I.
Que savons-nous du monde qui nous entoure – de
la réalité ? D’où viennent nos connaissances à son sujet ? Les
tentatives d’apporter une réponse à ces questions appartiennent à une
discipline que l’on appelle épistémologie,
une branche de la philosophie qui se penche sur l’origine, l’étendue et la
validité du savoir humain.
Le débat épistémologique présente des concepts
archétypes et diamétralement opposés : l’empirisme et le rationalisme.
L’empirisme veut que nos expériences sensorielles (notre capacité
d’observation) soit la source de savoir principale (sinon la seule) de
l’Homme. Le rationalisme veut quant à lui que ce savoir émane de la raison
humaine.
Seuls très peu de gens nieraient que certains
savoirs sont tirés de nos expériences sensorielles. Prenez par exemple le
fait que l’eau gèle à zéro degré Celsius. Une certaine observation est
nécessaire à l’acquisition d’un tel savoir.
En revanche, dans le domaine de la science,
qui formule des savoirs appliqués universellement, à n’importe quel moment ou
endroit, le rationalisme prétend que le savoir empirique obtenu au travers
d’expériences sensorielles n’a pas la même validité que le savoir tiré du
raisonnement.
Prenons par exemple les observations
suivantes :
1. Au cours de ces
dernières décennies, la masse monétaire fiduciaire
a gonflé de 200% par an, alors que le PIB réel a gagné 50% par an.
2. Au cours de ces
dernières décennies, les recettes fiscales du gouvernement sont passées de 10
à 50% du PIB.
Comment pouvons-nous expliquer ces
savoirs ? Le PIB réel a-t’il augmenté en raison de la hausse de la masse
monétaire fiduciaire, ou malgré cette hausse ? Nous pourrions aussi nous
demander si le PIB a augmenté en raison de la ou malgré une hausse des taxes.
Chacune de ces explications est plausible.
Laquelle est correcte ? Afin d’établir la réponse à cette question, nous
devons d’abord comprendre qu’employer une théorie (l’idée de
mettre ensemble nos connaissances des aspects de la réalité de manière
systématique) est indispensable à l’observation des faits.
II.
Il n’existe en effet aucune observation de
faits sans présupposition [1],
comme Ludwig von Mises l’a expliqué :
Il n’existe pas d’archives de faits inaltérés
si ce n’est quelques références à des théories. Aussitôt que deux évènements
sont enregistrés ensemble ou intégrés dans une catégorie d’évènements, une
théorie est opérationnelle. [2]
L’idée de « laisser les faits parler
d’eux-mêmes » sans avoir recours à une théorie n’a absolument aucun
sens. [3]
Mises savait que le raisonnement des gens « peut être défectueux et
leurs théories incorrectes, mais les actions ne sont jamais dénuées de
réflexion et de théorisation ». [4]
Comment savons-nous, et comment nous
assurons-nous de l’exactitude d’une théorie ? Dans la science sociale,
une réponse satisfaisante peut être apportée à ces questions en ayant recours
à la théorie
d'a priori — des propositions qui apportent un savoir en matière de
réalité, et dont les valeurs de vérité veulent être vérifiées indépendamment
de l’expérience.
Pour expliquer cela plus clairement,
tournons-nous vers le philosophe prussien Emmanuel Kant (1724–1804) et sa Critique de la Raison
Pure (1781). Le point central de l’enquête transcendante de Kant est sa
découverte de ce qu’il appelle les jugements
synthétiques a priori. [5]
Un a priori dénote une proposition (une
déclaration) qui présente un savoir qui a été acquis avant, ou indépendamment
de, l’expérience. Un a posteriori dénote en revanche un savoir acquis
au travers et sur la base d’une expérience.
Un jugement synthétique fait référence à un savoir
qui n’est pas contenu dans le sujet. Un exemple pourrait être que « tous
les corps sont lourds ». Le mot « lourd » réfère ici à un
savoir qui va au-delà du simple concept de corps. Un jugement synthétique
fait naître un savoir nouveau concernant le sujet.
Un jugement analytique répète ce que le sujet
présuppose. Un exemple pourrait être que « tous les corps sont
allongés ». Afin de savoir si tous les corps sont allongés, nul besoin
d’expérience, puisque cette information est déjà incluse dans le concept de
corps.
