Voici
notre traduction collective de l’entretien que Simon Johnson a
accordé au magazine The
Atlantic, publié dans son numéro du mois de
mai.
J’ai
demandé à The
Atlantic, ainsi qu’à Johnson lui-même, le droit
de publier cette traduction. Je n’ai pas encore reçu de
réponse. Je la retirerais bien entendu immédiatement si
j’en recevais l’ordre.
Copyright
The Atlantic.
La
crise a mis à nu bien des vérités déplaisantes au
sujet des Etats-Unis. L’une des plus inquiétantes, dit un ancien
économiste en chef du Fonds Monétaire International, est que
l’industrie financière a effectivement mis la main sur notre
gouvernement - une situation plus classique sur un marché
émergent, et qui est au centre de bien des crises des marchés
émergents. Si l’équipe du FMI pouvait parler librement
des Etats-Unis, elle nous dirait ce qu’elle dit à tous les pays
dans cette situation : le rétablissement ne peut réussir qu’à
la condition de briser l’oligarchie financière qui bloque la
réforme indispensable. Et si nous voulons éviter une vraie
dépression, le temps nous manque.
par
Simon Johnson.
Le
coup d’Etat feutré
I.
Une
chose que l’on apprend relativement rapidement lorsque l’on
travaille au Fonds Monétaire International, c’est que personne
n’est jamais très heureux de vous voir. Habituellement vos
“clients” vous appellent seulement après que le capital
privé les a abandonnés, après que les partenaires du
commerce régional ont échoué à leur jeter une
bouée de sauvetage suffisante, après que les tentatives de
dernier recours pour emprunter à des amis puissants comme la Chine ou
l’Union européenne sont tombées à l’eau. Vous
n’êtes jamais le premier invité à la danse.
La
raison, bien sûr, est que le FMI s’est spécialisé
dans le fait de dire à ses clients ce qu’ils n’aiment pas
entendre. J’aurais du le savoir; j’ai imposé des
changements pénibles à bien des dirigeants étrangers
lorsque j’était économiste en
chef en 2007 et 2008. Et j’ai senti les effets de la pression du FMI,
au moins indirectement, lorsque j’ai travaillé aux
côtés des gouvernements en Europe de l’Est alors
qu’ils se débattaient après 1989, et avec le secteur
privé en Asie et en Amérique latine au cours des crises de la
fin des années 1990 et début des années 2000. A cette
époque, depuis ces points d’observations
privilégiés, j’étais aux premières loges
pour voir le déroulement régulier des officiels - d’Ukraine,
de Russie, de Thaïlande, de Indonésie, de Corée du Sud et
d’ailleurs - arriver en traînant les pieds vers le fonds dans les
pires circonstances et lorsque routes les autres tentatives avaient
échoué.
Chaque
crise est différente, bien sûr. L’Ukraine faisait face
à une hyperinflation en 1994; la Russie avait
désespérément besoin d’aide lorsque son
système de rotation d’emprunts à court terme explosa
durant l’été 1998 ; la roupie indonésienne plongea
en 1997, mettant presque à plat l’économie réelle;
cette même année, le miracle économique long de 30 ans de
la Corée du Sud fut stoppé lorsque les banques
étrangères refusèrent soudainement d’accorder de
nouveaux crédits.
Mais je
dois vous dire que pour les dirigeants du FMI, toutes ces crises se
ressemblaient désespérément. Chaque pays, bien
sûr, avait besoin d’un prêt, mais plus que cela, chacun
avait besoin de procéder à de grands changements pour que le
prêt puisse fonctionner. Presque toujours, les pays en crise doivent
apprendre à vivre selon leurs moyens après une période
d’excès - les exportations doivent être augmentées
et les importations réduites - et le but est d’y parvenir sans
générer la plus horrible des récessions. Naturellement,
les économistes du fonds passent leur temps à établir
les politiques - le budget, les réserves monétaires et ainsi de
suite - qui font sens dans ce contexte. Mais la solution économique
est rarement très difficile à trouver.
Non, la
réelle préoccupation des cadres supérieurs du FMI, et
l’obstacle majeur à la reprise, est presque invariablement la
politique des pays en crise.
Habituellement,
ces pays sont dans une situation économique
désespérée pour une simple raison - leurs puissantes
élites se sont laissées emporter lors de la période des
vaches grasses et prirent trop de risques. Les gouvernements des
marchés émergents et leurs alliés du secteur
privés forment en général une oligarchie très
unie - et la plupart du temps très raffinée - dirigeant le pays
à peu près comme une entreprise lucrative dans laquelle ils
sont les actionnaires majoritaires. Lorsqu’un pays comme
l’Indonésie, la Corée du Sud ou la Russie se
développe, croissent également les ambitions de ses capitaines
d’industrie. Tels les maîtres de leur univers miniature, ces
personnes font des investissements qui bénéficient clairement
à l’économie, mais ils commencent également
à faire des paris de plus en plus gros et de plus en plus
risqués. Ils considèrent - correctement la plupart du temps -
que leurs connexions politiques les autoriseront à se défausser
sur le gouvernement de tout problème conséquent qui se
présenterait.
En
Russie, par exemple, le secteur privé est confronté à
des difficultés sérieuses parce que, ces 5 dernières
années environ, il a emprunté au moins 490 milliards aux
banques et aux investisseurs en se basant sur la croyance que le secteur de
l’énergie du pays pouvait soutenir une augmentation permanente
de la consommation de toute l’économie. A mesure que les
oligarques russes dépensaient leur capital, en acquérant
d’autres entreprises et en se lançant dans d’ambitieux
projets d’investissement qui créèrent des emplois, leur
poids au sein de l’élite politique s’est accru. Leur
soutien politique grandissant offrait un meilleur accès à des
contrats lucratifs, à des facilités fiscales et aux subventions.
Et les investisseurs étrangers n’auraient pas pu être plus
contents ; toutes choses étant égales par ailleurs, ils
préféraient prêter de l’argent à des
personnes qui avaient le support implicite de leur gouvernement national,
même si cette garantie dégageait une légère odeur
de corruption.
Mais
inévitablement, les oligarques des marchés émergents
s’emballent; ils gaspillent l’argent et bâtissent
d’énormes empires commerciaux sur des montagnes de dettes. Les
banques locales, parfois encouragées par le gouvernement, deviennent
trop conciliantes face à une extension du crédit à
l’élite et à ceux qui dépendent d’elle. Le
surendettement connaît toujours une fin tragique, que ce soit le fait d’un
individu, d’une entreprise ou d’un pays. Tôt ou tard, les conditions
de crédit se rétrécissent et plus personne ne veut plus
vous prêter à des conditions qui seraient acceptables.
