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Les adversaires du libéralisme prétendent que les conditions
d'une politique libérale n'existent plus de nos jours.
D'après eux, le libéralisme aurait été
réalisable lorsque, dans chaque branche de production, plusieurs
entreprises de même envergure se concurrençaient
âprement. C'en est fait du libéralisme puisque de nos jours
les trusts, les cartels et autres exploitations monopolistes dominent
partout le marché. Le libéralisme n'a pas été
détruit par la politique, mais par une tendance inhérente aux
nécessités d'évolution du système de la libre
entreprise.
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La
division du travail amène la spécialisation de
l'économie. Ce processus ne s'arrête jamais tant que se poursuit
le développement économique. Il n'y a pas si longtemps
qu'existaient encore des ateliers de construction qui fabriquaient des
machines de toutes sortes. De nos jours, un atelier qui ne se cantonne pas exclusivement
dans la fabrication d'un type déterminé de machines n'est pas
compétitif. Avec le progrès de la spécialisation, le
cercle que fournit chaque entreprise doit s'agrandir. Le cercle de clients
d'une fabrique de draps qui ne fabrique que quelques variétés
de toiles doit être plus grand que celui du drapier qui tisse toutes
les variétés. Il est indéniable que l'évolution
tend, par une spécialisation progressive de la production dans chaque
domaine, à faire naître des entreprises dont les
débouchés s'étendent dans le monde entier. Si l'on ne
s'oppose pas à l'évolution par des mesures douanières ou
par d'autres mesures anticapitalistes, un jour viendra où n'existeront
plus, dans chaque branche de la production, que relativement peu d'entreprises
(ou même une seule) dont le but sera de se spécialiser à
l'extrême et de fournir sa production au monde entier.
À l'heure actuelle, nous sommes bien entendu assez
éloignés de cette situation, car la politique de tous les
États vise à découper dans l'unité de l'économie
mondiale de petits domaines dans lesquels, sous la protection de douanes et
d'autres mesures tendant au même résultat, des entreprises qui
ne seraient plus compétitives sur le libre marché mondial sont
maintenues artificiellement ou même créées. En faisant abstraction
des points de vue de politique commerciale, on fait valoir, en faveur de
cette politique allant à l'encontre de la concentration des
entreprises, qu'elle seule a empêché l'exploitation des
consommateurs par des organisations monopolistes de producteurs. Pour
examiner le bien-fondé de cet argument, supposons le
développement de la division du travail dans l'ensemble du monde
avancé à un point tel que la production de chaque article est
concentrée dans une seule entreprise, de telle sorte que le consommateur
n'a plus affaire qu'à un seul vendeur. Dans ces conditions,
prétend une théorie économique peu
réfléchie, les producteurs seraient en mesure de maintenir
à leur guise les prix à un niveau élevé, de
réaliser des bénéfices démesurés et de
diminuer considérablement le pouvoir d'achat du consommateur. On
reconnaît aisément l'absurdité de cette conception.
Des prix
de monopole, qui ne sont pas facilités par des interventions
gouvernementales bien déterminées, ne peuvent être
pratiqués de façon durable que par suite de la disposition des
richesses et des énergies du sol. Un monopole de transformation visant
des bénéfices plus importants que les bénéfices
habituels inciterait à la création d'entreprises
compétitives, dont la concurrence briserait le monopole et
ramènerait les prix et les profits au niveau général.
Des monopoles dans l'industrie de transformation ne peuvent pas se
généraliser, car à chaque stade d'une économie le
montant total de capitaux actifs et de main-d'oeuvre
disponible et par conséquent aussi l'importance du produit social sont
donnés. L'utilisation du capital et de la main-d'oeuvre
pourrait être diminuée dans une branche particulière ou
dans un certain nombre de branches pour maintenir – en face d'une
production moindre – à un niveau plus haut, les prix unitaires
et le gain total du ou des monopoles. Les capitaux ou la main-d'oeuvre
ainsi libérés afflueraient dans une autre branche de
production. Mais si l'on essaie de limiter la production dans toutes les
branches afin d'obtenir des prix plus élevés, des travailleurs
et des capitaux sont d'abord rendus libres et, par suite, viennent s'offrir
à meilleur compte, incitant ainsi à la création de
nouvelles entreprises qui, à leur tour, doivent briser à
nouveau la position monopoliste des autres. L'idée d'un cartel et d'un
monopole universels de l'industrie de transformation est par
conséquent absolument irréalisable.
