|
J'ai
fait allusion à plusieurs pratiques des syndicats au sujet du travail
ralenti et des emplois superflus. Ces pratiques et l'indulgence qui les
tolère proviennent des mêmes illusions fondamentales que la peur
du machinisme. On s'imagine que la perfection mécanique
apportée dans la fabrication moderne est cause du chômage et,
corollaire de ce théorème, qu'une organisation moins savante le
supprimerait et créerait des emplois.
Une
autre idée non moins fausse aggrave celle-ci, à savoir qu'il
n'existe qu'une quantité limitée de travail dans le monde et
que si nous ne pouvons pas en créer davantage en imaginant des moyens
plus compliqués de le faire, au moins devons-nous tirer des plans pour
la répartir entre le plus grand nombre de travailleurs qu'il se peut.
C'est
cette erreur qui est sous-jacente à la minutieuse division du travail
que réclament les syndicats avec tant d'insistance. Cette
extrême division du travail est flagrante dans l'industrie du
bâtiment de nos grandes villes par exemple. Les poseurs de briques
n'ont pas le droit d'utiliser des pierres pour monter une cheminée car
ce travail est réservé aux maçons. Un électricien
n'a pas davantage le droit de déposer une plinthe et de la remettre
pour installer une prise de courant, car c'est le travail, si simple soit-il,
du menuisier. Un plombier ne devra pas déplacer ou remettre une tuile
pour fixer un clou dans la gouttière, car c'est le travail du
couvreur.
D'ardentes
grèves « de compétence » ont lieu entre syndicats
pour obtenir le droit exclusif de faire certains types de travaux dont
l'attribution est imprécise.
Dans
un rapport préparé récemment par les Chemins de Fer
américains pour la Commission de Procédure administrative du
Ministère de la Justice, on trouve des exemples sans nombre dans
lesquels le Comité national de Règlement des Chemins de Fer a
décidé que « toute opération à effectuer
sur la voie de chemins de fer, aussi minime soit-elle, comme par exemple
donner un coup de téléphone, ouvrir ou fermer un aiguillage,
est à ce point la propriété exclusive d'une
catégorie d'employés, que si un employé d'une autre
catégorie, au cours de son travail normal, exécute ce travail,
non seulement on doit lui payer une journée de travail de plus, mais
ceux qui auraient dû faire ce travail et ne l'ont pas fait, soit qu'ils
fussent en congé, soit qu'on ait omis de faire appel à eux, ont
droit également à un jour de paye parce qu'ils ont
été empêchés de l'exécuter ».
Il
est vrai que cette division du travail poussée ainsi à
l'extrême peut profiter à quelques personnes, aux dépens
de la collectivité, pourvu qu'elle ne se produise que dans leur seul
cas. Mais ceux qui la préconisent comme une règle générale
ne se rendent pas compte qu'elle augmente toujours le prix de revient, que
son résultat final est un moindre rendement du travail et une
production diminuée. Le maître de maison obligé de
prendre deux domestiques pour faire le travail qu'un seul pourrait effectuer
a sans doute procuré du travail à un homme de plus. Mais
l'argent avec lequel il paye ce dernier lui est enlevé pour faire une
quelconque dépense supplémentaire et qui pourrait
rémunérer quelqu'un d'autre. S'il fait réparer la fuite
de sa salle de bain et que la réparation coûte le double de ce
qu'elle aurait dû lui coûter, il décidera de ne pas
acheter le chandail dont il avait besoin. Payer une journée
entière à un poseur de briques dont il n'avait pas besoin en
l'occurrence, n'a pas fait gagner le « travailleur » ; bien au
contraire, puisque un ouvrier tisseur de chandail — à la main ou
à la machine — a dû chômer. Quant au maître de
maison, il est dans une situation pire qu'auparavant : au lieu d'avoir sa
douche réparée et un chandail, il a la douche et pas de
chandail. Et si nous considérons le chandail comme un
élément de la richesse générale du pays, le pays
se trouve appauvri d'un chandail. Tel est le résultat final de cette
politique qui cherche à créer des emplois
supplémentaires par une division du travail arbitraire et excessive.