La
spirale infernale qui suit est particulièrement abrupte.
D’énormes entreprises vacillent au bord du défaut de
paiement et les banques locales qui leur ont prêté font
faillite. Les partenariats “public-privé” d’hier
sont renommés “capitalisme de copinage”. Le crédit
devenu indisponible, la paralysie de l’économie en
découle, et la situation ne cesse d’empirer. Le gouvernement est
obligé de réduire ses réserves en monnaie
étrangère pour payer les importations, le service de la dette
et pour couvrir les pertes du privé. Mais ces réserves peuvent
bien sûr s’épuiser. Si le pays ne parvient pas à se
ressaisir avant que cela n’arrive, il fera défaut sur sa dette
souveraine et deviendra un paria économique. Le gouvernement, dans sa
course pour stopper l’hémorragie, devra éliminer
quelques-uns des champions économiques nationaux - subissant
désormais des pertes massives de capitaux - et devra restructurer un
système bancaire particulièrement
déséquilibré. Dans d’autres termes, il devra se
débarrasser de certains de ses oligarques.
Or,
affamer les oligarques est rarement la stratégie choisie par les
gouvernements de marchés émergents. Bien au contraire : au
début de la crise, les oligarques sont habituellement ceux qui
bénéficient en premier lieu de l’aide du gouvernement,
comme un moyen d’accès privilégié aux devises
étrangères, ou encore d’importants
dégrèvements fiscaux, ou - c’est là une technique
de sauvetage classique du Kremlin - l’achat par le gouvernement
d’obligations privées. Sous la contrainte, la
générosité envers les anciens amis prend une multitude
de formes très innovantes. Pendant ce temps-là, comme on a
besoin de ponctionner quelqu’un, la plupart des gouvernements des
marchés émergents se tournent vers les salariés
ordinaires - au moins jusqu’à ce que les émeutes
deviennent trop importantes.
Au
final, ainsi que les oligarques de la Russie de Poutine le réalisent
maintenant, certains parmi l’élite doivent perdre leur situation
avant que la reprise puisse démarrer. C’est un jeu de chaises
musicales: il n’y a juste pas assez de réserves
monétaires pour prendre soin de tout le monde, et le gouvernement ne
peut pas se permettre d’éponger complètement la dette du
secteur privé.
Alors,
le personnel du FMI regarde dans les yeux le ministre des finances et
décide si oui ou non le gouvernement est désormais
sérieux. Le FMI octroiera même éventuellement un
prêt à un pays comme la Russie, mais d’abord il veut
être convaincu que le premier ministre Poutine est prêt,
décidé, et capable d’être dur avec certains de ses
amis. S’il n’est pas prêt à jeter ses anciens
associés aux loups, le FMI peut attendre. Et quand il est prêt,
le FMI est heureux de faire d’utiles suggestions -
particulièrement en prenant soin de retirer le contrôle du
système bancaire des mains des “entrepreneurs” les plus
incompétents et les plus avares.
Évidemment,
les anciens amis de Poutine se défendront. Ils mobiliseront leurs alliés,
feront jouer le système, et mettront la pression sur d’autres
secteurs du gouvernement pour obtenir des subventions supplémentaires.
Dans les cas extrêmes, ils tenteront même la subversion -
incluant un appel à leurs contacts parmi les décideurs de la politique
étrangère américaine, ainsi que le firent avec un
certain succès les Ukrainiens à la fin des années 90.
Nombre
de programmes du FMI “déraillent” (un euphémisme)
précisément parce que le gouvernement ne parvient pas à
rester suffisamment sévère envers ses anciens amis, et les
conséquences en sont une inflation massive et d’autres
désastres. Un programme “revient sur les rails” dès
que le gouvernement reprend les rênes ou quand les puissants oligarques
ont choisi parmi eux lequel gouvernera - et ainsi lequel gagnera ou perdra -
à l’intérieur du plan du FMI. Le vrai combat en
Thaïlande et en Indonésie en 1997 fut de déterminer
quelles grandes familles perdraient leurs banques. En Thaïlande, cela a
été accompli de manière relativement douce. En
Indonésie, cela conduisit à la chute du président
Suharto et au chaos économique.
A partir
de ces longues années d’expérience, le personnel du FMI
sait que ses programmes réussiront - stabiliser
l’économie et permettre la croissance - si et seulement si
quelques-uns des puissants oligarques qui firent tant pour créer les
problèmes sous-jacents sont mis hors de combat. C’est le
problème de tous les marchés émergents.
II.
Devenir une république bananière
De par
sa profondeur et sa soudaineté, la crise financière et
économique US rappelle remarquablement les moments que nous avons
connus sur les marchés émergents (et seulement sur les
marchés émergents) : la Corée du sud (1997), la Malaisie
(98), la Russie, l’Argentine (à de multiples reprises). Dans
chacun des cas, les investisseurs étrangers, effrayés que le
pays ou son secteur financier ne puissent faire face à leur montagne
de dette, stoppèrent soudainement leurs financements. Et dans chacun
de ces cas, cette crainte devint auto-réalisatrice, à mesure
que les banques échouaient à refinancer leur dette renouvelable
et s’avéraient incapables de payer. C’est
précisément ce qui a conduit Lehman Brothers à la banqueroute le 15 septembre,
provoquant du jour au lendemain un tarissement de toutes les sources de
financement du secteur financier. Tout comme dans les crises des
marchés émergents, la faiblesse du système bancaire
s’est propagée à toute l’économie,
provoquant une sévère contraction de l’activité
économique et des privations pour des millions de personnes.
Mais il
existe une similitude plus profonde et plus dérangeante : les
intérêts de l’élite des affaires -
financière, dans le cas des USA - a joué un rôle central
dans l’émergence de cette crise, pariant de plus en plus gros,
avec l’accord implicite du gouvernement, jusqu’à
l’inévitable effondrement. Plus inquiétant encore, ils
utilisent maintenant leur influence pour prévenir exactement le type
de réformes nécessaires, et ce, rapidement, pour sortir
l’économie de son plongeon la tête la première. Le
gouvernement semble impuissant, ou sans volonté, pour agir contre eux.
