
Quelle est l'importance de ceci ?
"Dans chacun de ces cas," nous est-il dit, "toutes les
personnes d'une zone géographique se trouvent dans un système
commun qui juge entre leurs revendications concurrentes et qui font respecter leurs
droits."
A
partir de l'anarchie, sous la pression de regroupements spontanés, des
associations de protection mutuelle, de la division du travail, des forces du
marché, des économies d'échelle et de
l'intérêt personnel rationnel, se crée quelque chose qui
ressemble beaucoup à un État minimal ou à un groupe
d'États minimaux géographiquement distincts.
D'après le professeur Nozick,
donc, si les associations de protection en concurrence font des arrangements
entre elles pour résoudre les conflits, nous avons un type de
"système judiciaire fédéral," une variante de
gouvernement. C'est certainement une métaphore et elle est injustifiée.
Certes, si nous prenons tous les dispositifs protecteurs utilisés dans
une société donnée et les rassemblons ensemble, le total
possède dès lors ce que certains appelleraient un
"monopole" de la protection. De même, tous les fermiers pris
collectivement ont un "monopole" sur l'agriculture. Mais ce n'est
qu'une tautologie.
Le point essentiel que le professeur
Nozick veut souligner est que si l'une de ces possibilités
alternatives se produit, il en résulte un "système
légal." Or, personne n'a jamais nié qu'il y ait bien un
"système légal" sous le régime de l'anarchie.
De nombreux anarchistes éminents ont affirmé qu'ils proposent
de séparer les structures et les processus (et
même un contenu, dans certains cas) de l'État, et d'abolir
totalement l'État. Si l'on décide d'appeler
"État" tout "système
légal" au sens large, il y a peu d'intérêt à
poursuivre l'analyse.
La discussion peut être
poursuivie de manière plus productive si nous distinguons deux types radicalement
différents de systèmes légaux : un
"système légal de marché" et un
"système légal d'État." Un
"système légal de marché" pourrait être
caractérisé comme un système de règles et de
procédures d'application qui émerge des processus de
l'économie de marché : concurrence, négociations,
décisions légales, etc. ; un système légal
dont l'ordre est "spontané" au sens de Hayek. D'un autre
côté, un "système légal d'État"
pourrait être caractérisé comme un système de
règles et de procédures d'application construites par
l'appareil d'État, comme un résultat de procédures
politiques, imposé par la force au reste de la société.
Dans une société avec un
"système légal de marché," la forme du
système légal est déterminée par les processus
mis en œuvre par les actions de plusieurs d'agences indépendantes
dont les plans peuvent entrer en conflit, et causer par conséquent
quelques ajustements de la structure moyens-fins, pour eux-mêmes et
pour les autres. Des agences indépendantes, dès lors, peuvent
trouver des accords, obtenir des décisions, mettre en place des
précédents, négocier, etc., produisant un
"ordre" légal qui n'a été construit par
personne. Le système résultant n'est pas un
"système fédéral" au sens traditionnel :
nous pouvons trouver des décisions ad hoc pour des conflits
individuels, des procédures décidées à l'avance,
comme la désignation du nom des juges par tirage au sort, des juges
choisis de manière alternative par chaque agence, à l'infini.
Nous n'avons pas besoin de supposer qu'un quelconque système permanent et
distinct d'appel soit érigé. (S'il y en avait un, cela ne
changerait pas notre argument essentiel.) L'anarchisme peut donc avoir un
système légal, un "système légal de
marché" qu'on opposera à un "système
légal d'État." L'analogie peut être faite avec la
distinction entre les systèmes économiques
étatisés et les systèmes économique de
marché libre. Les deux sont des systèmes, mais pas
de la même sorte : ils reposent sur des processus totalement
différents. Ce que nous conclurons donc, c'est que si se produit la
troisième des trois possibilités offertes par le professeur
Nozick, il n'en résultera pas d'appareil
d'État.
Plusieurs autres objections à ce
raisonnement surgissent ici : l'argument du professeur Nozick selon
lequel "des services maximaux de protection en concurrence ne peuvent
pas coexister" manque de force, parce qu'il ne fait que supposer que les
conflits violents entre agences seront la norme. Or, si de tels conflits
commencent vraiment à se développer, l'économie nous
donne toutes les raisons de supposer qu'il sera dans l'intérêt
des parties en concurrence de développer un moyen de régler les
conflits, plutôt que de se lancer dans des actions violentes. Enfin, il
n'y a aucune raison de considérer le concept de "services de
protection" avec un respect holistique. Une variété
infinie d'institutions peut se développer dans la
société, s'occupant des nombreux et divers aspects de la
protection. Certaines institutions peuvent patrouiller dans le voisinage,
certaines peuvent se concentrer sur les droits d'auteur, d'autres sur les
violations de contrats, certaines uniquement sur l'assurance contre le crime
plutôt que sur l'arrestation des criminels (pour les cas où les
clients de la société ne pensent pas que le châtiment ou
la punition soient justifiés ou vaillent le coup). Ici encore, il n'y
a pas de raison de croire qu'une seule agence domine le terrain.
