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Ce texte a été
publié pour la première fois en 1962 dans sa traduction
espagnole – El Establecimiento Histórico
de la Escuela Austriaca
de Economía. La
version anglaise ne fut publiée qu'en 1969 sous le titre The Historical Setting of
the Austrian School of Economics par
Arlington House. Et il existe une traduction italienne datant de 1992
– La Collocazione Storica della Scuola Austriaca di Economia. Nous
publions ici la première partie du texte dont la traduction
française a été réalisée par Hervé de Quengo.
II. La
place de l'École autrichienne dans l'évolution de
l'économie
1. « L'École
autrichienne » et l'Autriche
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Quand les professeurs allemands attachèrent l'épithète
« autrichien » aux théories de Menger et
à ses deux successeurs et continuateurs les plus anciens, ils utilisaient
cet adjectif dans un sens péjoratif. Après la bataille de Koniggrätz – 1866, où les Prussiens de
Guillaume 1er remportèrent une victoire nette contre l'armée
autrichienne –, la qualification d'une chose comme autrichienne avait
toujours cette coloration désobligeante à Berlin, ce
« quartier général du Geist »
comme l'avait appelé Herbert Spencer de façon sarcastique[17]. Mais l'insulte recherchée
eut un effet de boomerang. Rapidement, la désignation
« École autrichienne » fut célèbre
dans le monde entier.
Bien entendu, la
pratique consistant à attacher une étiquette nationale à
un courant de pensée est nécessairement trompeuse. Seuls
très peu d'Autrichiens – et de non-Autrichiens d'ailleurs
– savent quelque chose en économie, et le nombre d'Autrichiens
que l'on pourrait qualifier d'économistes est encore plus
réduit, aussi généreux que l'on puisse être en
conférant ce titre. De plus, au sein des économistes nés
autrichiens certains d'entre eux ne travaillaient pas dans la lignée
de ce qu'on appelait l'« École autrichienne ».
Les plus connus étaient les mathématiciens Rudolf Auspitz et Richard Lieben, puis
plus tard Alfred Amonn et Joseph Schumpeter. D'un
autre côté, le nombre des économistes étrangers se
consacrant à poursuivre les travaux inaugurés par les
« Autrichiens » était en croissance
régulière. Il arriva parfois au début que les tentatives
de ces économistes britanniques, américains, ou d'autres
nationalités non autrichiennes, durent faire face à une
opposition dans leur propre pays et qu'ils furent
ironiquement appelés « Autrichiens » par leurs
critiques. Mais après quelques années, toutes les idées
fondamentales de l'École autrichienne furent à tout prendre
acceptées comme partie intégrante de la théorie
économique. Au moment de la mort de Menger (1921), personne ne
distinguait plus aucune École autrichienne du reste de
l'économie. L'appellation « École
autrichienne » devint le nom attribué à un chapitre
important de l'histoire économique; ce n'était plus le nom
d'une secte particulière défendant des doctrines
différentes de celles des autres économistes.
Il y avait, bien
sûr, une exception. L'interprétation des causes et du
déroulement des cycles économiques que l'auteur de ces lignes a
fourni, tout d'abord dans la Théorie de la monnaie et du
crédit[18] et finalement dans son
traité L'Action humaine[19] sous le nom de théorie
monétaire du cycle économique, fut appelée par certains
auteurs « théorie autrichienne du cycle
économique ». Comme toutes les étiquettes nationales
de ce type, on peut également critiquer cet usage. La théorie
monétaire est une continuation, un élargissement et une
généralisation d'idées initialement
développées par l'école britannique de la Currency school et
de certains ajouts qui lui furent faits par des économistes
ultérieurs, parmi eux le Suédois Knut Wicksell.
Comme il est devenu
inévitable de se référer à cette
dénomination nationale, l'« École
autrichienne », on peut ajouter quelques mots sur le groupe
linguistique auquel appartenaient les économistes autrichiens. Menger,
Böhm-Bawerk et Wieser étaient des autrichiens allemands: ils
parlaient allemand et écrivaient leurs livres en allemand. Il en est
de même de leurs étudiants les plus éminents –
Johann von Komorzynski,
Hans Mayer, Robert Meyer, Richard Schüller, Richard
von Strigl et Robert Zuckerkandl. En ce sens, l'oeuvre
de l'École autrichienne fait partie de la philosophie et de la science allemandes. Mais parmi les étudiants
de Menger, de Böhm-Bawerk et de Wieser, il y avait aussi des Autrichiens
n'étant pas de langue allemande. Deux d'entre eux se sont
distingués par des contributions de premier plan: le Tchèque
Franz Cuhel et Karel Englis.
2. La
portée historique de la querelle des méthodes
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L'état particulier de la situation idéologique et politique
allemande au cours du dernier quart du dix-neuvième siècle
engendra le conflit entre deux écoles de pensée dont sortirent
la Methodenstreit (querelle des
méthodes) et l'appellation « École
autrichienne ». Mais l'antagonisme qui se manifesta au cours de ce
débat ne se confine pas à une période ou à un
pays précis. Il est éternel. La nature humaine étant ce
qu'elle est, il est inévitable dans toute société
où la division du travail et son corollaire, l'échange sur le
marché, ont atteint une intensité telle que l'existence de
chacun dépend du comportement des autres. Dans une telle
société, chacun est servi par ses semblables et, inversement,
est à leur service. Les services sont rendus volontairement: afin
qu'un homme fasse une chose pour moi, je dois lui offrir quelque chose qu'il
préfère à l'abstention de faire cette chose. Le
système tout entier est construit autour de ce caractère
volontaire des services échangés. Des conditions naturelles
inexorables empêchent l'homme de se consacrer à une jouissance
insouciante de son existence. Mais son intégration dans la
communauté de l'économie de marché est spontanée,
et résulte de ce qu'il comprend qu'il n'y a pas de meilleure (ni en
l'occurrence d'autre) méthode de survie possible pour lui.
