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Extrait de La morale de la concurrence, ch. VII, 1896.
Par Yves Guyot
D'où
vient le désordre moral actuel ? — D'abord, première
question : croyez-vous qu'il soit plus grand aujourd'hui que sous l'Empire ?
croyez-vous qu'il soit plus grand que sous Louis-Philippe et la Restauration,
qu'au lendemain ou à la veille du 18 Brumaire, que pendant la Terreur
ou à la veille de la convocation des États
généraux ? Croyez-vous qu'il soit plus grand que sous Louis XV,
alors qu'on brûlait le chevalier de La Barre et que Malesherbes
protégeait l'Encyclopédie ? Croyez-vous qu'il soit plus grand
que sous Louis XIV, au moment de la révocation de l'Édit de
Nantes ? qu'au XVIe siècle, au moment des guerres de religion ? qu'au
XVe siècle ?… Je pourrais remonter indéfiniment jusqu'aux
Fuégiens et au delà ; seulement, le
désordre moral ne leur apparaît pas et il nous apparaît ;
preuve de notre supériorité. Et, en effet, il existe en ce
moment un désordre moral qui résulte de la difficulté d'adaptation
de la civilisation de science, de production et d'échange, de la
civilisation économique, pour résumer les trois
épithètes dans un seul mot, aux vieilles formes de la
civilisation sacerdotale et guerrière. (...)
Autour de
toute abbaye et de toute cathédrale, au moyen âge, se groupaient
des légions de mendiants, qui demandaient l'aumône comme un
droit. Ils existent toujours. Beaucoup sont des propriétaires et
industriels millionnaires, d'autant plus impératifs et exigeants. Ils
tendent leur sébile à l'État en disant :
protégez-nous ! et pour être plus certains de n'être pas
refusés, beaucoup déposent dans l'urne, comme
députés et sénateurs, le bulletin qui déterminera
le taux de l'aumône qu'ils exigent.
Dans l'ancien
régime, le droit de travailler avait été accaparé
par des corporations, moins préoccupées de faire que
d'empêcher les autres de faire. Protectionnistes et socialistes
essayent de les reconstituer.
La
civilisation féodale était basée sur la confusion de la
propriété et de la souveraineté. Elle avait
établi la justice privée. Protectionnistes et socialistes
considèrent que l'État doit être chargé, non de
services publics en vue de la sauvegarde d'intérêts communs et
indivis, mais de services privés ; et toute leur politique consiste
à lui demander de prendre aux uns pour donner aux autres. (...)
Ils
hérissent les égoïsmes les uns contre les autres ; ils
opposent des catégories de citoyens les unes aux autres. (...) Au lieu
de s'occuper de faire, ils s'occupent d'empêcher les autres de faire.
Ils n'ont qu'une préoccupation : défendre leurs positions
contre les progrès du dehors. Ils acquièrent ainsi des
habitudes de méfiance et de haine, et ils jettent tous les ferments de
guerre étrangère entre les peuples, tous les ferments de guerre
sociale entre les individus. (...)
Le
protectionniste a pour but de subordonner le client au producteur, en
supprimant ou restreignant la concurrence.
Dans le
système de la liberté économique, le producteur est
obligé de faire tous ses efforts pour retenir le client, en lui
fournissant meilleur et à meilleur marché. Le protectionniste
demande à l'État de lui livrer le client pieds et poings
liés, de lui interdire d'aller chez le voisin, de le forcer de ne
s'adresser qu'à lui.
D'où
cette première conséquence : le producteur n'est plus
occupé à rechercher les moyens de satisfaire, dans les
meilleures conditions, aux besoins de son client : son altruisme se change en
féroce égoïsme ; au lieu de s'efforcer de lui faire du
bien, il n'est préoccupé que des moyens de le garder comme son
prisonnier et de le lier de plus en plus étroitement à lui.
Le client n'a
d'autre préoccupation que de s'évader de sa geôle. Tous
les jours, de complicité avec tous ceux qui se trouvent au dehors, il
passe par-dessus un des tarifs élevés autour de lui. Alors des
geôliers élèvent le tarif ; ils cherchent des cadenas.
Ils multiplient leurs précautions, pour garder à eux seuls le
consommateur national récalcitrant. Ils le considèrent comme un
esclave que les pouvoirs publics ont le devoir de leur livrer.
L'État
devient un instrument d'oppression pour les consommateurs. Le producteur
devient un oppresseur ; il met son influence politique au service de ses
intérêts personnels ou des intérêts d'une
minorité de privilégiés ; il fausse ainsi le principe
même du gouvernement et il fait de l'immoralité.
A
l'échange librement consenti, provenant de l'accord des partis, il
substitue le monopole d'un certain nombre de producteurs au détriment
de l'acheteur.
Il tâche
que ce soit l'acheteur qui ait plus besoin du producteur, que le producteur
de l'acheteur.
Il
détruit ainsi l'altruisme obligatoire du producteur dans le
régime de la liberté économique.
En supprimant
la concurrence, il détruit en même temps les vertus
individuelles.
Du moment que
cet homme se sent protégé, pour qui ferait-il des efforts ? Ses
concurrents importuns sont écartés. Il peut se reposer dans sa
quiétude. Il s'endort dans son apathie, et un beau jour, il
s'étonne que, tandis qu'il est resté immobile, les autres ont
marché.
Ils ont si
bien marché qu'ils ont passé pardessus les défenses dont
il s'était entouré, et s'il veut sortir, il s'aperçoit
qu'ils occupent toutes les avenues et toutes les places. Il se retourne de
nouveau vers l'État et lui dit : Protège-moi ! Et tandis que le
gouvernement essaye de le protéger, il se rejette dans sa nonchalance
; et plus l'État le protège, plus il l'affaiblit ; et comme il
charge les actifs de cet énorme poids mort, il jette le pays dans la
décadence.