Les monopoles authentiques ne peuvent être fondés que sur la
disposition des richesses et des énergies du sol. Comme nous n'avons
pas à nous expliquer longuement sur la possibilité de
réunir en un monopole mondial toutes les surfaces arables du globe,
nous n'avons à considérer ici que les monopoles qui naissent
à la disposition des gisements minéraux utilisables. De tels
monopoles existent déjà pour quelques minéraux de faible
importance et l'on peut toujours imaginer qu'on essaiera avec succès
de procéder de la même façon pour d'autres
minéraux. Cela signifierait que les propriétaires de ces mines
tirent du sol une rente foncière plus importante et que les
consommateurs restreignent la consommation et cherchent un ersatz à la
matière devenue plus chère. Un monopole mondial du
pétrole conduirait à une utilisation accrue de l'énergie
hydraulique, du charbon, etc. À considérer les choses du point
de vue de l'économie mondial et sub
specie aeternitatis,
cela voudrait dire que nous devons ménager davantage les
matières précieuses que nous pouvons seulement exploiter et non
remplacer, que nous ne le ferions si tel n'était pas le cas; cela
signifie aussi que nous devons en réserver plus aux
générations futures que ne le ferait une économie
affranchie de tout monopole. Le spectre du monopole, que lors des discussions sur
le développement d'une économie libre, on agite sans cesse
à nos yeux, n'a pas à nous inquiéter. Ne seraient
réalisables en réalité que des monopoles relatifs
à quelques articles de la production primaire. On ne peut
décider si leur action est avantageuse ou désavantageuse.
Pour les
économistes qui, en examinant des problèmes économiques,
ne savent pas se libérer des instincts d'envie, ces monopoles semblent
pernicieux pour la raison déjà mentionnée qu'ils
procurent aux propriétaires des bénéfices accrus.
À considérer le problème sans parti pris on s'apercevra
qu'ils conduisent à une utilisation plus parcimonieuse des richesses
du sol dont l'humanité dispose en quantités limitées. Si
l'on envie aux monopolistes leurs gains, on peut sans danger et sans avoir
à attendre des conséquences désavantageuses pour l'économie,
faire affluer ce bénéfice dans les caisses publiques par le
truchement d'un impôt sur la route minière. Les monopoles nationaux et
internationaux qui ont aujourd'hui une importance pratique se
différencient fondamentalement des monopoles mondiaux par le fait
qu'ils ne résultent pas de l'évolution d'une économie
abandonnée à elle-même, mais sont plutôt le produit
d'une politique économique antilibérale. La plupart des essais
entrepris pour influencer de façon monopoliste le marché d'un
article déterminé ne sont possibles que parce que les douanes
divisent le marché mondial en de petits marchés nationaux.
N'entrent plus en ligne de compte, à côté d'eux, que les
cartels que peuvent former les propriétaires de certaines richesses du
sol, parce qu'ils trouvent dans le cercle étroit de leur lieu
d'exploitation, du fait des frais importants de transport, une protection
contre la concurrence d'autres centres de production.
