La Grande dépression marque, c’est certain, l’époque à
laquelle le consensus politique est passé d’une approche classique de monnaie
physique à une approche mercantile d’argent flou – ce qui nous a ultimement
menés à une réaction du type « imprimons jusqu’à ce que nos maux
s’envolent ». Cette tendance a en fait pris racine à la fin du XIXe
siècle, et ne s’est pas manifestée jusque dans les années 1970 – une
évolution qui s’étale sur plus de cent ans. Il n’en est pas moins que
l’expérience de la Grande dépression des années 1930 soit encore aujourd’hui
la justification de toutes sortes d’absurdités monétaires.
En commençant
par l’Angleterre en septembre 1931, les devises du monde ont été dévaluées.
La livre sterling a été la première devise internationale de l’époque, mais
aussi la première devise de réserve, dans le sens où les autres banques
centrales possédaient des obligations britanniques en tant qu’actifs de
réserve.
Dans une
certaine mesure, la dévaluation a été un succès : la production
industrielle s’est améliorée dans de nombreux pays après que leur devise ait
été dévaluée.
Pour une raison quelconque, cette statistique prend une importance totémique.
En tant qu’analyste des marchés depuis maintenant de nombreuses années, j’ai
pu voir de mes propres yeux les effets de nombreuses vagues de dévaluation,
et je dois dire qu’il ne s’agit pas là d’une sorte de Noël économique à en
faire tomber des cadeaux du ciel sans conséquence aucune. Vous souvenez-vous
de la dévaluation mexicaine de 1995, qui a été baptisée la « crise
Tequila » ? Et qu’en est-il de la crise de 2001 en Argentine, ou de
la crise de 2008 en Ukraine ? Le fait est que nous ayons vu de
nombreuses dévaluations, et qu’aucune d’entre elles ne se soit bien terminée.
Et la situation
n’était pas non plus belle à voir dans les années 1930. C’est pourquoi les
gouvernements n’ont pas tardé à abandonner leur stratégie et se sont engagés
à ne pas poursuivre leurs guerres des devises. Cet accord a été formalisé par
les accords de 1944 à Bretton Woods, lors desquels
44 pays ont promis de bien se conduire et de ré-adopter (en grande partie)
les principes classiques d’avant les années 1930.
Les
gouvernements dévaluent leurs devises depuis des millénaires. Les
dévaluations peuvent-elles avoir des bénéfices de court terme ? Bien sûr
que oui. Si elles n’en avaient pas, les gouvernements ne l’adopteraient pas.
Il y a beaucoup
à dire sur le sujet. Voici certaines points auxquels réfléchir :
1) Il ne s’agissait pas d’une politique de devises
flottantes. Simplement de dévaluations exceptionnelles. Les Etats-Unis n’ont
pas abandonné l’étalon or, mais ont dévalué le dollar depuis 1/20e
d’une once d’or à 1/35e d’une once d’or, valeur que le dollar a
conservé jusqu’en 1971. D’autres pays ont introduit des devises flottantes, à
leur détriment. La décision des Etats-Unis de maintenir un étalon or après
1934 est l’une des raisons pour lesquelles le dollar a pris la place de la
livre sterling en tant que devise de référence internationale.
2) Cela n’explique pas les devises flottantes, la gestion
des taux d’intérêt et les autres jeux monétaires actuels.
3) Il s’agissait d’une période de crises extrêmes. En
1931-32, il y a eu une vague de défauts d’Etats, de banques et de sociétés
industrielles. C’était une époque de mesures d’urgence. Une dévaluation de
devise est-elle une mesure acceptable une fois par siècle, en période de
profondes crises ? Peut-être. Mais il serait préférable pour commencer
d’éviter de déclencher des crises profondes. Qu’est-ce que cela a à voir avec
le FOMC et ses manipulations biannuelles des taux d’intérêt ?
4) On ne vous parle pas du mauvais côté des choses.
Lorsque la valeur du dollar a plongé de 41% pour passer de 1/20e à
1/35e d’une once d’or, la valeur de tous les salaires a été dévaluée
du même pourcentage. En d’autres termes, les gens étaient payés 41% de moins.
C’est l’une des raisons pour lesquelles l’emploi et la production ont
grimpé : les entreprises ont pu réduire considérablement leurs coûts
liés au travail. Les chômeurs s’en sont mieux tirés, mais aux dépens des
employés. Bien que de telles mesures puissent être tolérables en période de
crise et de chômage de masse, une nation ne peut pas s’enrichir en
appauvrissant régulièrement ses employés. Le monde déborde de main d’œuvre
peu chère ; le miracle des pays développés est leurs revenus élevés, et
non leurs revenus de base.
5) Il y a bien eu une forme de défaut souverain. Lorsque
la livre sterling a été dévaluée (d’environ 40%) en 1931, tous ceux qui
possédaient des obligations britanniques supposées sans risque ont enregistré
de très importantes pertes. Imaginez que vous ayez été, à l’époque, une
banque centrale étrangère propriétaire d’obligations britanniques, ou une
banque commerciale avec entre les mains des obligations britanniques comme
actifs liés à une dette en livres. La banque centrale se serait
instantanément retrouvée en insuffisance de réserves pour couvrir ses
obligations monétaires, et aurait certainement dû elle-aussi dévaluer. La
banque commerciale aurait été insolvable. Ces dévaluations, notamment pour ce
qui concerne les devises comme la livre sterling ou le dollar, ont entraîné
des vagues de faillites sur toute la planète. C’est la raison pour laquelle
ces dévaluations ont été surnommées des politiques protectionnistes.