De ces faits,
il n'est pas nécessaire de conclure que le protectionnisme brise le
ressort moral. Socialistes et protectionnistes sont de la même famille
intellectuelle et morale.
Les
socialistes disent à l'ouvrier qu'il est un être à part,
persécuté par tous les autres et que, par conséquent, il
doit se considérer comme leur victime et devenir leur agresseur. Cela
s'appelle la politique de la lutte des classes. Ils lui disent qu'il est
déshérité. Et de qui ? et de quoi ? Ils lui disent que
tout employeur ne s'enrichit que de son surtravail, et qu'en lui faisant
rendre gorge, il ne fera que rentrer dans son bien. (...)
Le socialiste
révolutionnaire, le socialiste d'État, le socialiste
chrétien veut faire intervenir le syndicat, l'État ou la
corporation dans le contrat entre l'employeur et le travailleur, sous
prétexte de rendre l'intérêt de ce dernier ; mais il y a
un intérêt qu'il laisse dans l'ombre, qu'il ignore, c'est celui
du consommateur. L'État peut fixer tous les minima de salaires et tous
les maxima d'heures de travail qu'il lui plaira ; mais s'il les
établit de telle sorte que le prix de revient devienne trop
élevé, les clients disparaissent, les débouchés
se ferment ; le travail s'évanouit ; et l'ouvrier est réduit au
chômage, que son employeur et lui ont, par- dessus toutes choses,
intérêt à éviter.
Si l'ouvrier
se plaint, le socialiste le traite en incapable et lui répond :
— Tant mieux ! cela va bien ! Et il lui demande un acte de foi à
la « Société ». — Où est-elle ?
— Nulle part. — Que peut-elle ? — Il ne s'en
inquiète pas. Il commence par reconnaître le droit à la
paresse à tous ceux qui croient en Marx, Engels, Guesde et Lafargue.
Donne-leur le pouvoir, et tu n'auras plus besoin de travailler. MM.
Méline et Guesde s'embrassent en contemplant cet idéal : la
suppression de la concurrence ! Et tous les deux, en s'efforçant de
casser le grand ressort moral, font du désordre moral. (...)
Le socialisme,
plus logique que le protectionnisme, est basé sur la production et la
répartition organisées par arrangement d'autorité,
à la place de la production et de la répartition fixées
par un contrat privé résultant de la libre discussion des
parties.
Si cette
utopie devenait jamais une réalité, comme tous les monopoles,
les monopoles socialistes auraient pour résultat qu'au lieu que ce
fût le producteur qui eût besoin du client, le client ne pourrait
vivre qu'à la condition de s'adresser au monopole.
Les
administrateurs du monopole auraient pour objet de maintenir leur
autorité, les avantages de leur situation prépondérante,
la solidité de leur monopole, et non de s'occuper de
l'intérêt des consommateurs. Si la liberté politique
subsistait dans un pareil régime, une concurrence terrible, employant
tous les moyens de la perfidie et de la violence, s'établirait entre
les détenteurs de ces monopoles et les aspirants au gouvernement de
ces monopoles ; les uns et les autres ne considéreraient les
consommateurs que comme des instruments d'influence et non comme des clients
à. pourvoir. Ils auraient supprimé la concurrence
économique, mais ils auraient multiplié les concurrences
politiques et dirigé toute l'activité des hommes
énergiques et habiles, qui actuellement se dévouent à
satisfaire les besoins de leurs contemporains, vers la possession des
pouvoirs multiples et incohérents que donnerait la mainmise de
l'État sur la vie économique du pays.
Les plus
forts, pour se maintenir au pouvoir, après avoir établi le
monopole économique, seraient forcément conduits à
s'assurer le monopole politique ; et s'ils y parvenaient, alors ce serait
l'organisation du Pérou sous les Incas et du Paraguay.
Et d'où
vient le malaise actuel, sinon de ce que protectionnistes et socialistes,
tantôt séparément, tantôt ensemble, s'efforcent de
faire servir la liberté politique à organiser la servitude
économique ? Le gouvernement parlementaire a fondé la
liberté, parce qu'au lieu de faire du pouvoir le monopole d'une
famille ou d'un groupe unique, il le livre à la concurrence des
partis, dont chacun est intéressé à surveiller les
fautes des autres et à ne pas en commettre. Dans ce régime, la concurrence
inspire des habitudes de loyauté et de franchise. On doit jouer fair play, franc jeu. Mais il
ne peut fonctionner que lorsque le gouvernement a un but
d'intérêt général : la sécurité
extérieure de l'État, la sécurité de chacun, la
justice pour tous. Il est faussé lorsqu'il sert d'instrument de
pillage du budget tantôt pour les uns, tantôt pour les autres,
comme dans la politique de primes et de subventions, et lorsque les partis,
au lieu de se grouper d'après des idées et des principes,
forment des syndicats pour l'exploitation de telle ou telle portion de la
richesse publique au préjudice de l'intérêt
général ; lorsque le but hautement avoué de certains
d'entre eux est de faire servir l'appareil constitutionnel et
législatif à la spoliation et à la persécution
d'une partie de la population.
Quand les
socialistes indiquent, comme but à ceux qu'ils appellent les
travailleurs, l'expropriation de la société capitaliste ; comme
moyen, la guerre sociale « avec toutes les ressources que la science
met à la portée de ceux qui ont quelque chose à
détruire » ; quand ils résument leur idéal dans ce
cri qu'ils poussent dans les grands jours : « Vive la Commune ! »
non seulement ils se rendent coupables de la destruction de la liberté
économique, mais encore de la destruction de la liberté
politique.
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