Mais
les avocats des syndicats et les hommes politiques qui les soutiennent, ont
bien d'autres systèmes à proposer pour réaliser cette
répartition du travail. Les plus fréquents consistent à
vouloir réduire la semaine de travail, en général par
une loi. C'est cette idée d'étaler le travail le plus possible,
afin d'en donner au plus grand nombre d'ouvriers possible, qui a
été l'une des causes principales de la taxe sur les heures
supplémentaires de la loi fédérale sur le salaire
horaire. Aux États-Unis, en effet, la législation ancienne qui
interdisait l'emploi des femmes et des enfants plus de 48 heures par semaine
reposait sur la conviction qu'un emploi plus long aurait pu porter
préjudice à la santé comme à la moralité
publique, et l'on pensait aussi que cela pouvait nuire à la
qualité du travail. Mais la clause de la loi fédérale
qui oblige le patron à payer une prime de 50 % l'heure, en sus de la
paye normale, pour toutes les heures de travail effectuées au-dessus
des 40 heures dues par semaine, n'a pas pour cause véritable qu'une
semaine de 45 heures par exemple est nuisible à la santé et au
bon rendement du travail. On l'inséra pour deux raisons : partie avec
l'espoir de voir grossir la paye hebdomadaire de l'ouvrier, partie avec
l'espoir qu'en décourageant le patron d'employer
régulièrement un ouvrier plus de 40 heures par semaine, cela
forcerait à embaucher davantage d'ouvriers.
A
l'heure où j'écris, on propose d'éviter le chômage
en instaurant la semaine de 30 heures.
Quelles
sont les conséquences réelles de tels projets, qu'ils soient
mis en vigueur par les syndicats ou par la loi ? Le problème nous
apparaîtra plus clairement si nous considérons deux cas
précis. Dans le premier, la semaine de 40 heures sera réduite
à 30 heures, mais sans modification du taux du salaire horaire. Dans
le second, la semaine de 40 heures sera aussi réduite à 30
heures, mais le salaire à l'heure sera augmenté de façon
telle que la paye de la semaine sera la même pour les ouvriers que
s'ils travaillaient 40 heures.
Prenons
d'abord le premier cas. Nous supposons que la semaine passe de 40 à 30
heures, sans modification de tarif horaire. S'il existe un chômage
suffisant, la réalisation de ce plan va certainement le diminuer, car
ce plan exige pour une même production une augmentation de la
main-d'œuvre. Pourtant, nous ne pouvons assurer qu'il créera
assez d'emplois nouveaux pour maintenir le même total de salaires
payés et le même nombre d'heures de travail qu'avant, à
moins de faire des hypothèses improbables que, dans chaque industrie,
s'est présenté le même pourcentage de chômeurs et
que les hommes et les femmes nouvellement embauchés ne sont en moyenne
pas moins aptes à remplir leur tâche que les ouvriers
déjà à l'ouvrage. Mais faisons quand même ces
hypothèses. Supposons que l'on peut trouver le nombre exact d'ouvriers
nécessaires à combler les vides, dans chaque
spécialité et que ces nouveaux ouvriers ne font pas monter le
coût de la production. Quelle va être alors la conséquence
d'avoir réduit la semaine de travail de 40 à 30 heures (sans
augmenter l'heure de paye) ? Bien qu'on aura augmenté le nombre des
ouvriers, chacun d'eux travaillera moins de temps ; il n'y aura donc pas
augmentation du nombre d'heures de travail, ni par conséquent
d'accroissement de la production. Les états de paye, pas plus que le
pouvoir d'achat, ne se seront accrus. Tout ce qui se sera passé, dans
l'hypothèse la plus favorable (qui rarement sera
réalisée), c'est que les ouvriers du début vont payer des
subsides aux ouvriers embauchés après eux. Car pour que les
nouveaux ouvriers puissent toucher les 3/4 de dollars par semaine que les
ouvriers du début recevaient, il faut que ces anciens ouvriers ne
reçoivent que les 3/4 de ce qu'ils touchaient antérieurement.
Il est vrai que ceux-ci ne travaillent plus autant, mais cette recherche
d'heures de loisirs obtenues à un prix si élevé n'est
sans doute pas une décision qu'ils auraient prise d'eux-mêmes,
c'est plutôt un sacrifice de leur part qu'ils supportent malaisément
afin que plusieurs de leurs camarades trouvent du travail.