L'erreur fondamentale
qui est commise lorsque l'on juge des effets des trusts, des cartels et des
entreprises approvisionnant seules le marché avec un certain article
apparaît lorsqu'on parle de la « domination » du
marché et du « diktat sur les prix » des monopolistes. Le
monopoliste ne domine pas le marché, pas plus qu'il n'est en mesure de
dicter les prix. On ne pourrait parler de domination du marché ou de
diktat sur les prix que si l'article en question était
nécessaire à l'existence au sens le plus authentique du mot et
que s'il ne pouvait être remplacé par aucun autre article. On
sait que cette condition ne s'applique à aucun article. Il n'existe
aucun bien économique indispensable à l'existence ou à la non existence des acheteurs. Ce qui
différencie la formation du prix de monopole de celle du prix de
concurrence est le fait que le monopoliste peut, sous certaines conditions
précises, parvenir à un prix de vente plus élevé
(que nous appelons prix de monopole) par la vente de quantités
moindres que par la vente au prix qui s'établirait sur le
marché si plusieurs vendeurs étaient en concurrence (prix de
concurrence). La condition spéciale requise est que la consommation,
en face d'une augmentation de prix, ne restreigne pas la demande à un
point tel qu'on ne puisse atteindre un plus grand bénéfice
total à prix plus élevé pour un chiffre d'affaires plus
petit. S'il est en fait possible d'obtenir sur le marché une position
de monopole et de l'exploiter en élevant le prix au prix de monopole,
il en résulte, pour la branche d'industrie considérée,
des bénéfices plus élevés que la moyenne.
Même lorsque, nonobstant ces
gains élevés, de nouvelles entreprises de la même
espèce ne sont pas lancées, dans la crainte que les nouvelles
exploitations ne s'avèrent, après la réduction du prix
de monopole au niveau du prix de concurrence, d'une rentabilité
insuffisante, on doit compter que les industries analogues, qui sont en
mesure d'assurer à des coûts relativement moins
élevés la production de l'article cartellisé, se
dresseront en concurrents, et que de toute façon les industries de
remplacement se mettront aussitôt à l'oeuvre
pour profiter, par un accroissement de la production, de la situation
favorable. Pour toutes ces raisons les monopoles d'industrie de
transformation qui ne reposent pas sur la disposition monopolistique de
certains gisements de matières premières sont extrêmement
rares. Ils n'ont toujours été rendus possibles, là
où ils existent, que par certaines mesures légales, par des
patentes ou autres droits analogues, par des dispositions douanières
et fiscales et par le système des concessions. On a parlé, il y
a quelques décennies, du monopole de transport ferroviaire. La
question reste posée de savoir dans quelle mesure ce monopole a
reposé sur le système de la concession. On n'en fait en général
plus grand cas de nos jours. La voiture automobile et l'avion sont devenus
pour les chemins de fer de dangereux concurrents. Mais déjà
avant l'apparition de ces concurrents, la possibilité de recourir aux
voies d'eau fixait une certaine limite que les tarifs des chemins de fer ne
pouvaient pas dépasser.
Lorsqu'on dit de nos
jours qu'une condition essentielle à la réalisation d'une
société capitaliste selon l'idéal libéral a
été écartée par la formation des monopoles, on
exagère et même méconnaît les faits. De quelque
façon que l'on tourne et retourne le problème des monopoles, il
faudra toujours revenir au fait que les prix de monopole ne sont possibles
que là où l'on est en présence d'une disposition de
ressource naturelle d'une certaine variété ou que la
législation et l'administration créent les conditions
favorables à la formation des monopoles. À l'exception de
l'exploitation des mines et des branches de production similaires, il n'y a
pas, dans le développement économique, de tendance visant
à écarter la concurrence. L'objection adressée au
libéralisme selon laquelle les conditions de la concurrence, telles
qu'elles existaient à l'époque de l'économie politique
classique et lors de l'avènement des idées libérales, ne
vaudraient plus, n'est absolument pas fondée. Il suffit de
réaliser quelques exigences du libéralisme (liberté du
commerce dans le trafic intérieur et dans le trafic extérieur)
pour rétablir ces conditions.
