« Le plus grand soin d'un bon gouvernement devrait
être d'habituer peu à peu les peuples à se passer de lui. »
On ne le dira
jamais assez, Alexis de Tocqueville est un de nos plus grands écrivains du
XIXe siècle. Non seulement par le style mais aussi par l’extraordinaire
clairvoyance de sa pensée.
De la
démocratie en Amérique
se présente sous la
forme deux livres :
- Le premier est consacré au principe
de la souveraineté du peuple, son mode de fonctionnement. Tocqueville analyse
les institutions politiques américaines, l’équilibre des pouvoirs, le
suffrage universel, etc.
- Le second livre est consacré à la société
démocratique, c’est-à-dire aux nouvelles manières de penser et d’être
engendrées par l’égalisation des conditions. Il est question notamment de
l’individualisme, de ses conséquences et des moyens de le combattre.
Le pire des
périls qui guettent la démocratie, selon Tocqueville, n’est pas le désordre,
mais « l’avènement d’un ordre régi par l’Etat-Providence, enfermant
l’homme dans un réseau de réglementations oppressives et le réduisant à
n’être qu’un matricule anonyme, sans initiatives ni grandeur, au sein d’une
masse domestiquée » (Philippe Braud, Histoire des Idées Politiques
depuis la Révolution, Paris, Montchrétien, p. 190). Le despotisme que
Tocqueville discerne à l’horizon des âges égalitaires a beau être un
« doux » despotisme, selon son expression, il n’en est pas moins
terrifiant.
Pourquoi
les hommes se laissent-ils entraîner dans la servitude douce de
l’étatisme ? Tocqueville en donne deux raisons : la crainte du
désordre et l’amour du bien-être, ce qu’il résume finalement dans une expression
encore plus évocatrice, « l’apathie générale, fruit de
l’individualisme ».
De
l’individualisme comme conséquence de l’égalité
Tocqueville
voit la marche vers l'égalité des conditions comme une évolution inéluctable
et irréversible mais inquiétante, car avec elle les libertés individuelles
disparaissent. En effet, l’égalité tend à dissoudre l’idée de supériorité
naturelle ainsi que l’influence des traditions, ou des anciens. L’homme
démocratique en vient alors à considérer que son opinion vaut celle de tout
autre et qu’il n’y a aucune raison de croire un homme sur parole. Chacun veut
donc se faire son opinion et ne se fier qu’à sa propre raison. D’où ce
sentiment d’autosuffisance que Tocqueville appelle l’individualisme.
Mais l’égalisation s’accompagne
d’une fragilité plus grande des individus qui deviennent isolés et séparé les
uns des autres. En se
repliant sur lui, il sent sa faiblesse et son isolement. Il se tourne alors naturellement vers la
masse en pensant que la vérité réside dans le plus grand nombre. D’autre
part, pour
éviter l’anarchie et protéger leurs biens, ils s’en remettent à un pouvoir
unique et central auquel ils délèguent tous leurs droits.
L’individualisme rend les hommes indifférents
à autrui et craintifs en même temps. Il les prépare à consentir au despotisme
de l’État tutélaire, ce que Tocqueville appelle le despotisme doux. Ils sont
prêts à sacrifier leur liberté à leur tranquillité, à leurs petits et
vulgaires plaisirs.
La peur de la liberté
L’homo
democraticus est donc un homme contradictoire. Par amour de l’égalité, il
refuse de s’appuyer sur la tradition ou la raison d’hommes supérieurs, mais
il n’ose pas s’appuyer sur sa propre raison. Il éprouve au fond la
difficulté d’assumer sa liberté.
Chaque être
humain tend alors à se soumettre à l’autorité supérieure impersonnelle de
l’État. Cette soumission apporte une sécurité compatible avec l’égalité et
plus facile à vivre que la liberté.
Dans la
légende du grand inquisiteur des Frères Karamazov, Dostoïevski a écrit des
pages remarquables sur ce sujet. Les hommes ne recherchent pas tant la
liberté que la sécurité. C’est pourquoi ils préfèrent déléguer leur capacité
d’agir à d’autres qui joueront un rôle d’autorité vis-à-vis d’eux, mais qui
surtout devront assumer à leur place la responsabilité de leurs décisions.
On retrouve
également cette problématique dans Le Discours de la servitude volontaire
d'Etienne de la Boétie. Ce texte, rédigé en 1549 par son auteur à l'âge
de dix-neuf ans, dénonce la fascination imbécile des hommes pour le pouvoir.
Personne ne les contraint mais ils adorent leurs maîtres. Et ces derniers
« ne sont grands que parce que nous sommes à genoux », disait-il.
« Pour
le moment, je désirerais seulement qu'on me fit comprendre comment il se peut
que tant d'hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois
tout d'un tyran seul, qui n'a de puissance que celle qu'on lui donne, qui n'a
de pouvoir de leur nuire, qu'autant qu'ils veulent bien l'endurer, et qui ne
pourrait leur faire aucun mal, s'ils n'aimaient mieux souffrir de lui, que de
le contredire. Chose vraiment surprenante (et pourtant si commune, qu'il faut
plutôt en gémir que s'en étonner)! c'est de voir des millions et de millions
d'hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug
déplorable, non qu'ils y soient contraints par une force majeure, mais parce
qu'ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d'un,
qu'ils ne devraient redouter, puisqu'il est seul, ni chérir, puisqu'il est,
envers eux tous, inhumain et cruel. »
Dans un
passage fameux de La démocratie en Amérique, Tocqueville décrit les
hommes en démocratie comme un « troupeau d'animaux timides et
industrieux, dont le gouvernement est le berger ». Les partis qui
s’opposent partagent en réalité les mêmes choix idéologiques et les électeurs
croient encore exercer leur pouvoir en votant tantôt pour l'un puis pour
l'autre, explique Tocqueville. « Ils se consolent d'être en tutelle, en
songeant qu'ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. [...] Dans ce système,
les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et
y rentrent. »
Et Tocqueville
de conclure : « Il est, en effet, difficile de concevoir comment
des hommes qui ont entièrement renoncé à l'habitude de se diriger eux-mêmes
pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire ». (De
la Démocratie en Amérique, vol II, quatrième partie, chapitre VI, 1840)
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