La "main invisible" se
retrouve en fait empêtrée dans une puissante toile
d'araignée. Examinons le processus par lequel "l'agence
dominante" évoluerait vers un "État ultra minimal,"
qui à son tour se trouve moralement obligé de devenir un
"État minimal."
"Un État ultra minimal,"
écrit Nozick, "maintient un monopole sur tout usage de la force,
à l'exception de celle nécessaire pour l'autodéfense
immédiate, et exclut donc les représailles privées (ou
les représailles via des agences) en cas de mal commis ainsi que
l'extorsion de compensations ; mais il fournit des services de
protection et d'application des décisions uniquement à
ceux qui achètent ses polices de protection et d'application."
"L'État minimal (veilleur
de nuit)," d'un autre côté, est comme il l'écrit
"équivalent à l'État ultra minimal auquel on a
ajouté un schéma Friedmanien (clairement redistribuer) de bons,
financés par les revenus de l'impôt. Dans ce schéma, on
donne à tout le monde, ou seulement à certains (par exemple,
ceux qui sont dans le besoin), des bons financés par l'impôt qui
ne peuvent être utilisés que pour acheter une police de
protection à l'État ultra minimal."
Le professeur Nozick suppose
l'existence d'une agence de protection dominante parmi plusieurs agences
concurrentes et montre comment elle peut évoluer vers un État ultra
minimal, qui est à son tour obligé de se transformer en
État minimal. La question clé à poser est la
suivante : comment l'agence dominante peut-elle se conduire
vis-à-vis des indépendants ? Pour y répondre, nous
devons brièvement étudier les notions de risque, d'interdiction
et de principe de compensation.
Dans l'idée du professeur
Nozick, on est moralement justifié d'interdire certains actes, pourvu
que l'on compense ceux qui subissent cette interdiction. Quelles actions
peuvent-elles être interdites ? Dans Anarchie, État
et Utopie, il n'y a pas de limite claire et non ambiguë entre les
classes d'actions humaines qui peuvent être interdites à juste
titre et celles qui ne le peuvent pas. Une classe peut être toutefois
identifiée : nous pouvons interdire certaines actions risquées,
pourvu qu'on les compense. Quelles actions risquées ? Ce n'est
pas très clair, mais la réponse semble être : celles
présentant une probabilité "trop
élevée" de faire du tort à autrui. L'agence
dominante peut à juste titre interdire les procédures
d'imposition des décisions des agences indépendantes, selon ce
raisonnement, à cause des risques de faire du mal à autrui, que
ce soit en punissant à tort, en utilisant des procédures non
fiables, ou toute autre chose. En posant la question : "Comment
l'agence dominante peut-elle se conduire ?" ou "Qu'est-ce
que... l'association protectrice dominante peut interdire aux autres
individus de faire ?" le professeur Nozick répond :
L'association
protectrice dominante peut se réserver le droit de juger toute
procédure de justice appliquée à ses clients. Elle peut
annoncer, et agir d'après cette annonce, qu’elle ne punira toute
personne utilisant contre un de ses clients une procédure qu'elle
trouve non fiable ou injuste.
Ceci est basé à son tour
sur la notion de "droits procéduraux." "La personne qui
utilise une procédure non fiable, agissant d'après ses
résultats," écrit-il, "impose des risques aux autres,
que sa procédure échoue ou non dans un cas particulier."
Nozick énonce le principe général que "tout un
chacun peut se défendre lui-même contre des
procédures inconnues ou non fiables et peut punir ceux qui utilisent
ou essaient d'utiliser de telles procédures contre lui," et ne
réserve pas en principe ce "droit" à une agence de
monopole.
Cependant :
Comme l'association protectrice dominante juge ses propres procédures
à la fois fiables et justes, et croit que ceci est
généralement connu, elle ne permettra à personne de se
défendre contre elles ; ce qui veut dire qu'elle
punira quiconque le fait. L'association protectrice dominante agira librement
selon sa propre compréhension de la situation, alors que personne
d'autre ne pourra le faire en toute impunité. Bien qu'aucun
monopole ne soit revendiqué, l'agence dominante occupe
effectivement une position unique en vertu de son pouvoir.... Ce n'est pas
uniquement qu'elle se trouve être la seule à
exercer un droit dont elle reconnaît que tous le
possèdent ; la nature du droit est telle que dès qu'une
puissance dominante émerge, elle seule exercera en
réalité ce droit. [Mes italiques.]
Ainsi : un monopole de
fait. Donc : l'État ultra minimal.
C'est à ce point que le principe
de compensation montre sa vilaine tête.
Le professeur Nozick a
énoncé que l'on a un droit d'interdire certaines actions
excessivement risquées des autres pourvu que ces
dernières soient compensées. En quoi consiste la
"compensation" ?
Quelque
chose compense pleinement une personne pour une perte si et seulement si
cette chose ne la met pas dans une situation pire qu'elle ne l'aurait
été sinon : elle compense l'individu X de l'action de
l'individu Y si X n'est pas dans une moins bonne position en la recevant, Y
ayant fait A, que X ne l'aurait été sans la recevoir mais Y
n'ayant pas fait A. (En utilisant la terminologie des économistes,
quelque chose compense X de l'acte de Y si la recevoir laisse X sur une
courbe d'indifférence au moins aussi élevée qu'il
n'aurait été, sans cette chose et sans l'acte de Y.)