Les
dirigeants des syndicats, qui réclament des semaines plus courtes afin
de procurer du travail à un plus grand nombre d'ouvriers, le
reconnaissent. Aussi proposent-ils la réforme de telle sorte que
chacun puisse à la fois manger son gâteau et le conserver.
Réduisez la semaine de travail de 40 à 30 heures, disent-ils,
afin de créer davantage d'emplois mais compenser la perte de gain
hebdomadaire en augmentant le salaire horaire de 33 1/3 %.
Les
ouvriers avant cela gagnaient, en moyenne, disons 40 dollars par semaine de
40 heures ; pour qu'ils continuent à toucher ces 40 dollars pour une
semaine de 30 heures, le prix de l'heure doit subir une augmentation
d'environ 33 1/3. Que résultera-t-il de tout cela ? La
conséquence la plus évidente et la plus sûre est que le
coût de production s'élèvera. Si nous supposons que la
paye des ouvriers, quand ils faisaient 40 heures, était
inférieure à ce que le niveau des coûts des prix et des
profits aurait permis qu'elle soit, alors on aurait pu l'augmenter sans
réduire la durée de la semaine de travail. Ils eussent pu, en
d'autres termes, travailler le même nombre d'heures, cependant voir
leur paye augmenter d'un tiers, au lieu de gagner la même somme qu'avant,
et avec leur semaine de 30 heures. Mais si pendant la semaine de 40 heures,
les ouvriers recevaient déjà des salaires aussi
élevés que le niveau du coût de la production et des prix
le permettaient (et le chômage même qu'ils essaient d'enrayer peut
être une preuve qu'en réalité leurs gains étaient
plus élevés encore), alors l'augmentation du coût de la
production qui va résulter de celle de 33 % sur les salaires horaires
va dépasser de beaucoup ce que le niveau actuel des prix, de la
production et de son coût, peut supporter.
La
conséquence finale de cette augmentation des salaires va être un
chômage plus grand qu'avant, car les entreprises les moins solides vont
faire faillite, et les ouvriers les moins qualifiés vont être
remerciés. La production va s'arrêter de proche en proche. Les
coûts de production étant plus élevés et les
marchandises plus rares, les prix vont tendre à monter, si bien que
les ouvriers verront leur pouvoir d'achat diminuer, tandis que le
chômage accru va ainsi conduire à la baisse des prix. Ce qu'il
adviendra finalement des prix dépend de la politique monétaire
que le gouvernement suivra. Si l'État fait de l'inflation, afin de
permettre aux prix de monter assez pour qu'on puisse payer des salaires
horaires plus élevés, ce sera en réalité une
manière déguisée de réduire les salaires, de
façon que leur pouvoir d'achat en marchandises revienne à ce
qu'il était auparavant. Si bien qu'on aboutit au même résultat
que si la semaine de travail avait été réduite, mais
sans l'augmentation du tarif à l'heure. Les conséquences de
cette hypothèse ont déjà été
étudiées.
Le
système de répartition des emplois entre un plus grand nombre
de travailleurs repose donc sur le même genre d'illusions que nous
avons déjà dénoncées. Ceux qui soutiennent de
tels projets ne pensent qu'au travail que cela pourra donner à tel ou
tel groupe d'ouvriers, ils ne réfléchissent pas aux
conséquences que cela entraîne pour la population tout
entière.
De
tels systèmes reposent aussi, comme nous avions commencé
à l'expliquer, sur l'hypothèse erronée qu'il n'existe
qu'une somme déterminée de travail à distribuer. On ne
peut imaginer idée plus fausse. La quantité de travail à
distribuer aux hommes est illimitée tant que les besoins et les
désirs que le travail peut satisfaire restent insatisfaits. Dans une
économie moderne d'échange, on obtiendra le maximum de travail
tant que les prix de vente, les coûts de production et les salaires
seront en relations harmonieuses les uns par rapport aux autres. Comment
obtenir l'harmonie entre ces relations, c'est ce que nous aurons à
considérer plus loin.
Remerciements
: Hervé de Quengo, et traduction par Mme Gaëtan Pirou
|
|