On a coutume
de dire que les conditions de l'idéal social libéral, dans un
autre sens encore, n'existent plus. On prétend que dans les grandes
entreprises rendues nécessaires par le progrès de la division
du travail le nombre du personnel va nécessairement en augmentant. Ces
entreprises ressembleraient par conséquent, quant à leur
direction, de plus en plus à l'entreprise publique, dont personne plus
que le libéralisme ne décrie la bureaucratie. Elles
deviendraient de jour en jour plus pesantes et incapables d'innover. La
sélection pour les postes de direction ne se fait plus en fonction de
la compétence et de la confirmation dans les affaires, mais selon une
optique formelle tenant compte de la formation préalable, du temps de
service, et fréquemment en raison de relations personnelles qui n'ont
rien à voir à l'affaire. Finalement, le trait
caractéristique qui distinguait l'entreprise privée de
l'entreprise publique disparaît. Pour justifiée
qu'ait été, à l'époque des libéraux
classiques, l'hostilité à l'égard de l'entreprise
publique qui coupait bras et jambes à la libre initiative et
ôtait toute joie au travail, tel n'est plus le cas d'aujourd'hui
où les procédés de gestion des entreprises
privées ne sont pas moins bureaucratiques, pédantesques et
formalistes que dans les services publics.
Il faut, pour pouvoir
apprécier le bien fondé de ces
objections, se représenter tout d'abord clairement ce qu'il faut
entendre par bureaucratie et par gestion bureaucratique, et en quoi elles se
distinguent du commerce et de la gestion commerciale. L'opposition esprit
commercial, esprit bureaucratique est la transposition mentale de
l'opposition capitalisme – et propriété individuelle des
moyens de production d'une part – et socialisme et
propriété collective de ces moyens de l'autre. Celui qui
dispose de moyens de production qui sont sa propriété ou qui
lui ont été prêtés par leurs propriétaires
en échange d'une rémunération, doit sans cesse prendre
soin de les utiliser de façon qu'ils satisfassent, dans les
circonstances données, les besoins sociaux les plus urgents. S'il n'agit
pas ainsi, il travaille à perte pour se trouver d'abord restreint dans
sa fonction de propriétaire et d'entrepreneur et, finalement, en
être éliminé tout à fait. Il cesse d'être un
propriétaire et un entrepreneur pour revenir dans les rangs de ceux
qui ne sont qu'en mesure de vendre leur travail et qui n'ont pas pour mission
de donner à la production une direction correcte – dans le sens
des consommateurs. Les entrepreneurs et capitalistes possèdent dans le
calcul du capital et de la rentabilité, qui constitue l'essence de la
comptabilité commerciale, un procédé qui leur permet de
contrôler avec la plus grande exactitude possible et dans le
détail leurs activités, et de voir si possible, pour chaque
action particulière – pour chaque opération commerciale
– quels en sont les effets sur le résultat final de
l'entreprise. La comptabilité monétaire et le calcul sont ainsi
l'outillage le plus important de l'entrepreneur capitaliste, et Goethe
lui-même a dit que la comptabilité double est « l'une des
plus belles inventions de l'esprit humain ». Goethe a pu se permettre
cette remarque parce qu'il était affranchi du ressentiment qui anime
les écrivains sans grandeur à l'égard du
commerçant. Leur choeur ne cesse de
répéter qu'il n'y a rien au monde de plus infamant que le
calcul monétaire et le fait de s'occuper de pertes et de profits.
Même
dans l'entreprise la plus importante et la plus compliquée, le calcul
monétaire, la comptabilité, les barèmes et statistiques
d'exploitation permettent de contrôler exactement le résultat de
chaque département. D'où la possibilité de juger de
l'activité des différents chefs de service et de leur
contribution au résultat d'ensemble de l'entreprise. On sait ainsi à
quoi s'en tenir sur ces chefs de service, comment les traiter et les
récompenser en fonction de leur valeur. L'accession aux postes de
responsabilité est réservée à ceux qui ont
donné des preuves indéniables de succès dans un domaine
plus restreint. Et de même qu'on peut contrôler par la
comptabilité des coûts l'action des chefs de service, on peut
examiner l'activité de l'entreprise dans chaque domaine de son
activité d'ensemble et les effets de certaines mesures touchant
à l'organisation.
Il existe, certes, des limites à l'exactitude de ce contrôle.