Le professeur Nozick continue
dès lors à ignorer "sans vergogne" certaines
questions clés tournant autour des problèmes centraux de la
signification du terme de "compensation." Sa formulation finale est
la suivante :
Il
est demandé à Y d'élever X au-dessus de sa position
réelle (sur une certaine courbe d'indifférence I) d'un montant
égal à la différence entre sa position sur I et sa
position initiale. Y compense X pour le tort que l'action de Y aurait fait à
un X agissant de manière raisonnablement prudente.
Voilà donc le sens du mot
"compensation." "Le principe de compensation requiert que les
gens soient compensés de l'interdiction qui leur est faite
d'entreprendre certaines activités risquées." Quelles sont
les activités "risquées" que le professeur Nozick
souhaite interdire ? Les procédures de mise en vigueur des
décisions des agences de protection non dominantes. Ce qui veut dire
qu'il souhaite nous interdire de nous adresser à toute agence
concurrente, autre que l'agence de protection dominante.
Que veut-il nous offrir comme compensation d'une
telle interdiction ? Il se montre excessivement généreux.
Il ne nous donne rien moins que l'État.
Quelqu'un souhaiterait-t-il refuser
cette offre il est vrai généreuse, qu'on lui répondrait
qu'il ne peut pas la repousser. Elle s'impose qu'on l'aime
ou non, qu'on veuille ou non accepter l'État comme
compensation. C'est cela qui doit nous arrêter et nous
faire réfléchir un peu. Considérons la nature de
l'État du professeur Nozick, et considérons ensuite quelques-uns
des maillons faibles de sa chaîne d'arguments qui, à la fin,
nous attachera à l'État. Avec un ou deux coups secs, nous
briserons peut-être certains de ces maillons faibles et nous
libèrerons de ce que certains de nous, au moins, considèrent
comme une perte certaine. En attendant, cependant, il faut comprendre que
nous sommes arrivés à l'État minimal. L'État ultra
minimal survient quand certaines activités sont interdites à
des agences non dominantes. L'État minimal est atteint quand
l'État ultra minimal est combiné avec l'extension des services
de protection à ceux auxquels ils sont interdits.
(Nous devrions noter que la seule chose
obligeant l'État minimal à payer une telle compensation est un
principe moral : le professeur Nozick "suppose" dans ce cas
qu'ils [ceux de l'État ultra minimal] agiront comme ils le devraient,
même s'ils peuvent ne pas reconnaître cette obligation morale.)
Considérons la nature de
l'État nozickéen lui-même. Le "gouvernement
limité" randien possède une forme économique
intéressante : il est par essence une coopérative de
consommateurs, tous venant se réfugier sous son pouvoir comme
"consommateurs," ayant le droit de vote, etc. Mais
l'État du professeur Nozick est une propriété
privée. Il était, on se le rappelle, une firme privée,
une agence, qui s'est transformée en État par une série
d'étapes spécifiables. Il demeure une propriété
privée, dès lors, car rien n'a été fait pour
changer cet état de fait. Comme il a été autrefois une
agence dominante et s'est créé cette position sur le
marché libre, il est justifié de supposer que ses
propriétaires, son conseil de direction (actionnaires ou autres) sont
des hommes d'affaires agressifs, cherchant l'expansion" de leurs
affaires. Il n'est pas ici question d'une constitution, bien entendu,
simplement de contrats avec ses clients, qu'en cas de conflits lui seul peut
juger et interpréter. Il n'y a pas de vote. Il n'y a pas de
séparation des pouvoirs, pas d'équilibres des forces et plus
non plus de contre-pouvoirs d'un quelconque marché. Il y a uniquement
une agence privée, avec désormais un pouvoir de monopole sur
l'usage de la force physique pour atteindre ses buts.
Cela, nous dit-on, est une agence qui va suivre certains
principes moraux et (a) étendre la protection à ceux dont les
activités risquées sont interdites (ou dont les agences n'ont
plus le droit de fonctionner) et (b) s'arrêter aux fonctions d'un
"État minimal." Qu'y a-t-il pour contrebalancer son
pouvoir ? Que se passe-t-il dans le cas où elle prétend
à encore plus de pouvoirs ? Comme elle a un monopole, tout
conflit sur ses fonctions est exclusivement résolu par
elle-même. Comme les procédures consciencieuses de poursuite
sont coûteuses, l'État ultra minimal peut devenir
négligeant sans concurrence. Néanmoins, seul l'État ultra
minimal peut juger de la légitimité de ses propres
procédures, comme nous le dit explicitement le professeur Nozick.
On peut trouver pas totalement
convaincant l'argument de Nozick expliquant pourquoi cela devrait
être accepté comme une situation moins
"risquée" qu'avec des agences en concurrence. Prenons
quelques maillons faibles de la chaîne du raisonnement et voyons s'il
est possible de les briser.