Les Topbankers d’investissement et les fonctionnaires
du gouvernement aiment à jeter le blâme pour ce qui est de la
responsabilité de la crise actuelle sur la baisse des taux
d’intérêts après l’implosion de la bulle
Internet ou, mieux encore - histoire de refiler la patate chaude à
quelqu’un d ;autre - sur le flot d’épargne provenant de
Chine. Certains à droite aiment à se plaindre de Fannie et
Freddie, ou même des efforts de longue durée destinés
à promouvoir un plus large accès à la
propriété. Et, bien sûr, c’est un axiome pour tout
le monde que les régulateurs responsables “de la
sécurité et de la validité” se sont endormis au
volant.
Mais
toutes ces politiques - régulation amaigrie, argent bon marché,
l’alliance tacite US-Chine, le développement de
l’accès à la propriété - avaient toutes
quelque chose en commun. Même si, certaines sont traditionnellement
associées aux Démocrates et d’autres aux
Républicains, elles bénéficièrent toutes au
secteur financier. Les changements de politique qui auraient pu endiguer la
crise et limiter les profits du secteur bancaire - telle la tentative
désormais fameuse de Brookley Born de
réguler les CDS à la Commodity Future
Trading Commission, en 98 - furent ignorées ou
balayées d’un revers de main.
L’industrie
financière n’a pas toujours bénéficié de
tels traitements de faveur. Mais depuis 25 ans environ la finance s’est
énormément développée, devenant encore plus
puissante. Le décollage a commencé lors des années Reagan
et n’a fait que de se renforcer avec les politiques de
dérégulation des administrations Clinton et Bush. De nombreux
autres facteurs ont alimenté l’ascension de l’industrie
financière. La politique monétaire de Paul Volker dans les
années 80 et l’accroissement de la volatilité des taux
d’intérêts qui l’ont accompagnée ont rendu le
commerce des obligations bien plus lucratif. L’invention de la
titrisation, des swaps de taux d’intérêt, et des CDS
accrût sensiblement le volume des transactions sur lesquelles les
banquiers pouvaient faire de l’argent. De plus, une population
vieillissante et très aisée a investi de plus en plus
d’argent dans les titres, aidée en cela par l’invention de
l’IRA et du plan 401(k) [programmes de retraite
autogérés]. Ensemble, ces développements ont largement
augmenté les opportunités de profit des services financiers.
Sans
surprise, Wall Street s’est précipitée sur ces
opportunités. De 1973 à 1985, le secteur financier n’a
jamais représenté plus de 16% des profits des entreprises nationales.
En 1986, ce chiffre atteignait 19%. Pendant les années 90 il a
oscillé entre 21 et 30%, plus haut qu’il ne l’avait jamais
été pendant la période d’après guerre. Au
cours de la décennie actuelle il a atteint 41%. Les
rémunérations se sont énormément accrues. De 1948
à 1982, les rémunérations moyennes du secteur financier
se situaient entre 99 et 108 % de la moyenne pour toutes les entreprises
nationales privées. Depuis 1983 elles ont décollé
atteignant 181% en 2007.
L’énorme
richesse que le secteur financier a créée et concentrée
a donné aux banquiers un poids politique énorme - un poids
jamais vu aux US depuis l’ère J. P. Morgan (l’homme).
Pendant cette période, la panique bancaire de 1907 ne pût
être arrêtée que par une coordination des banquiers du
secteur privé : aucune entité gouvernementale
n’étant apte à fournir une réponse efficace. Mais
ce premier âge des banquiers oligarques parvint à son terme avec
l’application d’une régulation bancaire significative en
réponse à la Grande Dépression ; le retour d’une
oligarchie financière américaine est plutôt récente.
III. Le corridor “Wall Street -
Washington”
Bien
sûr, les Etats-Unis sont un cas unique. Et tout comme nous avons
l’économie, l’armée et la technologie les plus
évoluées du monde, nous avons aussi la meilleure oligarchie.
Dans un
système politique primitif, le pouvoir est transmis par la violence,
ou par la menace de la violence : coups d’Etat militaires, milices
privées et ainsi de suite. Dans un système moins primitif, plus
représentatif des marchés émergents, le pouvoir est
transmis par l’argent : corruption, pots de vin et comptes dans des
banques offshore. Bien que le lobbying et le financement des campagnes
électorales jouent un rôle déterminant dans le
système politique américain, la bonne vieille corruption - des
enveloppes bourrées de billets de 100 $ - est probablement
reléguée au second plan, à l’exception de Jack Abramoff.
Au lieu
de cela, l’industrie financière américaine a
renforcé son pouvoir politique en accumulant une sorte de capital
culturel - un système de croyance. Il fut un temps, peut-être,
où ce qui était bon pour General Motors était bon pour
le pays. Ces dernières décennies, l’attitude
générale s’en tint à l’idée que ce
qui était bon pour Wall Street était bon pour le pays.
L’industrie des banques et des titres est devenue l’un des
contributeurs principaux des campagnes politiques, mais au plus fort de son
influence, elle n’avait pas besoin de s’acheter les faveurs des
politiques comme ce fut le cas pour l’industrie du tabac ou pour les
constructeurs militaires. Elle profitait plutôt du fait que les
initiés de Washington croyaient déjà que
d’importantes institutions financières et la libre circulation
des capitaux étaient cruciales pour la position américaine dans
le monde.
Un canal
d’influence était, bien sûr, le mouvement
d’individus entre Wall Street et Washington. Robert Rubin, anciennement
président-adjoint de Goldman Sachs, a servi à Washington comme
Secrétaire du Trésor sous Clinton, et devint plus tard
président du comité exécutif de Citigroup.
Henry Paulson, PDG de Goldman Sachs pendant le long
boom, devint Secrétaire du Trésor sous George W. Bush. John
Snow, le prédécesseur de Paulson,
quitta le Trésor pour devenir président de Cerberus
Capital Management, un grand private-equity qui compte également Dan Quayle parmi ses
dirigeants. Alan Greenspan, en quittant la Réserve
fédérale, devint consultant à Pimco,
peut-être l’acteur principal sur les marchés
d’obligations.
Ces
connexions personnelles furent souvent multipliées à des
niveaux inférieurs au cours des trois administrations
présidentielles passées, renforçant les liens entre
Washington et Wall Street. C’est devenu une sorte de tradition pour les
employés de Goldman Sachs d’être engagés par le
service public lorsqu’ils quittent l’entreprise. Le flot des
anciens de Goldman - comprenant Jon Corzine,
actuellement gouverneur du New Jersey, ainsi que Rubin et Paulson
- n’a pas seulement installé des gens équipés de
la vision du monde de Wall Street dans les corridors du pouvoir; il a aussi
contribué à établir une image de Goldman (en tout cas au
sein des instances fédérales) comme une institution quasiment
de l’ordre du service public.