À l'intérieur d'un service on ne peut plus évaluer le
succès ou l'échec de l'activité de tout travailleur
individuel de la même manière que celle du chef de service. La
contribution de certains services au rendement total ne peut pas être
chiffrée; on ne peut évaluer le rendement d'un bureau
d'études, d'un bureau juridique, d'un secrétariat, d'un service
de statistiques, etc., de la même façon qu'on le fait pour le
rendement d'un service de vente ou de fabrication. Les premiers doivent
être laissés à l'appréciation des chefs de service
intéressés, les seconds à celle de la direction
générale de l'entreprise. L'on peut d'autant plus
tranquillement s'en remettre à eux que la clarté relative des
conditions le permet et que ceux qui ont à juger – chefs de service
et direction générale – ont intérêt à
bien juger en ce sens que le rendement des affaires dont ils ont la
responsabilité se répercute sur leur revenu personnel.
L'appareil de l'administration publique représente l'antithèse
de cette entreprise contrôlée, dans chacune de ses
manifestations, par le calcul de la rentabilité. Aucune
comptabilité ne peut faire ressortir si un juge – et ce qui vaut
pour le juge vaut également pour chaque fonctionnaire de
l'Administration – s'est mieux ou moins bien acquitté de sa
tâche. Il n'y a pas de possibilité de constater par
l'intermédiaire d'un indice objectif si un arrondissement ou un
département est bien ou mal administré, de façon
autonome ou dispendieuse. Lorsqu'il s'agit de juger de l'activité des
fonctionnaires de l'administration publique, la porte est par
conséquent grande ouverte au libre jugement et partant aussi à
l'arbitraire. On ne peut décider de la question de savoir si une
charge est nécessaire, si elle occupe trop ou trop peu de fonctionnaires
et si son institution est opportune ou non qu'en fonction de points de vue
où se mêlent bien des considérations dépourvues
d'objectivité. Il n'est qu'un domaine de l'administration publique
où existe un critère indéniable de succès ou
d'insuccès: la conduite de la guerre. Mais ici encore l'on ne peut se
prononcer de façon certaine que sur le succès. On ne peut
répondre rigoureusement et exactement à la question de savoir
dans quelle mesure le rapport des forces avait, avant même le
début des hostilités, déterminé la
décision, et ce qu'on doit en fin de compte à la
capacité ou à l'incapacité des chefs de guerre et
à leur comportement, à l'opportunité des mesures prises.
Bien des généraux ont été fêtés
comme des vainqueurs, qui ont tout fait pour faciliter à l'ennemi la
victoire, et qui ne doivent leur succès qu'à des circonstances
plus fortes que les fautes commises par eux-mêmes. Et l'on a parfois
réprouvé des vaincus dont le génie avait tout fait pour éloigner
une défaite inévitable.
Le chef d'une entreprise privée ne donne aux employés, auxquels
il assigne une tâche indépendante, qu'une seule directive:
s'efforcer d'obtenir la plus haute rentabilité. Cette directive
contient tout ce qu'il y a à leur dire, et la comptabilité
permet de déterminer facilement et sûrement dans quelle mesure
les employés s'y sont conformés. Le chef d'un office
bureaucratique se trouve dans une situation toute différente. Il peut
ordonner à ses subordonnés ce qu'ils ont à faire, mais
il ne peut vérifier si les moyens qu'ils utilisent pour atteindre ce
résultat sont les plus appropriés et les plus
économiques compte tenu des circonstances. À moins d'être
omniprésent dans tous les offices et bureaux placés sous ses
ordres, il ne peut juger si le même résultat n'aurait pu
être obtenu avec une dépense moindre en travail et en biens.