Le fait que, comme nous l'avons vu,
nous ne pouvons pas refuser la "protection" de l'État comme
"compensation" justifiable pour l'interdiction des agences
concurrentes, devrait nous conduire à mettre en doute la conception de
la compensation du professeur Nozick. Un coup d'oeil critique similaire nous
conduira à réexaminer également sa vision du risque.
Nous avons le droit d'interdire les
actions des agences concurrentes parce qu'elles seraient prétendument
"risquées." Quel degré de "risque" une
action doit-elle posséder pour être interdite ? Le
professeur Nozick ne le dit pas. Il ne nous donne pas non plus d'indication
sur la façon dont on pourrait calculer le risque dont il traite. Comme
l'écrit Murray Rothbard dans Man, Economy and State :
Le
"risque" se produit quand un événement est le membre
d'une classe contenant un grand nombre d'événements
homogènes et qu'il y a une quasi-certitude sur la fréquence
d'occurrence de cette classe d'événements.
Dans son remarquable ouvrage Risk,
Uncertainty and Profit, Frank Knight utilise le terme de
"risque" pour désigner des cas d'incertitude mesurable.
Appliqué à l'action humaine, ceci devient en fait très
douteux. En réalité, cela implique d'innombrables
difficultés.
Comme l'écrit le professeur
Knight : "Nous vivons en ne connaissant que quelque chose sur
le futur ; alors que les problèmes de la vie ou de la conduite
à mener, au moins, proviennent de ce que nous en savons si peu."
C'est pourquoi nous ne pouvons pas calculer les risques associés aux
actions humaines futures. (Nous retreindrons le concept de "risque"
aux cas de la probabilité de faire du tort en accomplissant certaines
actions.) En traitant des questions de conséquences probables des
actions humaines, nos calculs doivent nécessairement être vagues
et inexacts. Alors que, dans certains cas, nous pouvons certainement dire
qu'une probabilité est plus grande ou plus petite, un calcul quantitatif est
impossible. Ne disposant pas d'unités homogènes, ou avec des
accidents distribués avec une fréquence donnée pour de
nombreux cas, nous manquons des conditions préalables au calcul
quantitatif. C'est particulièrement le cas avec des institutions comme
les "agences de protections concurrentes," car elles peuvent
différer grandement par l'étendue de leurs activités, de
leurs procédures ou de tout autre de leurs attributs. Si Nozick avait
fourni un critère quant au degré de "risque"
considéré ou non comme acceptable, nous pourrions alors
être capables de séparer les agences "trop
risquées" de celles qui ne le sont pas, et pourrions interdire
uniquement les premières. Aucun critère n'est toutefois
donné. En outre, Nozick ne se préoccupe pas simplement du
"tort," mais étend ses préoccupations à un
élément plus subjectif, à savoir la peur.
Combien de "peur" justifie la réponse n'est pas
étudié. Il est très difficile, dès lors, de voir
comment l'on peut arriver à un quelconque niveau objectif de
séparation. Non seulement il n'est pas possible de calculer ou de
mesurer la "peur," mais elle est tellement subjective qu'il n'est
pas possible de dire qu'il existe une réponse simple pour tout
ensemble donné de conditions objectives. Il peut y avoir aussi des
facteurs psychologiques et idéologiques. Par exemple, la personne en
question peut à un moment avoir dû vivre sous la coupe d'un
appareil étatique et cette expérience peut avoir laissé
des craintes profondes dans son subconscient.
Comme l'homme anticipe le futur sans
savoir tout ce qui se passera, comme il modifie ses plans et ses actions de
manière continue au fur et à mesure que les nouvelles
connaissances s'accumulent, comment quelqu'un peut-il prédire que les
agences concurrentes dépasseront automatiquement et
inévitablement tout niveau donné de "risque" dans la
société ? L'incertitude et la peur à un certain
niveau semblent être une part essentielle (ou au moins centrale) des
conditions humaines ; le professeur Nozick ne nous a donné aucune
raison de croire qu'une catégorie quelconque d'incertitude, telle le
risque d'une punition injustifiable, ou de procédures d'application
des décisions non fiables, devrait nous conduire moralement à
établir un ensemble d'institutions plutôt qu'un autre. Pourquoi
la peur de la tyrannie n'est-elle pas une raison également valable
pour interdire quelque chose ? Et qui ne dit pas que les
procédures de l'agence de protection dominante ne figurent pas parmi
les moins fiables ? Ce n'est qu'étant donnée une
hypothèse de fiabilité que nous pouvons commencer
à considérer comme "moralement justifiable" tout
jugement et interdiction des activités des autres. Il est certain
qu'une agence dominante dont les procédures seraient parmi les moins
fiables serait dans la même situation que celle possédant des
procédures fiables pour ce qui concerne son pouvoir d'interdire
d'autres procédures et agences. Mais nous ne défendrions pas le
caractère moralement acceptable de cette
interdiction. En l'absence de tout critère, le professeur Nozick ne
nous a pas beaucoup aidé.