Wall
Street est un lieu très attirant, parfumé de l’odeur du
pouvoir. Ses dirigeants croient effectivement qu’ils manœuvrent
les leviers qui font marcher le monde. Il est compréhensible
qu’un fonctionnaire invité dans leurs salles de
conférence, même si ce n’est que pour une rencontre,
succombe à leur charme. Tout au long de mon travail au FMI, j’ai
été frappé par l’aisance d’accès des
principaux financiers aux dirigeants les plus élevés du
gouvernement U.S. et par l’entremêlement des carrières
politiques et financières. Je garde un souvenir vivace d’une
rencontre au début 2008 - entre des dirigeants politiques d’un
certain nombre de pays riches – au cours de laquelle l’orateur
affirma, à l’approbation générale de
l’assistance, que la meilleure préparation pour devenir un
président de banque centrale était de travailler dans une banque
d’investissement.
Une
génération entière de dirigeants politiques ont
été hypnotisés par Wall Street, sont toujours et
complètement convaincus que tout ce que disaient les banques
était vrai. Les déclarations de Greenspsan
en faveur des marchés financiers dérégulés sont
bien connues. Mais Greenspan n’était de loin pas le seul. Voici
ce que disait en 2006 Ben Bernanke, l’homme
qui lui a succédé: “La gestion du risque de marché
et du risque de crédit est devenue de plus en plus
sophistiquée… Des organisations bancaires de toutes tailles ont
fait des avancées significatives ces deux dernières
décennies dans leur capacité à mesurer et à
gérer les risques.”
Bien
sûr, tout ceci était en majeure partie une illusion. Les
régulateurs, les législateurs et les universitaires partaient
du principe que les dirigeants de ces banques savaient ce qu’ils
faisaient. Avec le recul, on sait que ce n’était pas le cas. La
division des produits financiers d’AIG, par exemple, fit 2,5 milliards
de profits avant impôt, principalement en vendant des assurances
sous-évaluées sur des titres complexes et mal-compris. Souvent
décrites comme “ramasser des pièces de monnaie devant un
rouleau-compresseur”, cette stratégie n’est profitable que
lorsque tout va bien, et est catastrophique lorsque ça va mal. Ainsi
à l’automne dernier, AIG s’était engagée
à assurer plus de 400 milliards de dollars de ces titres. A cette
date, le gouvernement U.S., dans une tentative de sauver l’entreprise,
s’est engagé à hauteur de 180 milliards de dollars en investissements
et prêts pour couvrir les pertes que le modèle
sophistiqué de mesure et de gestion des risques d’AIG avait
déclaré virtuellement impossibles.
Le
pouvoir de séduction de Wall Street s’est même (ou
spécialement) étendu jusqu’aux professeurs d’économie
et de finance habituellement confinés dans les bureaux étroits
des universités et dans la quête d’un prix Nobel. Comme
les mathématiques financières devinrent de plus en plus
essentielles à la pratique de la finance, les professeurs prirent de
plus en plus position comme consultants ou partenaires des institutions
financières. Myron Scholes et Robert Merton,
deux prix Nobel, en furent peut-être les exemples les plus fameux; ils
occupèrent des postes de direction dans le hedge
fund Long-Term Capital
Management en 1994, avant que le fonds ne s’évanouisse dans un
célèbre échec à la fin de la décennie.
Mais bien d’autres suivirent le même chemin. Cette migration
donna le brevet de la légitimité académique (et
l’aura intimidante de la rigueur intellectuelle) au monde bourgeonnant
de la haute finance.
A mesure
que de plus en plus de riches faisaient leur argent avec la finance, le culte
de celle-ci se répandit dans la culture au sens large. Des œuvres
comme “Barbarians at the Gate”,
“Wall Street”, et “Bonfire of the
Vanities” - toutes présentées
comme des contes initiatiques - ne servirent qu’à augmenter la
mystique de Wall Street. Michael Lewis indiqua dans “Portfolio”
l’année dernière que lorsqu’il écrivait
“Liar’s Poker”, un compte-rendu
d’initié de l’industrie financière, en 1989, il
espérait que le livre provoque une indignation envers les horreurs et
les excès de Wall Street. A l’inverse il se retrouva
“submergé de lettres d’étudiants de l’Etat de
l’Ohio qui me demandaient si j’avais d’autres secrets à
partager… Ils avaient lu mon livre comme un manuel
d’instruction.” Même des criminels de Wall Street, comme
Michael Milken et Ivan Boesky,
devinrent des idoles. Pour une société qui
célèbre l’idée de s’enrichir, il
était facile de conclure que l’intérêt du secteur
financier était équivalent aux
intérêts de la nation - et que les gagnants dans le secteur
financier devaient mieux savoir que d’autres ce qui était bon
pour l’Amérique et devaient travailler dans le secteur public
à Washington. La foi dans la liberté des marchés
financiers devint la sagesse partagée - célébrée
dans les pages éditoriales du Wall Street Journal et au
Congrès.
De cette
rencontre entre les campagnes de publicité de la finance, les
relations personnelles et l’idéologie découlèrent,
en se limitant aux dix dernières années, un flot de politiques
de dérégulations qui sont, avec le recul, pour le moins
surprenantes:
-
l’insistance sur l’ouverture des frontières à la
libre circulation des capitaux;
- la
répudiation des régulations datant de l’époque de
la Grande Dépression, régulations séparant la banque
commerciale et la banque d’investissement;
- une
interdiction de la part du Congrès de réguler les Credits-Default Swaps (CDS) ;
- une
augmentation importante de l’effet de levier autorisé pour les
banques d’investissement;
- une
main légère (devais-je dire invisible ?) à la
Securities and Exchange Commission dans l’application des
régulations ;
- des
accords internationaux qui autorisent les banques à évaluer
elles-mêmes leur propre risque ;
- et un
échec international d’adapter les régulations aux
fantastiques développements de l’innovation financière.
L’état
d’esprit qui accompagnait ces mesures à Washington semblait
balancer entre la nonchalance et la célébration affichée
: la finance libérée de tout lien, pensait-on, allait continuer
à propulser l’économie de plus en plus haut.
IV.