On pourrait s’attendre à ce qu’un jugement
analytique soit un a priori, et qu’un jugement synthétique soit un a
posteriori. En revanche, selon Kant, il existe des jugements a priori
synthétiques – des savoirs qui ne répètent pas la signification du concept
étudié et ne requièrent pas d’expérience pour pouvoir en établir un savoir
nouveau.
Comment identifier ces jugements a priori
synthétiques ? Selon Kant, une proposition doit satisfaire deux
caractéristiques afin de pouvoir être qualifiée de jugement a priori synthétique.
Premièrement, un jugement a priori synthétique ne doit pas découler de l’expérience,
mais d’un raisonnement. Deuxièmement, il ne peut pas être nié sans causer de
contradiction intellectuelle.
III.
Mises a réalisé que l’axiome de l’action
humaine est un jugement à priori synthétique. L’axiome de l’action humaine
stipule que les Hommes agissent. Voilà qui à première vue pourrait sembler
trivial. Mais en observant ce fait plus en profondeur, il devient évident que
l’axiome de l’action humaine a de lourdes implications. [6]
L’axiome de l’action humaine satisfait les
caractéristiques du jugement à priori synthétique. Premièrement, nous ne
pouvons observer que les Hommes agissent. Pour ce faire, il nous faut
comprendre ce qu’est l’action humaine. Ce savoir ne peut pas être acquis par
l’expérience, parce qu’il provient de la raison.
Deuxièmement, nous ne pouvons pas nier que les
Hommes agissent, puisque le faire résulterait sur une contradiction
intellectuelle. Dire que les Hommes n’agissent pas est en soi une action.
Mises réalisait également qu’en utilisant la
logique formelle, d’autres vérités peuvent être déduites de l’axiome
véritable de l’action humaine. Cette approche est appelée praxéologie: la
logique de l’action humaine. Mises a reconstruit l’économie sur la base de la
praxéologie.
La praxéologie est une théorie de l’a priori.
Elle présente des propositions relatives à la réalité qui sont
irréfutablement vraies – qui peuvent être validées sans passer par
l’expérience. Prenons par exemple le concept de causalité — l’idée
que tout effet ait une cause.
Comme Mises l’a lui-même écrit,
L’action requiert et présuppose une causalité.
Seul un Homme qui perçoit le monde sous la lumière de la causalité peut être
poussé à agir. En ce sens, la causalité est une catégorie d’action. La
catégorie « moyen et fin » présuppose la catégorie « cause et
effet ». Dans un monde dénué de causalité et de régularité, il n’y
aurait ni raisonnement ni action humaine. Un monde comme celui-ci serait un
monde de chaos dans lesquelles Hommes ne pourraient trouver de lignes
directrices. L’Homme n’est même pas capable d’imaginer les conditions d’un
tel univers. Si un Homme ne perçoit pas de relation de causalité, il ne peut
pas agir. [7]
La théorie de l’apriori offre une approche de
critique et de révision des explications théoriques apportées aux évènements
historiques. [8]
Du point de vue de la théorie de l’a priori, que peut-on dire des observations
faites au début de cet article ?
1. Du point de vue de la théorie de l’apriori,
nous pouvons dire avec certitude qu’une hausse de la masse monétaire ne fait
pas grimper le niveau de vie d’une société, et n’apporte pas de bénéfices
sociaux, parce que la seule fonction de la monnaie est de servir de moyen
d’échange.
De plus, la monnaie fiduciaire exerce des
effets négatifs sur l’économie. La monnaie fiduciaire est typiquement créée
par le crédit
bancaire, qui génère une consommation de capital et des
mal-investissements.
Les injections de monnaie fiduciaires
abaissent le taux d’intérêt des marchés en-deçà du taux d’intérêt naturel
(déterminé par la préférence temporelle sociétale), et permet aux sociétés
qui produisent des biens et services ne correspondant pas aux demandes du
marché de poursuivre leurs activités. Elles génèrent un boom, qui débouche à
son tour sur une contraction.