De plus, alors qu'il existe un
degré auquel les gens peuvent anticiper correctement le futur des
actions humaines, y compris le risque de dommages, il n'y a aucun moyen de
découvrir objectivement, dans le présent, quels personnes
anticiperont correctement le futur, et quelles sont celles
qui n'y parviendrons pas. La meilleure façon de trouver ceux dont les
anticipations sont susceptibles d'être le plus en harmonie avec la
réalité future, dans le domaine du "risque de faire du
tort," serait de regarder des tests objectifs. Mais dans le champ de
l'action humaine, la manière la plus proche qui nous permette d'y
arriver n'est pas grâce à une quelconque science du calcul des
risques, mais via le registre des profits montrant que leurs attentes ont
historiquement été plus en harmonie avec la
réalité que ne l'ont été celles des autres
participants du marché. L'entrepreneuriat est la catégorie
générale d'une telle prise de risques en ce qui concerne la
production de biens et de services dans la société. Mais
même dans le cas des entrepreneurs, il n'y a pas de façon de
prévoir que ceux qui, historiquement, ont eu des
capacités à prévoir plus exactement le futur, vont prédire
plus exactement le futur.
Si nous nous intéressons au
risque et à l'incertitude, il n'y a par conséquent aucune
raison de focaliser notre attention sur la direction politique prise pour
atteindre des buts. Si, dans une société libre, il y avait assez
d'intérêt quant au risque imposé par certaines actions
des membres d'une économie de marché (ou par des processus
économiques ou par des institutions du marché), des
institutions se développeraient pour traiter de ce problème et
pour diminuer la peur et le risque. La compagnie d'assurance est une telle
institution. Nous savons par les analyses du marché que les prix sont
plus stables dans les zones où existent des marchés à
terme. Les "prix" sont simplement des rapports d'échange
entre acheteurs et vendeurs d'un bien donné. Ainsi, les marchés
de l'assurance, et les marchés à terme dans des domaines
apparentés, fourniraient très probablement, dans une
économie de marché sans entraves, la plus grande stabilité
possible du niveau de risque d'une société, à savoir le
risque vu au travers des yeux d'un participant de l'économie de
marché. En outre, une économie de marché sans entraves
assurerait le degré optimal de provision actuelle pour le risque futur
de la société. Toute intervention d'un État minimal ne
ferait donc qu'accroître le risque et conduire à une
allocation sous-optimale quant à la provision pour risque. Elle
conduirait à un éloignement de la provision
optimale de la société pour le risque. L'État minimal
créerait ainsi un défaut de coordination des
ressources sur le marché de la provision pour risque, qui est d'une
importance vitale.
Ce que nous avons vu ici est que le
calcul du risque ne peut pas être quantitatif, mais seulement
qualitatif : en fait, même le concept est vague quand nous
traitons des conséquences possibles d'actions
futures inconnues. De plus, pour autant qu'il soit possible de calculer
des risques, les entrepreneurs et les autres participants du marché
sont les seuls que nous pouvons espérer avoir du succès quant
à leurs anticipations. L'économie du marché libre est le
seul moyen d'établir des institutions et des processus dans la
société libre pour traiter effectivement du risque et de la
peur. Tout mouvement s'éloignant du marché totalement libre,
des choix et des décisions des participants du marché, chacun
avec ses connaissances limitées, apprenant au travers des processus du
marché, est un déplacement conduisant à s'éloigner de
la situation optimale en ce qui concerne les anticipations et la provision
pour risque de dommage futur. En bref, par le processus même de la
formation d'un réseau d'agences concurrentes du marché, se
différentiant les unes des autres, le risque serait pourvu tacitement,
par les préférences et les choix des participants du
marché.
Tout ceci nous donne des raisons de
croire qu'aucune tentative d'interdire certaines actions des
agences indépendantes n'est moralement acceptable et ne peut
être motivée par une quelconque préoccupation de risque
ou de peur.
Les problèmes relevant du
principe de compensation sont bien plus délicats.
La notion de compensation du professeur
Nozick repose sur le concept d'une "courbe d'indifférence."
La "courbe d'indifférence" est l'une des pires plaies qui
aient atteint la science économique depuis que le concept de
"macroéconomie" a pointé sa vilaine tête.
L'analyse par courbe d'indifférence se fonde sur des questionnaires
demandant aux personnes leurs préférences relatives entre deux
ou plusieurs possibilités. Des points "d'indifférence"
entre différentes quantités de certains biens ou services sont
placé sur une "carte." Quand plusieurs points
d'indifférence sont obtenus, tous soigneusement placés sur la
carte, le noble analyste relie les points par une ligne et applique les
techniques mathématiques pour analyser les diverses choses.
Tout ceci a peu de choses à voir
avec la réalité. L'échelle des valeurs d'une personne
est une chose constamment fluctuante : les classifications bougent sans
cesse, parfois violemment. Même si certaines informations utiles
étaient transmises par un tel questionnement des gens, ce ne pourrait
être la base d'une quelconque action ou anticipation de notre part.
Nous n'avons pas besoin d'aller plus loin sur ce sujet. Le professeur Nozick
est un néo-platonicien ou un rousseauiste et développe en
réalité une nouvelle version des valeurs ou des
intérêts "réels" ou "rationnels,"
afin de supplanter nos intérêts "véritables" ou
concrets.