Cependant,
la portée et les conséquences de cette
spontanéité ne sont comprises que par les économistes. Tout ceux qui ne sont pas familiers avec
l'économie, c'est-à-dire l'immense majorité des gens, ne
voient aucune raison pour laquelle ils ne devraient pas obliger les autres
par la force à faire ce que ces derniers ne veulent pas faire
d'eux-mêmes. Que l'appareil de contrainte physique utilisé dans
de telles tentatives soit celui des forces de police du gouvernement ou la
force d'un piquet de grève illégal dont la violence est
tolérée par le gouvernement, ne fait aucune différence.
Ce qui compte, c'est le fait de substituer la contrainte à l'action
volontaire.
En raison d'un ensemble donné de conditions politiques que l'on
pourrait qualifier d'accidentelles, le rejet de la
philosophie de coopération pacifique fut, dans les temps modernes,
initialement développé sous la forme d'une doctrine
détaillée par les sujets de l'État prussien. Les
victoires obtenues lors des trois guerres de Bismarck intoxiquèrent
les savants allemands, dont la plupart étaient des fonctionnaires du
gouvernement. Certains considèrent comme une marque significative le
fait que l'adoption des idées de l'École de Schmoller fut plus
lente dans les pays dont les armées furent battues en 1866 et 1870. Il
est bien entendu ridicule de chercher le moindre lien entre le
développement de la théorie économique autrichienne et
les défaites, échecs et frustrations du régime des
Habsbourg. Pourtant, le fait que les universités d'État
françaises se tinrent à l'écart de l'historicisme et de laSozialpolitik plus
longtemps que celles des autres nations était certainement, au moins
dans une certaine mesure, dû à l'étiquette prussienne
attachée à ces doctrines. La France, comme tous les autres
pays, devint un bastion de l'interventionnisme et de l'économie
contrôlée.
L'apogée philosophique des idées glorifiant l'intervention du
gouvernement, c'est-à-dire l'action de gendarmes armés, fut
atteinte par Nietzsche et Georges Sorel. Ils inventèrent la plupart des
slogans qui guidèrent les boucheries du bolchevisme, du fascisme et du
nazisme. Des intellectuels exaltant les délices du meurtre, des
écrivains préconisant la censure, des philosophes jugeant les
mérites des penseurs et des auteurs d'après leurs réalisations
sur les champs de bataille plutôt que d'après la valeur de leurs
contributions[20], sont les leaders spirituels de
notre époque de lutte perpétuelle. Quel spectacle que celui
offert par ces auteurs et professeurs américains qui attribuaient
l'origine de la constitution et de l'indépendance politique de leur
propre nation à une ruse destinée à protéger des
« intérêts particuliers », tout en
lorgnant avec envie vers le paradis soviétique de la Russie!
La grandeur du dix-neuvième siècle consistait dans le fait que,
dans une certaine mesure, les idées de l'économie classique
devinrent la philosophie dominante de l'État et de la
société. Elles transformèrent les traditionnelles
sociétés de statut en nations de citoyens libres, l'absolutisme
royal en gouvernement représentatif et, par-dessus tout, la
pauvreté des masses de l'ancien régime en
bien-être pour le grand nombre dans le laissez faire capitaliste.
Aujourd'hui, la réaction de l'étatisme et du socialisme est en
train de saper les fondations de la civilisation occidentale et de son
bien-être. Peut-être que ceux qui affirment qu'il est trop tard
pour empêcher le triomphe final de la barbarie et de la destruction ont
raison. Quoi qu'il en soit, une chose est sûre: la
société, c'est-à-dire la coopération pacifique
des hommes dans le cade de la division du travail, ne peut exister et
fonctionner que si elle adopte une politique que l'analyse économique
déclare adaptée à l'obtention des fins
recherchées. La pire illusion de notre époque est la confiance
superstitieuse mise dans des panacées qui – comme les
économistes l'ont démontré de manière
irréfutable – sont contraires aux buts poursuivis.
Les gouvernements, les partis politiques, les groupes de pression et les
bureaucrates de la hiérarchie de l'éducation pensent pouvoir
éviter les conséquences inévitables des mesures mal
adaptées en boycottant et en réduisant au silence les
économistes indépendants. Mais la vérité demeure
et est à l'oeuvre, même si personne ne
peut la proférer.
17. Cf. Herbert Spencer, The
Study of Sociology,
9ème édition (Londres,
1880), p. 217.
18.
En 1912 et 1924 pour les éditions de langue allemande, en 1934, 1953
[et 1980] pour les éditions en langue anglaise.
19. Première édition, Yale University Press; [4ème
édition en langue anglaise, Foundation for Economic Education,
1996] 20. Cf. les passages cités par Julien Benda, La
Trahison des clercs (Paris, 1927), annexe, note O, pp. 292-295.
Article originellement
publié par le Québéquois Libre
ici
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