Nous faisons même abstraction du fait que le résultat
lui-même n'est pas chiffrable mais ne peut être exprimé
que de façon approximative. Car, nous n'examinons pas les choses sous
l'angle de la technique administrative et de ses effets extérieurs;
nous ne faisons que rechercher comment cette technique réagit sur le
fonctionnement intérieur de l'appareil bureaucratique; le
résultat ne nous intéresse donc que par rapport aux
dépenses engagées. Mais comme une élévation
numérique comparable à celle de la comptabilité
commerciale n'est pas concevable pour déterminer ce rapport, force est
au responsable d'un appareil bureaucratique de donner à ses subordonnés
des consignes qu'ils se doivent de respecter. Ces consignes prévoient
de façon schématique les mesures à prendre en vue d'un
déroulement régulier de la marche des affaires. Mais pour tous
les cas extraordinaires, il faut, avant d'engager des dépenses,
obtenir l'avis de l'autorité subordonnée. C'est là un
procédé ennuyeux et incommode, en faveur duquel on peut
seulement avancer qu'il est le seul responsable. Si l'on donnait, en effet,
à chaque organe subalterne, à chaque chef de service, à
chaque département secondaire le droit d'engager les dépenses
qu'ils estiment nécessaires, les frais de l'administration
s'accroîtraient indéfiniment. On ne doit pas se faire d'illusion
sur le fait que le système est extrêmement défectueux et
peu satisfaisant. Beaucoup de dépenses superflues sont admises alors
que d'autres, qui seraient nécessaires, ne sont pas engagées
parce que précisément il n'est pas donné à
l'appareil bureaucratique, du fait de son caractère particulier, de
s'adapter aux circonstances à l'instar de l'appareil commercial.
C'est surtout chez le bureaucrate que se manifestent les effets de la
bureaucratisation. L'embauchage d'un travailleur dans une entreprise
privée n'est pas un témoignage de bienveillance mais un
marché dans lequel les deux parties, l'employeur et l'employé,
trouvent leur compte. L'employeur doit s'efforcer de payer à
l'employé une rémunération en rapport avec son
rendement. S'il ne le fait pas, il court le risque de voir l'employé
passer chez un concurrent payant mieux. L'employé doit s'efforcer de
s'acquitter de ses fonctions de telle sorte que son salaire soit
justifié et qu'il ne coure pas le risque de
perdre sa place. L'emploi n'étant pas une faveur mais un
marché, l'employé n'a pas à craindre d'être
congédié parce qu'il serait tombé en défaveur.
Car l'entrepreneur qui congédie pour une telle raison un
employé capable et méritant ne nuit qu'à lui-même
et non à l'employé, qui trouvera une utilisation
correspondante. On peut aussi, sans le moindre inconvénient, confier
au chef de service le droit d'embaucher et de congédier du personnel
et ce pour la raison suivante: étant obligé, sous la pression
du contrôle qu'exercent sur son activité la comptabilité
et les statistiques d'exploitation, de n'avoir en vue pour son service que la
plus haute rentabilité, chaque chef de service doit prendre soin de
retenir les employés les meilleurs. Si pour des raisons d'envie il
congédie un homme qui ne le mérite pas, si donc des actions
sont motivées par des considérations personnelles et non
professionnelles, c'est à lui seul d'en supporter les
conséquences. Toute mesure par laquelle il entrave le succès du
service qu'il dirige se traduira finalement en perte pour lui. C'est ainsi
que s'incorpore sans friction dans le processus de production le facteur
personnel de production, le travail. Il en va tout autrement dans
l'administration bureaucratique. Puisque, ici, la contribution à la
production d'un service particulier et donc aussi d'un employé
particulier ne peut, même lorsque celui-ci exerce une activité de
dirigeant, être évaluée par rapport au résultat,
la porte est ouverte au favoritisme, tant en matière d'emploi que de
rémunération. Bien que l'obtention de postes dans les services
publics puisse être due à l'intercession de personnalités
influentes, on ne peut pas en conclure, quant à ceux qui occupent ces
postes, à une bassesse de caractère, mais tout au plus relever
le fait que de prime abord tout critère objectif pour la nomination
à ces postes fait défaut. Les plus capables devraient certes
être employés, mais ici une question s'impose: qui est le plus
capable?