Pour "compenser" quelqu'un,
nous devons le placer, selon cette idée, sur un point de sa courbe
d'indifférence à un niveau au moins aussi élevé
qu'il ne serait sans aucune interférence. Il faut souligner que nous
parlons des propres évaluations de l'individu, de ses propres vues du
monde, et pas d'un état objectif des choses. Nous devons considérer
les hiérarchies de valeurs des individus concernés.
Le professeur Nozick, cependant, ne
prend pas en compte les évaluations réelles des individus. Au
lieu de cela, il suppose que toute personne qu'on
empêche d'entreprendre des actions risquées peut
être compensée de la même façon, à
savoir par la fourniture de services de protection par l'État minimal.
La base de cette hypothèse est difficile à déterminer. Pourquoi la
fourniture de protection constitue-t-elle une pleine compensation ?
Apparemment, parce que Nozick pense que cela se rapproche d'une
"copie" de la situation initiale (objective), où la victime
opprimée par l'État minimal pourrait encore acheter une
protection alternative auprès d'agences indépendantes. Mais
c'est totalement injustifié.
Cela revient en fait à dire que nous,
plutôt que la personne elle-même par ses choix et ses actes,
pouvons juger ce qui permet à quelqu'un de demeurer dans une situation
"au moins aussi bonne." Mais c'est du paternalisme, que
le professeur Nozick rejette ailleurs dans Anarchie, État et
Utopie.
Si nous prenons le point de vue d'une
personne dont les actions sont interdites, nous ne pouvons alors nous
intéresser qu'à sa propre échelle de valeurs. Ce qui
place l'analyse sous un éclairage différent.
Les seules façons que nous avons
de dire que quelqu'un a été justement compensé seraient
alors :
(1)
Si ils acceptent A en échange de B, c'est-à-dire si ils
échangent l'un contre l'autre sur un marché libre. Cet
échange, s'il se produit, nous dit que A vaut au moins autant que B
pour la partie en question. A l'évidence, cet échange doit
être effectué en l'absence de toute force, violence, agression
ou menaces. (2) Si, après que l'agent en question a été
agressé, il est d'accord pour accepter A comme compensation de la part
de l'agresseur ou d'un agent de ce dernier. A nouveau, cette acceptation doit
se faire en l'absence de toute force, violence, agression ou menaces.
En dehors de ces façons, il
n'existe aucun moyen objectif de mesurer une compensation
justifiable ou "pleine." L'État minimal fait cependant ce
qui est impossible, car il menace d'une telle violence et ou d'une punition.
De plus, l'argument repose sur une variante de la doctrine du "juste
prix," appliquée à la compensation. Mais ce n'est
justifié nulle part.
Essayons de voir si nous pouvons arriver
à l'État minimal par une méthode légitime de
"compensation." Dans une société de marché,
tout le monde aurait le droit d'approcher le client d'une agence
indépendante et de le débaucher, en marchandant avec lui. Un
certain nombre, sans doute, seraient d'accord. Mais qu'en est-il de ceux qui
n'accepteront pas ? Nous pouvons voir le problème en
considérant un diagramme d'offre et de demande. Dans ce cas, soit
"O" l'offre d'un service donné, à savoir le renoncement
à utiliser des agences indépendantes et l'acceptation à
la place de la protection étatique. Soit "D" la demande pour
ce service. Considérons la partie du diagramme d'offre et de demande
en dessous du point les échanges se produiraient. Dans cette situation, il
n'y a pas d'échange. Les offreurs (ceux qui souscrivent à
des agences indépendantes) ne veulent pas accepter ce que les
demandeurs (l'agence dominante) sont prêts à offrir. Par
conséquent, il n'y a pas de point de contact entre eux pour lequel la
compensation serait à la fois offerte et acceptée. Même
en l'absence des menaces d'utilisation de la force, il n'y aurait pas
d'accord. Comme il n'y a rien que les "O" accepteraient avant l'interdiction,
pourquoi devrait-on supposer qu'une compensation est possible après
l’interdiction ? Si les courbes d'offre et de demande ne bougent
pas, l'agence dominante ne peut pas offrir plus (ou les agences non
dominantes accepter moins) que ce qui était offert auparavant, et il
ne peut toujours pas y avoir de rencontre de leurs esprits. Comment donc ceux
dont les activités risquées sont interdites peuvent-ils
être compensés ? Comment peuvent-ils être mis dans
une situation égale à leurs yeux (d'après leurs
échelles de valeurs) à celle dans laquelle ils se seraient
trouvés eux-mêmes sans interdiction ? Il apparaît que
nous sommes arrivés dans une impasse.
(Nous voudrions ajouter que le
professeur Nozick ne rend pas les choses moins difficiles en parlant de
compenser uniquement ceux qui sont "désavantagés" par
l'interdiction. Les problèmes de compensation demeurent et il n'y a, par-dessus
le marché, aucune théorie du "désavantage"
offerte dans Anarchie, État et Utopie.)
Il y a, en plus, d'autres arguments qui
peuvent être opposés au principe de compensation. Le professeur
Nozick ne traite pas du problème de la compensation de ceux pour qui
la création de l'État minimal serait un grand traumatisme moral
et psychique. Quelle juste compensation pourrait-elle être offerte dans ce cas là ?