La hausse de production qui accompagne une
expansion monétaire n’est pas soutenable et doit tôt ou tard être corrigée.
Les gains tirés des activités liées à la masse monétaire fiduciaire tendent à
se présenter avant les pertes qui les accompagnent, ce qui donne l’impression
qu’une hausse de la monnaie fiduciaire peut faire grimper la production. La
vérité, c’est que la création de monnaie fiduciaire n’augmente pas le niveau
de vie d’une population, mais le force à baisser.
2. Nous pouvons dire avec certitude que
l’imposition de taxes aux salariés entraîne une diminution plutôt qu’une
hausse du niveau de vie. La raison en est que les taxes divertissent les
ressources les plus rares depuis les propriétaires, producteurs et
entrepreneurs vers les autres.
Voilà qui réduit les revenus des
propriétaires, producteurs et entrepreneurs, et augmente leur préférence
temporelle respective. En conséquence, l’épargne et l’investissement
déclinent, et le capital et les salaires réels augmentent plus lentement
(voire déclinent) par rapport à une situation exempte de taxation.
IV.
La théorie de l’a priori nous apporte des
savoirs réels concernant le monde réel, et le savoir dérivé de cette théorie
peut être validé indépendamment d’une expérience sensorielle.
Le savoir aprioriste trompe le savoir
empirique : « une proposition théorique aprioriste ne peut jamais
être réfutée par l’expérience ». [9]
La praxéologie, la science aprioriste de
l’action humaine et, plus spécifiquement, sa catégorie la plus développée,
l’économie, nous apporte une interprétation des évènements passés et une
anticipation des effets auxquels nous devrions nous attendre dans le futur
d’action d’un caractère spécifique. [10]
Un théoricien aprioriste peut donc décider en
avance (c’est-à-dire sans s’engager dans une expérience sociale ou s’adonner
à un quelconque test) si une action est capable d’apporter les effets
attendus.
Nous savons par exemple qu’émettre de la
monnaie fiduciaire ne génère pas de prospérité économique, que les
gouvernements financés par les taxes ou la dette n’améliorent pas le
bien-être matériel d’une société, et que ces mesures sont en fait
économiquement dangereuses.
Une théorie de l’a priori est une puissante
défense face aux promesses faites par les fausses théories et leurs
conséquences économiques néfastes. Les étudiants en sciences sociales
devraient donc être encouragés à s’engager dans la théorie de l’a priori.
Notes
[1] Mises, L. (2003), Epistemological
Problems of Economics, 3rd ed., "The Task and Scope of the Science
of Human Action," Ludwig von Mises Institute, Auburn, US Alabama, p. 29.
[2] Mises, L. (1996), Human
Action, 4th ed., Fox & Wilkes, San Francisco, p. 647.
[3] Voir par exemple Cohen,
M.R., Nagel, E. (2002 [1934]), An Introduction To Logic And Scientific
Method, Simon Publications Inc., Safety Harbor, Chapitre XI, p. 199.
[4] Mises, L. (1996), Human
Action, 4th ed., Fox & Wilkes, San Francisco, p. 177.
[5] Introduction recommandée
écrite par Marcus Weigelt en introduction à Kant, I. (2007 [1781]), Critique
of Pure Reason, Penguin Books, pp. xv–lxix.
[6] Dans ce contexte, Hoppe,
H.H. (2007 [1995]), Economic Science and The Austrian Methodology,
Ludwig von Mises Institute, Auburn, US Alabama.
[7] Mises, Human Action,
4th ed., Fox & Wilkes, San Francisco, p. 22.
[8] Dans ce contexte, Hoppe,
H.H. (2006), Democracy, The God That Failed: The Economics and Politics of
Monarchy, Democracy, and Natural Order, Transaction Publishers, New
Brunswick (US) et Londres (UK), notamment son introduction, pp. xv–xix.
[9] Mises, L. (2003), Epistemological
Problems of Economics, 3rd ed., "The Task and Scope of the Science
of Human Action," Ludwig von Mises Institute, Auburn, US Alabama, p. 30.
[10] Mises, L. (1985), Theory
and History: An Interpretation of Social and Economic Evolution,
Ludwig von Mises Institute, Auburn, US Alabama, p. 309.
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