Si l'on
pouvait y répondre aussi facilement qu'à la question de savoir
la valeur qu'a pour l'entreprise un tourneur sur fer ou un typographe, tout
irait pour le mieux. Comme tel n'est pas le cas, un élément arbitraire
est toujours en jeu. Pour fixer à cet arbitraire les limites aussi
étroites que possibles, on essaie d'établir des conditions
formelles pour la nomination aux postes et pour les promotions. On lie
l'accession à certaines fonctions à un certain degré de
formation, à la réussite d'examens et à un certain temps
d'activité dans d'autres postes; on fait dépendre la promotion
de la durée des services. Tous ces expédients ne peuvent
compenser bien entendu en quoi que ce soit l'impossibilité où
l'on est de découvrir, par le calcul de la rentabilité, l'homme
le plus capable pour chaque poste. Ce serait enfoncer des portes ouvertes que
s'étendre sur le fait que la fréquentation de l'école,
les examens et la durée des services ne garantissent pas le moins du
monde la rectitude du choix. Au contraire! Ce système exclut de prime
abord la possibilité pour des personnalités fortes et capables
d'atteindre aux postes qui correspondraient à leurs forces et à
leurs aptitudes. Jamais encore une personnalité de valeur n'est
arrivée à la direction d'un service par la voie prescrite de
l'apprentissage et du passage dans différents services. Même en
Allemagne, où l'on a de la considération pour les
fonctionnaires, l'expression « un fonctionnaire correct »
s'emploie pour exprimer qu'il s'agit d'une personnalité sans moelle et
sans force, encore que d'une moralité décente.
Le caractère distinctif de l'administration bureaucratique est donc
que le critère de rentabilité lui manque pour apprécier
le résultat par rapport aux coûts et qu'elle est partant
obligée pour compenser – de façon très imparfaite
– ce défaut de lier la marche des services et l'emploi du
personnel à des prescriptions formelles. Tous les maux que l'on impute
à l'organisation bureaucratique: sa rigidité, son manque de
talents d'organisateur, son impuissance en face de problèmes que la
vie commerciale de tous les jours résout facilement, sont les conséquences de ce défaut
fondamental. Aussi longtemps que l'activité administrative de
l'État reste limitée à l'étroit domaine que lui
assigne le libéralisme, les inconvénients du bureaucratisme ne
se font cependant pas trop sentir. Ils ne deviennent un grand et grave
problème pour l'ensemble de l'économie qu'au moment où
l'État – et cela vaut aussi pour les communes et les
associations communales – en vient à socialiser les moyens de
production, à produire et faire lui-même du commerce.
Si l'entreprise publique n'est conduite que suivant le critère de la
plus haute rentabilité, elle peut évidemment, aussi longtemps
que le plus grand nombre des entreprises restent propriété
individuelle et que par conséquent le marché subsiste
(permettant la formation des prix de marché), faire usage du calcul
monétaire de la rentabilité. Ce qui seul la freine dans son
développement et dans son efficacité est le fait que ses
dirigeants – organes d'État – ne sont pas
intéressés au succès ou à l'insuccès des
affaires de la même façon que les dirigeants des entreprises
privées. On ne peut donc s'en remettre au dirigeant de l'entreprise
publique du soin de décider librement des mesures à prendre:
comme il ne supporte pas les pertes pouvant résulter
éventuellement de sa politique commerciale, il pourrait être
trop facilement enclin, dans sa gestion, à prendre des risques qu'un
dirigeant vraiment responsable – parce que participant aux pertes
– ne se hasarderait pas à prendre. Il faut donc limiter de
manière quelconque ses prérogatives. Qu'on le
lie à des règles rigides ou aux décisions d'une
autorité supérieure, le fonctionnement de l'entreprise acquiert
en tout cas cette pesanteur et ce manque de souplesse qui, partout, ont
conduit les entreprises publiques d'insuccès en insuccès.