Comment pourraient-ils être mis dans une position égale à
celle où ils étaient avant la création
de l'État minimal ? En outre, considérons le cas des
clients de l'agence dominante, A. Ils peuvent très bien
bénéficier (ou se percevoir eux-mêmes comme
bénéficiaires) de l'existence des agences B, C, D, etc., qu'ils
peuvent percevoir comme un contrôle vraisemblable des
activités de A, craignant que A puisse remplacer et annuler ses
fonctions contractuelles en l'absence de B, C, D, etc. A doit-elle, lors de
la transition d'agence dominante à État minimal, compenser ses
propres clients après avoir entrepris les actions qui éliminent ce bénéfice là ?
Si oui, quelle compensation ? Si non, pourquoi ?
Pourquoi se sont-ils pas aussi désavantagés que
quelqu'un d'autre ?
Si nous ne pouvons pas supposer que
fournir une protection [1] aux clients des agences
indépendantes constitue une pleine compensation, mais supposons
à la place que la compensation peut être obtenue,
peut-être, en augmentant les coûts de l'agence, alors considérons
la chaîne d'événements qui commence.
Si l'État minimal doit
protéger tout le monde, même ceux qui ne peuvent pas payer, et
si il doit compenser les autres pour l'interdiction des actions
risquées, alors cela doit signifier qu'il doit faire payer à ses
consommateurs initiaux plus que ce ne serait le cas avec
l'État ultra minimal. Mais, ceci augmenterait, ipso facto, le nombre
de ceux qui, à cause de leurs courbes de demande, auraient
choisi les agences non dominantes B, C, D, etc., plutôt qu'une
agence dominante devenue État ultra minimal puis État minimal.
L'État minimal doit-il les protéger (ou les
subventionner) sans les faire payer, ou les compenser pour leur avoir
interdit de se tourner vers d'autres agences ?
S'il en est ainsi, alors, à
nouveau, cela doit soit conduire soit à une augmentation du coût
de ses services pour les consommateurs restant, soit à une diminution
de ses services. Dans chaque cas, ceci produit à nouveau des
individus qui, étant donnée la nature et la forme de leurs
courbes de demande, auraient choisi les agences non
dominantes plutôt que l'agence dominante. Ces individus
doivent-ils alors être compensés ? S'il en est ainsi, le
processus continue jusqu'au point où personne, à l'exception de
quelques riches défenseurs fanatiques de l'État minimal, ne
voudrait payer pour les "services" fortement réduits rendus
par le gouvernement. Si cela se produisait, il y a des raisons de croire que
l'État minimal serait très tôt renvoyé aux
poubelles de l'Histoire, ce qui serait amplement mérité.
Ce qui est plus probable, c'est que
l'État se tourne à la place vers son vieil ami, le vol - plus
connu sous le nom de "taxation" (qui est, au passage, traité
de manière beaucoup trop légère dans le volume du
professeur Nozick.). Ainsi, on voit la sinistre main invisible nous
conduisant d'une agence de défense... à une agence dominante...
à un État ultra minimal... à un État minimal...
aux premiers fondements de la tyrannie. De plus, il s'agit d'une tyrannie privée,
car l'agence est une propriété privée. Cela étant
ainsi, quelle peut être notre protection contre le monopole sur la
force exercé par une compagnie privée dans la
société ? Les risques objectifs sont ici certainement
plus grands que ceux qui conduisent à la création
hésitante de l'État minimal.
Dès lors le principe de
compensation tel que formulé nous conduit vers des difficultés.
Faisons rapidement le tour des points restant.
Le processus conduisant à la
création de l'État minimal est-il un processus de "main
invisible" ? Nous soutenons qu'il ne l'est pas. La raison est
qu'alors que l'État ne peut pas être conçu comme
résultat final, l'action quasi étatique d'interdiction
de la concurrence est le résultat d'une décision spécifique.
L'agence dominante doit décider d'interdire les
actions et de punir les contrevenants. A chaque étape, il existe une
décision insidieuse mais plutôt explicite. Si c'est une
"main invisible," elle envoie néanmoins une bonne beigne,
menaçant d'écraser la liberté dans sa poigne.
Enfin, avant de retourner l'argument du
professeur, qu'est-ce que l'agence dominante a le droit de
faire, selon nous ? Rien de plus que de punir ceux dont on peut montrer
qu'ils sont à l'origine d'une violence exercée contre ses
citoyens ou ses clients, et uniquement après les faits. Les risques de
créer des dommages dans le cas d'agences humaines ne peuvent pas
être calculés sans observer les actions des hommes (comme celles
qui constituent des agences de protection concurrentes) sur une assez longue
période. C'est au moyen de leurs politiques que nous
jugeons la fiabilité de leurs procédures, la menace qu'ils
constituent ou non vis-à-vis des personnes innocentes, et
décidons ainsi comment répondre aux agences irresponsables ou
criminelles. Il existe ici des problèmes difficiles, mais il y a plus
de problèmes à supposer qu'une agence dominante est plus
vertueuse, plus fiable quant à ses procédures, ou même
moins menaçante pour la sécurité et la liberté
que les autres agences. Le professeur Nozick ne peut même pas prouver
que les agences qui emploient des procédures fiables devraient
être interdites d'agir en même temps que celles qui n'emploient pas de
telles procédures.