Les oligarques américains et la crise financière
L’oligarchie
et les politiques gouvernementales qui y contribuèrent ne furent pas
les uniques causes de la crise financière qui éclata
l’année dernière. Plusieurs autres facteurs y
participèrent, comme des emprunts excessifs par les ménages et
des conditions de prêts trop laxistes à l’extérieur
du domaine habituel de la finance [subprime]. Mais
les plus importantes des banques commerciales et d’investissement -
ainsi que les hedge funds
qui sont à leurs côtés - étaient les plus
principaux bénéficiaires des bulles jumelles de
l’immobilier et de la Bourse de cette décennie, leurs profits se
nourrissant d’un volume toujours grandissant de transactions
supportés par une base relativement étroite d’actifs
physiques réels. A chaque fois qu’un prêt était
vendu, reconditionné, titrisé et
revendu, les banques prélevaient leurs frais, et les hedge funds qui achetaient ces
titres récoltaient des honoraires toujours plus gros à mesure
que leurs fonds augmentaient.
Parce
que tout le monde s’enrichissait et parce que la santé de
l’économie nationale dépendait autant de la croissance de
l’immobilier et de la finance, personne à Washington n’eut
l’intention de s’interroger sur ce qui se passait. Au lieu de
cela, Greenspan, le directeur de la Fed et le président Bush
affirmaient régulièrement que l’économie
était fondamentalement saine et que la croissance fantastique des
titres complexes et des Credit-Defaults Swaps
étaient la preuve de la bonne santé d’une économie
dans laquelle le risque était distribué de la manière la
plus sûre.
En
été 2007, des signes de tension commencèrent à
apparaître. La bulle avait produit tellement de dette que même un
obstacle économique mineur pouvait entraîner des
problèmes majeurs, et l’augmentation de défaut de
paiement du secteur des hypothèques subprimes
fut ce hoquet fatal. Depuis lors, le secteur financier et le gouvernement
fédéral se sont comportés exactement comme on pouvait
s’y attendre à la lumière des crises passées des
marchés émergents.
Depuis,
les princes du monde financier ont été bien sûr
décrédibilisés en tant que leaders et stratèges -
du moins aux yeux de la plupart des Américains. Mais alors que les
mois passèrent, les élites financières ont
continué à considérer que leur position de chouchous de
l’économie est acquise, malgré le désastre
qu’ils ont causé.
Stanley O’Neal, le PDG de Merrill Lynch, a fortement
engagé son entreprise dans le marché des Mortgage–Backed Securities lors de son point culminant en 2005 et
2006 ; en octobre 2007, il reconnut : “la vérité est que
nous - enfin moi - nous nous sommes trompés en nous surexposant aux subprimes, et que nous avons souffert de l’absence
de liquidité de ce marché. Personne n’est plus
déçu que moi de ce résultat.” O’Neal
emporta avec lui un bonus de 14 millions de $ en 2006 ; en 2007 il quitta
Merrill Lynch avec un parachute doré de 162 millions de $, même
si celui-ci a bien fondu depuis.
En
octobre, John Thain, le PDG final de Merrill Lynch,
a poussé son équipe de directeurs à lui accorder un
bonus de 30 millions de $ ou plus, puis a réduit sa demande à
10 millions de $ en décembre ; il retira sa requête face à
un concert de protestations, mais seulement après que l’affaire
fut dévoilée dans le Wall Street Journal. Merrill Lynch dans
son ensemble ne faisait pas mieux : le paiement des bonus, 4 milliards de
dollars au total, fut avancé en décembre, vraisemblablement
afin d’éviter la possibilité que ces bonus soient
réduits par Bank of America qui devint
propriétaire de Merrill dès le premier janvier. Wall Street
versa 18 milliards de bonus de fin d’année l’année
dernière à ses employés new-yorkais, après que le
gouvernement débourse 243 milliards de $ au titre d’aide
d’urgence au secteur financier.
Lors
d’une panique financière, le gouvernement doit répondre
à la fois avec célérité et détermination.
La racine du problème est l’incertitude - dans ce cas-ci,
l’incertitude sur le fait que les banques disposent de suffisamment
d’actifs pour couvrir leur passif. Des demi-mesures combinées
avec le recours à la pensée magique et une attitude passive ne peut pas surmonter cette incertitude. Et plus la
réaction tarde, plus cette incertitude bloque le crédit, sape
la confiance des consommateurs et fige l’économie - rendant le
problème de plus en plus difficile à résoudre. Et bien,
les caractéristiques principales de la réaction du gouvernement
à la crise financière ont été le retard, le
manque de transparence, et l’absence de volonté de
déranger le secteur financier.
Jusqu’ici
la réponse du gouvernement peut le mieux être décrite
comme “la politique du coup par coup” : lorsqu’une
institution financière majeure se trouve en difficulté, le
Département du Trésor et la Réserve
fédérale concoctent un sauvetage pendant le week-end et annonce
le lundi que tout est rentré dans l’ordre. En mars 2008, Bear Stearns a été vendu à JP Morgan
Chase d’une manière qui ressemblait pour beaucoup à un
cadeau offert à JP Morgan. (Jamie Dimon, le
PDG de JP Morgan, fait partie de l’équipe de directeurs de la
Réserve fédérale de New-York qui, avec le
Département du Trésor, a arrangé la transaction). En
septembre, nous avons vu Merrill Lynch être vendue à Bank of America, le premier sauvetage d’AIG, ainsi que la
saisie et vente immédiate de Washington Mutual
à JP Morgan - le tout arrangé par le gouvernement. En octobre,
neuf grandes banques furent recapitalisées le même jour en
huis-clos à Washington. Et suivirent les sauvetages supplémentaires
de Citigroup, AIG, Bank of Amercia,
encore Citigroup et encore AIG.
Certains
de ces arrangements ont peut-être été des réponses
raisonnables à la situation immédiate. Mais il n’a jamais
été clair (et ce ne l’est toujours pas) quelle
combinaison d’intérêts furent servis, et comment. Le
Trésor et la Fed n’agirent en accord avec aucun principe
énoncé publiquement, mais élaborèrent simplement
la transaction et déclarèrent que c’était ce que
l’on pouvait faire de mieux étant donné les
circonstances. C’était des affaires de petit matin dans une
arrière-salle, point à la ligne.
Tout au
long de la crise, le gouvernement a fait particulièrement attention
à ne pas déranger les intérêts des institutions
financières, ou de ne pas mettre en question les bases du
système qui nous a amenés là. En septembre 2008, Henry Paulson demanda au Congrès 700 milliards de $ afin
d’acheter des actifs toxiques aux banques, sans conditions et sans
audit administratif des décisions d’achat. De nombreux
observateurs suspectèrent que l’objectif était
d’acheter à un prix surévalué ces actifs de
débarrasser et de cette manière les banques du problème
– et c’était en effet, uniquement de cette manière
que ces achats d’actifs toxiques pouvaient faire une différence.