Mais en fait il n'arrive que rarement qu'une entreprise publique vise
uniquement la rentabilité et qu'elle écarte toutes les autres
considérations. On exige en principe d'une telle entreprise qu'elle
ait égard à certaines considérations d'ordre
économique et autres. C'est ainsi par exemple qu'on lui demande, pour
son approvisionnement et pour ses ventes, de favoriser la production
nationale plutôt qu'étrangère; qu'on exige des chemins de
fer que dans la fixation des tarifs ils agissent au service de certains
intérêts de politique commerciale, qu'ils construisent et
exploitent des lignes qui ne peuvent être rentables, afin de provoquer
le développement économique d'une certaine région, que
d'autres lignes enfin soient exploitées pour des raisons
stratégiques ou autres. Dès lors que de tels facteurs entrent
en jeu dans la gestion, tout contrôle par le calcul de la
rentabilité est exclu. Lorsque, en présentant un bilan de fin
d'année déficitaire, le directeur des chemins de fer est en
mesure de lire: « Les lignes qui m'ont été
confiées ont certes, du point de vue de la rentabilité, qui est
celui de l'économie privée, travaillé à perte,
mais l'on ne doit pas oublier que du point de vue de la politique
économique et stratégique et à bien d'autres
égards elles ont réalisé bien des choses qui n'entrent
pas dans le calcul de rentabilité », il est clair, qu'en de
telles circonstances le calcul de la rentabilité ne permet absolument
plus de juger du résultat d'exploitation, de sorte que l'entreprise
– même si l'on fait abstraction de toutes les autres
circonstances agissant dans le même sens – doit nécessairement
être menée de façon aussi bureaucratique que
l'administration d'une prison ou d'un bureau des contributions.
Une entreprise privée dirigée uniquement selon les
règles d'une entreprise privée, c'est-à-dire visant
à la plus haute rentabilité, ne peut jamais, aussi importante
soit-elle, devenir bureaucratique. Le fait de rester fermement attaché
au principe de la rentabilité permet également à la
grande entreprise d'évaluer avec une exactitude rigoureuse
l'importance que revêtent pour le résultat d'ensemble chaque
transaction commerciale et l'activité de chaque département.
Aussi longtemps que les entreprises ne regardent que le gain, elles demeurent
immunisées contre les ravages de la bureaucratisation. La bureaucratisation
qui, aujourd'hui, caractérise de plus en plus les entreprises
privées ne s'explique que par le fait que l'interventionnisme leur
impose, dans la conduite de l'affaire, une optique qui leur serait bien
étrangère si elles prenaient leurs décisions en toute
indépendance. Lorsqu'une entreprise est obligée de prendre en
considération des préjugés politiques et des
susceptibilités de toute sorte pour ne pas se voir chicanée
à tout propos par les organes politiques, elle perd vite le sûr
terrain que représente le calcul de la rentabilité. Parmi les
entreprises d'utilité publique des États-Unis, il en est par
exemple qui, pour éviter des conflits avec l'opinion publique, avec
les pouvoirs législatifs et judiciaires et avec l'administration (influencés
par cette opinion publique) n'emploient pas en principe les catholiques,
juifs, athées, darwinistes, noirs, Irlandais, Allemands, Italiens et
les immigrants de fraîche date. La nécessité où se
trouve chaque entreprise, dans l'État interventionniste,
d'accéder aux désirs du Pouvoir pour éviter de graves
pénalités a fait que de telles considérations et
d'autres également étrangères aux buts de
rentabilité des entreprises influencent de plus en plus la gestion. Le
calcul exact et la comptabilité perdent ainsi de leur importance, et
les entreprises sont de plus en plus nombreuses, qui commencent à
adopter le mode d'exploitation peu objectif, orienté selon des
principes formels, des entreprises publiques. En un mot: elles se
bureaucratisent.
La bureaucratisation de la gestion des grandes entreprises n'est donc pas le
résultat d'une nécessité inhérente au
développement de l'économie capitaliste. Elle n'est qu'une
conséquence de la politique interventionniste. Si l'État et les
autres autorités sociales ne gênaient pas les entreprises,
même les grandes entreprises pourraient agir de façon aussi
économique que les petites.
Article originellement
publié par le Québéquois Libre
ici
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