Mais si tel est le cas, alors la main
invisible fait son retour.
Supposons l'existence d'un État
minimal. Une agence survient, qui copie les procédures de
l'État minimal, permettant aux agents de l'État d'être
présents à ses procès, à ses réunions,
etc. Dans cette situation, on ne peut pas prétendre
que cette agence soit plus "risquée" que l'État. Si
elle est encore trop risquée, alors nous avons également toutes
les raisons de dire que l'État est trop risqué et d'interdire
ses activités, pourvu que nous compensions ceux qui se retrouvent
désavantagés par une telle interdiction. Si nous suivons cette
voie, le résultat est l'anarchie.
Si nous la suivons pas, l'agence
dominante devenue État minimal se trouve alors elle-même en
concurrence avec une agence concurrente il est vrai surveillée.
Mais attention : la seconde agence
concurrente, légalement subordonnée, espionnée,
opprimée se rend compte qu'elle peut faire payer un prix plus faible
pour ses services, car l'État minimal garantit le "risque"
et doit compenser ceux qui voudrait utiliser une autre agence utilisant des
procédures risquées. L'État minimal doit aussi payer les
coûts d'espionnage de la nouvelle agence, ce qui constitue une plus
grande dépense de capital.
Comme il n'est que moralement obligé
de fournir une telle compensation, il est probable qu'il cesse de le faire
sous la pression de la concurrence. Ceci met en route deux processus :
ceux autrefois compensés parce qu'ils auraient choisi des agences
autres que l'État se ruent pour souscrire à l'agence
dissidente, réaffirmant ainsi leurs anciennes
préférences.
Hélas, une autre étape
est aussi entreprise : l'État minimal, autrefois fier mais ayant
cessé les compensations, redevient un simple État ultra minimal.
Mais ce processus ne peut pas
être arrêté. L'agence dissidente doit établir et
établit de bonnes références pour
récupérer les clients de l'État ultra minimal. Elle
offre une plus grande variété de services, joue avec
différents prix et devient généralement une alternative
plus attirante, laissant pendant tout ce temps l'État l'espionner,
installer des micros dans ses bureaux, vérifier ses procédures,
processus et décisions. D'autres nobles entrepreneurs emboîtent
le pas. Bientôt, ce qui était encore l'État ultra minimal
devient une agence dominante. Elle se rend compte que d'autres agences ont
établis des références valables, avec des
procédures sûres et non risquées, et arrête de les
espionner, préférant à la place des arrangements moins
onéreux. Ses directeurs, hélas, sont devenus gras et placides
en l'absence de concurrence : leurs calculs sur qui protéger,
comment, par quelle allocation de ressources et pour quels buts
(récolte d'information, tribunaux, bâtiments, prisons,
policiers, etc.) en sont défavorablement affectés, car ils se
sont mis eux-mêmes à l'écart d'un véritable
système de prix de marché concurrentiel. L'agence dominante se
révèle inefficace quand on la compare aux nouvelles agences
dynamiques et améliorées.
Bientôt - et voilà ! - la
modeste agence de protection dominante devient une simple agence au milieu
des nombreuses autres du système légal du marché, ou
disparaît complètement. Le sinistre État minimal est
réduit, par une série d'étapes moralement acceptables ne
violant les droits de personne, au mieux en une simple agence au milieu de
nombreuses autres. L'appareil d'État malfaisant se dissout dans
l'utopie de l'anarchie. En résumé, la main invisible s'est
vengée. La justice triomphe et tout le monde vit heureux par la suite.
Je voudrais terminer par une citation
de Benjamin R. Tucker et une paraphrase de Karl Marx, qui expriment
très clairement ma propre attitude envers les questions dont nous
avons parlé. Tucker soulignait la définition anarchiste de
l'État comme "incarnation du principe d'agression."
[Nous]
voyons [dit-il] que l'État est l'adversaire de la
société ; et, la société étant
essentielle à la vie et au développement individuels, la
conclusion qui saute aux yeux est que la relation de l'État envers
l'individu et de l'individu envers l'État doit être une relation
d'hostilité, continuant jusqu'à ce que l'État meure.
Et, paraphrasant Marx, nous pouvons
dire que "les philosophes politiques traditionnels ont uniquement
cherché comment expliquer et justifier l'État. La
véritable question, toutefois, est comment le supprimer."
Note
[1]
Il n'est pas clair de savoir si cette protection sera
offerte sans coûts ou si les anciens consommateurs seront forcés
de payer pour elle. Mon interprétation est que "l'État
minimal" peut forcer ses clients à payer jusqu'au niveau qu'ils
auraient à payer dans une autre agence. (Quels problèmes cela
pose dans un monde de prix changeants !) La "compensation"
consisterait alors à payer la note de la différence entre
le coût dans une autre agence et son propre "prix."
Traduction : Hervé de Quengo
|
|