Ce plan a peut–être été suspendu parce qu’il
n’était pas possible de faire admettre au plan politique un
subventionnement aussi patent,.
En lieu
et place, l’argent a été utilisé pour
recapitaliser les banques, pour acheter des actions dans des conditions qui
furent favorables de manière grossière aux banques
elles-mêmes. A mesure que la crise s’approfondissait et que les
institutions financières eurent besoin de plus d’aide, le
gouvernement s’est montré de plus en plus créatif pour
trouver des moyens complexes d’apporter des subventions aux banques
afin que le public lui ne parvienne pas à comprendre. Le premier
sauvetage d’AIG, dont les termes étaient relativement favorables
au contribuable, a été complété par trois autres
sauvetages dont les conditions étaient bien plus favorables pour AIG.
Le deuxième sauvetage de Citigroup et celui
de Bank of America comprirent des garanties
d’actifs complexes qui offraient des assurances aux banques à
des taux bien inférieurs à ceux du marché. Le
troisième sauvetage de Citigroup, fin
février, convertit des actions privilégiées du
gouvernement en actions ordinaires à un prix bien plus
élevé que le prix du marché - un subventionnement que
même la plupart des lecteurs du Wall Street Journal n’auraient
pas noté en première lecture. Et les actions
privilégiées convertibles que le Trésor achètera
dans le cadre du nouveau Plan de Stabilité Financière donne
l’option de conversion et donc la chance de gain aux banques, et non
pas au gouvernement.
Le
dernier plan - qui a probablement pour objectif de procurer des prêts
bon marchés aux hedge funds
et autres afin qu’ils puissent acheter des actifs toxiques à des
prix relativement élevés - a été
énormément influencé par le secteur financier, et le
Trésor ne l’a pas caché. Comme Neel
Kashkari, un dirigeant important du Trésor
à la fois sous Henry Paulson et Tim Geithner (et un ancien de Goldman), déclara au
Congrès en mars, « Nous avons reçu des propositions non
sollicitées de la part de personnes du secteur privé disant :
“Nous avons des réserves de capital ; nous désirons
acquérir des actifs de banques en difficulté.” » Et
le plan permet de faire exactement cela : “En mariant le capital du
gouvernement - le capital du contribuable - au capital du secteur privé
et en apportant le financement, vous pouvez rendre ces investisseurs capables
d’acheter ces actifs à un prix intéressant pour les
investisseurs et intéressant pour les banques.” Kashkari n’a pas précisé si ce prix
était avantageux pour le troisième groupe concerné : les
contribuables.
Même
si l’on ignore l’équité envers les contribuables,
l’approche du gant de velours du gouvernement envers les banques est
profondément inquiétant, pour une simple raison : ça ne
va pas forcer le secteur financier à changer de comportement,
habitué qu’il est à mener ses affaires selon ses propres critéres, à une période où ce
comportement doit cependant changer. Comme un important dirigeant de
banque anonyme l’explique au New York Times l’automne dernier,
“Peu importe combien Hank Paulson
nous donne, personne ne va prêter un centime avant que
l’économie ne se rétablisse.” Et voilà le
hic : l’économie ne se redressera pas avant que les banques ne
soient à nouveau saines et désireuses de prêter.
V.
L’issue
Si
l’on se contente d’examiner la crise financière (en
laissant de côté certains des problèmes de
l’économie en général) nous sommes
confrontés a minima à deux
difficultés majeures intrinsèquement liées. La
première est un secteur bancaire dans un état critique
menaçant d’étouffer toute reprise naissante susceptible
d’être générée par le stimulus fiscal. La
seconde est un équilibre des pouvoirs politiques qui donne un droit de
véto au secteur financier sur les politiques publiques, même
lorsque ce secteur a perdu le soutien populaire.
Les
grandes banques, semble-t-il, n’ont cessé de gagner en pouvoir
politique depuis le début de la crise. Et ce n’est guère
surprenant. Avec un système financier si fragile, les
dégâts que pourrait causer la faillite d’une des principales
banques - Lehman était de taille modeste
comparé à Citigroup ou Bank of Amercia - sont bien plus importants qu’en temps
normal. Les banques ont ainsi exploité cette peur alors qu’elles
extorquaient de Washington des accords favorables pour elles. Bank of America a ainsi obtenu son deuxième plan de
sauvetage (en janvier) après avoir averti le gouvernement
qu’elle ne pourrait peut-être pas soutenir l’acquisition de
Merrill Lynch, une perspective que le Trésor ne voulait même pas
envisager.
Les
défis que les USA relèvent sont familiers au personnel du FMI.
Si vous cachiez le nom du pays et ne montriez que les chiffres, il ne fait
aucun doute que les têtes chenues du FMI vous diraient : nationalisez
les banques en péril et démantelez-les à la demande.
D’une
certaine manière, bien sûr, le gouvernement a déjà
pris le contrôle du système bancaire. Il a garanti les passifs
des plus grosses banques et il reste aujourd’hui leur seule source
crédible de capitaux. Pendant ce temps-là, la Réserve
Fédérale a repris le rôle majeur de fournisseur de
crédit à l’économie - la fonction que le secteur
bancaire privé est supposé remplir mais ce n’est pas le
cas. Cependant il y a des limites à ce que la Fed peut faire toute
seule; consommateurs et entreprises restent dépendants des banques
dont l’état des livres comptables et le manque
d’encouragement ne permettent pas d’octroyer les prêts dont
l’économie a besoin et le gouvernement ne contrôle pas
réellement les responsables de ces banques ni leurs décisions.
A la
racine du problème des banques se trouvent les pertes énormes
qu’elles ont indubitablement subies sur leurs portefeuilles
d’assurances et de prêts. Mais elles ne veulent pas
reconnaître l’étendue complète de leurs pertes
parce qu’elles seraient déclarées insolvables. Aussi,
elles minimisent le problème et demandent des aides insuffisantes pour
les assainir (et une fois encore elles ne peuvent révéler
l’étendue de l’aide dont elles auraient besoin pour cela),
mais qui leur permettent de tenir encore un peu. Ce comportement est
délétère : les banques “malades” ne
prêtent pas (accumulant l’argent pour reconstituer des
réserves) ou elles font des paris désespérés sur
des prêts à haut risque ou des investissements qui pourraient
rapporter gros, mais qui, probablement ne paieront pas du tout. Dans
l’un ou l’autre cas, l’économie continue à
souffrir, et par là même, les actifs des banques continuent
à se détériorer - générant ainsi un cercle
vicieux destructeur.
Pour
briser ce cercle vicieux, le gouvernement doit contraindre les banques
à reconnaître l’échelle réelle de leurs
problèmes. Comme le FMI le comprend (et comme le gouvernement U.S.
lui-même a insisté a ce sujet pour de multiples marchés
émergents dans le passé) la manière la plus directe de
les forcer à le reconnaître, c’est la nationalisation. Au
contraire, le Trésor essaie de négocier le sauvetage banque
après banque et se comporte comme si les banques étaient
maîtres du jeu - contorsionnant les termes de chaque accord pour
minimiser la prise de participation étatique tout en renonçant
à toute influence du gouvernement sur les orientations
stratégiques des banques ou leurs opérations. Dans ces
conditions, nettoyer le bilan des banques est impossible.
La
nationalisation n’impliquerait nullement une propriété
définitive de l’Etat. Le conseil du FMI serait alors,
principalement : étendez la zone d’influence de la FDIC (Federal Deposit Insurance Corporation). Une intervention de la FDIC est
fondamentalement une procédure de faillite des banques
gérée par le gouvernement. Cela autoriserait le gouvernement
à écarter sans ménagement les actionnaires des banques,
de remplacer les directions défaillantes, de nettoyer les bilans, et
enfin de revendre les banques au secteur privé. L’avantage
principal étant une reconnaissance immédiate du problème
afin qu’il puisse être résolu avant qu’il ne
s’aggrave.
Le
gouvernement doit inspecter les bilans et déterminer quelles banques
ne survivraient pas à une récession sévère. Ces
banques devraient alors faire un choix : réévaluer leurs actifs
à leur valeur réelle et lever des fonds privés dans les
30 jours, ou passer sous le direction du
gouvernement. Le gouvernement devrait alors réévaluer à
la baisse les actifs toxiques des banques sous administration judiciaire -
juste reconnaissance de la réalité - et transférer ces
actifs à une structure gouvernementale indépendante, qui
tentera de récupérer tout ce qui pourra l’être pour
le contribuable (comme le fit le RST (Resolution
Trust Corporation) après la débâcle des caisses
d’épargne dans les années 80). Les derniers vestiges de
ces banques, nettoyés et à nouveau aptes à accorder des
crédits en toute sécurité, et par là à
nouveau dignes de la confiance des autres investisseurs et prêteurs -
pourraient être vendus.
Nettoyer
les “méga-banques” constituera une entreprise complexe. Et
cela coûtera cher aux contribuables ; si on se réfère aux
derniers chiffres du FMI, le nettoyage du système bancaire
coûtera probablement près de 1,5 trillion de dollars (10% de
notre PIB) à long terme. Mais seule une action décisive du
gouvernement - mettant au jour la pleine mesure du pourrissement financier et
restaurant de manière vérifiable la santé d’un
“lot” de banques - pourra guérir le secteur financier dans
son ensemble.
Cela
peut sembler être un traitement de cheval. Mais, en fait, bien que
nécessaire, c’est insuffisant. Le second problème que
doivent affronter les USA - le pouvoir de l’oligarchie - est au moins
aussi important que la crise actuelle du crédit. Un conseil du FMI sur
ce point serait une fois encore très simple : casser les reins de
l’oligarchie.
Des
institutions surdimensionnées influencent les politiques publiques de
manière disproportionnée ; les principales banques que nous
connaissons aujourd’hui tirent l’essentiel de leur pouvoir du
fait qu’elles sont “too big to fail”, «
trop grosses pour faillir ». La nationalisation et la reprivatisation
ne changeront pas cela ; de même, le remplacement des dirigeants de
banques qui nous ont conduits à la crise bien que juste et
sensé, ne serait au final que le remplacement d’un groupe de
gestionnaires tout-puissants par un autre : un simple changement de nom de
nos oligarques.
Idéalement,
les principales banques devraient être vendues en pièces
détachées de taille moyenne, divisées par région
ou par type d’activité. Ou, si cela s’avérait
compliqué - si nous voulions vendre les banques rapidement - elles
pourraient être vendues entières, mais à la condition
d’être rapidement démantelées. Les banques restant
aux mains du privé devant être sujettes à une limitation
de leur taille.
Ceci
peut apparaître comme une étape brutale et arbitraire, mais
c’est la meilleure manière de limiter le pouvoir
d’institutions privées dans un secteur essentiel à
l’économie toute entière. Bien sûr, certains se
plaindront des coûts de fonctionnement d’un système
bancaire plus fragmenté, et ces coûts sont réels. Mais
c’est également le cas des coûts qu’entraîne
une banque est “trop grosse pour faillir” - une arme
d’autodestruction massive - lorsqu’elle se
désintègre. Quoi que ce soit de trop gros pour faillir est trop
gros pour exister.
Pour
assurer un démantèlement systématique des banques et
prévenir une éventuelle résurgence de ces dangereux
mastodontes, nous avons également besoin d’actualiser notre
législation anti-trust. Des lois mises en place il y a plus de cent
ans pour combattre des monopoles industriels ne sont plus adaptées aux
problèmes qui sont les nôtres aujourd’hui. Le
problème actuel du secteur financier n’est plus qu’une
entreprise donnée détienne suffisamment de part de
marché pour influencer les prix ; c’est qu’une seule
entreprise ou un petit réseau d’entreprises
interconnectées, puissent, en cas de faillite, ébranler toute
l’économie. Les stimuli fiscaux de l’administration Obama rappellent Franklin Delano
Roosevelt, mais ce que nous avons à imiter ici c’est le
démantèlement massif des trusts de Teddy Roosevelt.
Limiter
les rémunérations des dirigeants, malgré des relents de
populisme, pourrait aider à restaurer l’équilibre des
pouvoirs politiques et éviter l’émergence d’une
nouvelle oligarchie. L’attrait principal de Wall Street - pour les gens
qui y travaillent et pour les officiels du gouvernement tout simplement trop
heureux de se reposer sur ses lauriers - ayant bien entendu été
les montants faramineux qui pouvaient y être gagnés. Limiter ces
montants permettrait évidemment de réduire la voilure du
secteur financier et de la rendre plus semblable aux autres secteurs de
l’industrie.
Malgré
tout, plafonner forfaitairement les rémunérations est
maladroit, particulièrement sur le long terme. Et la majeure partie de
l’argent est de nos jours obtenue loin de toute régulation par
le biais des hedge funds
et des private-equity,
aussi la diminution des rétributions peut être complexe à
mettre en œuvre. La régulation et l’impôt pourraient
constituer un élément de la solution. Au fil du temps,
cependant, ce qui importe réellement serait d’accroître la
transparence et la concurrence, ce qui devrait faire baisser les rémunérations
dans l’industrie financière. A ceux qui diraient que cela
conduira à la fuite des activités financières vers
d’autres pays nous répondrions alors : tant mieux.
VI.
Deux voies
Pour
paraphraser Joseph Schumpeter, l’économiste du début du
20e siècle, tout le monde a des élites; ce qui importe
c’est d’en changer de temps à autres. Si les Etats-Unis
étaient simplement un pays comme un autre qui viendrait au FMI le
chapeau à la main, je serais passablement optimiste quant à son
avenir. La plupart des crises des marchés émergents que
j’ai mentionnées se sont terminées relativement
rapidement et débouchèrent, dans la plupart des cas, sur des
rétablissements relativement solides. Mais, hélas, c’est
là que nous atteignons la limite de notre analogie entre les Etats-Unis
et les marchés émergents.
Les pays
des marchés émergents n’ont qu’une prise
précaire sur la richesse, et sont globalement des nains.
Lorsqu’ils sont en difficulté, ils ne disposent
littéralement plus d’argent - ou au moins ne disposent plus des
devises étrangères sans lesquelles ils ne peuvent survivre. Ils
n’ont pas le choix et doivent, prendre des décisions
difficiles et en dernière instance, une action
déterminée fera partie de l’équation. Mais, bien
évidemment, les Etats-Unis sont la nation la plus puissante du monde,
démesurément riche, et jouissant du privilège exorbitant
de pouvoir payer ses dettes envers l’étranger dans sa propre
monnaie, monnaie qu’ils peuvent se contenter d’imprimer. En
conséquence, ils pourraient bien hoqueter encore longtemps - comme le
Japon l’a fait durant sa décennie perdue - sans avoir jamais le
courage de faire ce qu’il est nécessaire de faire, sans jamais
vraiment se rétablir. Une rupture franche avec le passé -
impliquant la prise de contrôle et l’assainissement des grandes
banques - ne semble pas être au programme actuellement. Et personne au
FMI ne peut contraindre les Etats-Unis à une telle rupture.
A mon
sens, les Etats-Unis ont devant eux deux scénarios plausibles. Le
premier est constitué d’une suite de solutions ad hoc, banque
après banque et d’un continuel roulement de sauvetages
(répétés), comme ceux qu’on a pu voir en
février pour Citigroup et AIG.
L’administration tentera d’y parvenir tant bien que mal, et la
confusion règnera.
Boris
Fyodorov, ancien ministre des finances russe, a
lutté pendant la plus grande part de ces deux dernières
décennies contre les oligarques, contre la corruption et l’abus
d’autorité sous toutes ses formes. Il disait volontiers que la
confusion et le chaos allaient dans le sens des intérêts des
puissants - leur permettant d’agir légalement ou
illégalement, en tout impunité. Lorsque l’inflation est
élevée, qui peut encore dire ce qu’un morceau de
propriété vaut réellement? Lorsque que le système
de crédit repose sur des arrangements gouvernementaux byzantins et des
transactions d’arrière-salle, comment savoir si vous
n’êtes pas escroqué ?
Notre
avenir pourrait être celui où le chamboulement permanent
alimente le pillage qu’opère le système financier, et
où nous discuterons à l’infini du pourquoi et du comment
les oligarques ont pu se métamorphoser en simples fripouilles et
comment est-ce dieu possible que l’économie n’arrive pas
à redémarrer.
Le
second scénario débute d’une manière plus glauque,
et pourrait malheureusement se terminer de la même manière. Mais
il offre au moins un espoir minime que nous parviendrons à sortir de
notre torpeur. Le voici : l’économie globale continue de se
détériorer, le système bancaire de l’Europe de
l’Est s’effondre et – du fait que ce sont essentiellement
des banques d’Europe occidentale qui en sont les propriétaires
– la crainte justifiée d’une insolvabilité
généralisée des gouvernements européens
s’empare de tout le continent. Les créanciers souffrent de plus
en plus et la confiance sombre encore davantage. Les économies
asiatiques exportatrices de biens manufacturés sont ravagées,
tandis que les producteurs de matières premières en
Amérique Latine et en Afrique ne s’en sortent guère
mieux. L’aggravation dramatique de la situation mondiale donne le coup
de grâce à une économie américaine
déjà chancelante. Les taux de croissance de
référence de l’administration pour le budget en cours
sont de plus en plus considérés comme irréalistes, et
les “scénarios de stress” optimistes que le Trésor
américain utilise actuellement pour évaluer les bilans des
banques deviennent la source d’une grande gêne.
Face
à ce genre de pressions et confrontés à la perspective
d’un effondrement à la fois national et global, un peu de
jugeote infuse enfin l’esprit de nos dirigeants.
La
représentation communément partagée parmi l’élite
est toujours que la crise actuelle “ne peut pas être aussi grave
que lors de la Grande Dépression”. Cette vision est fausse. Ce à quoi nous sommes confrontés pourrait,
en réalité, être pire que la Grande Dépression -
parce que le monde est aujourd’hui bien plus interconnecté et
parce que le secteur bancaire est devenu si énorme. Nous sommes
confrontés à une récession synchronisée dans
presque tous les pays, à une baisse de la confiance des individus comme
des entreprises, et des problèmes majeurs pour les budgets des
États. Si nos dirigeants devenaient conscients des conséquences
potentielles de cette situation, alors nous assisterons peut-être
à une reprise en main draconienne du système bancaire et la
vieille élite brisée. Espérons qu’il ne soit pas alors
trop tard.
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un
« journaliste presslib’ » qui vit
exclusivement de ses droits d’auteurs
et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il
le fait aujourd’hui tant que
vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul
Jorion, sociologue et anthropologue, a
travaillé durant les dix dernières années dans le milieu
bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des
prix. Il a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
Les vues
présentées par Paul Jorion sont les siennes et peuvent évoluer sans
qu’il soit nécessaire de faire une mise à jour. Les articles
présentés ne constituent en rien une invitation à réaliser
un quelconque investissement. .
Tous droits réservés.
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