6) L’épargne en devise dévaluée s’est retrouvée elle-aussi
dévaluée. Toutes les obligations liées à la devise dévaluée ont été dévaluées.
D’autre part, les débiteurs comme les corporations ont reçu un abaissement
artificiel, et ont vu leur dette baisser. C’est l’une des raisons pour
lesquelles l’activité commerciale s’est améliorée – parce que les créditeurs
ont été lésés.
7) En est né un avantage commercial artificiel – et un
désavantage commercial artificiel. Les pays qui ont dévalué – essentiellement
par le biais d’une baisse des coûts du travail et d’une dette dévaluée – ont
pu tirer un avantage commercial par rapport aux pays qui n’avaient pas
dévalué. Les sociétés britanniques et japonaises pouvaient utiliser leur main
d’œuvre peu chère pour entrer en compétition sur le marché de l’exportation
ou remplacer les importations par des alternatives domestiques peu chères.
Mais qu’en
est-il des pays qui n’ont pas dévalué, comme la France ? Le commerce
d’exportation s’est effondré dans ces pays, sans qu’ils aient fait quoi que
ce soit. Les entreprises domestiques ont découvert qu’elles étaient devenues
peu compétitives face à une vague d’importations peu chères, et ont fait
faillite. Les avantages qu’un pays pouvait tirer des guerres des devises
étaient contrebalancés par des désavantages ailleurs. C’est pourquoi les pays
ont eu tendance à souffrir jusqu’à eux-aussi dévaluer. Pour réaligner les
taux de change.
Aujourd’hui,
lorsqu’un pays dévalue – comme le Mexique – la situation générale ne
s’aggrave pas tant que ça. Mais lorsqu’une devise majeure est dévaluée, les
conséquences sont telles pour le commerce que les gouvernements du monde sont
forcés de suivre la tendance. C’est ce qui s’est passé dans les années 1970,
quand le dollar a été dévalué. D’autres pays ont fini par en faire de même,
afin que les taux de change ne soient pas trop déséquilibrés.
Après
la dévaluation de sa devise par l’Angleterre en 1931, d’autres pays, dont les
Etats-Unis, ont dévalué leur propre devise pour normaliser les taux de change
La guerre des devises des années 1930 a ajouté un nouvel élément de chaos et
d’incertitude à ce qui était déjà une période difficile.
8) Mais tout n’est pas question que de dévaluer ou de ne
rien faire. Pour une certaine raison, les gens s’attachent à l’idée que
l’alternative à la dévaluation des devises est de ne rien faire. La meilleure
chose à faire serait en fait d’éviter de commettre les erreurs
catastrophiques (guerres de tarifs et hausses de taxes qui mènent à un défaut
souverain et un effondrement systémique) qui mènent généralement à la crise.
Il est aussi possible de remédier à la cause de la crise. Pourquoi le Japon
semble mieux s’en tirer que les Etats-Unis ou l’Angleterre ? L’une des
raisons en est que son Ministre des finances, Takahashi Korekiyo,
a évité les hausses de taxes et de tarifs qui sont intrinsèques à l’austérité
dans le monde occidental. Alors que l’économie japonaise se trouvait
militarisée dans les années 1930, les corporations ont pu entre
autre recevoir des réductions de taxes en échange de leur participation.
9) Et il y a eu bien plus que des évènements monétaires.
L’une des raisons pour lesquelles l’économie des Etats-Unis a pu reprendre a
été la stabilisation de son secteur financier après 1933, suite à des jours
fériés qui ont permis de résoudre certains problèmes d’insolvabilité, est l’introduction
d’assurances sur les dépôts.
10) La dévaluation peut avoir
différents effets dépendamment de la situation. Par exemple, dans une
majorité de pays, le financement des corporations (et parfois des
gouvernements) est fait grâce à des devises internationales comme le dollar
ou l’euro, parce que personne n’a confiance en la devise locale. Que se
passe-t-il lorsque cette devise est dévaluée ? Plutôt que de voir le
fardeau de la dette s’alléger (comme ça a été le cas en Angleterre dans les
années 1930), il s’alourdit ! Voilà qui est susceptible de causer de
gros problèmes, comme nous avons pu le voir en Thaïlande, en Corée du Sud, en
Indonésie, au Brésil et ne Russie en 1997-98. Le chômage n’a pas diminué, et
la production n’a pas augmenté – le contraire s’est produit.
Nous pourrions encore ajouter quelques points à cette
énumération. Mes conclusions ?
Il faut commencer par éviter d’avoir affaire à des
situations similaires à la Grande dépression. L’austérité mène au désastre –
dans les années 1930, en 1980 en Amérique latine, et en Europe aujourd’hui.
Il faut commencer par prendre des mesures non-monétaires.
Si les administrations précédentes ont fait exploser l’économie grâce à des
mesures d’austérité, il faut renverser ces politiques. Ou peut-être les
assurances sur les dépôts sont-elles une solution immédiate.
Dans le cadre d’une crise exceptionnelle aux proportions
dignes de celle des années 1932-33, si vous pensez qu’une dévaluation
pourrait vous aider, alors n’attendez pas pour dévaluer. L’histoire montre qu’il
y a un avantage à être le premier à le faire. Mais n’abandonnez pas l’étalon or. C’est ce
qu’ont fait les Etats-Unis, et les conséquences en ont été presqu’aussi
terribles que s’ils étaient passés directement à une devise flottante. Par
crise exceptionnelle, j’entends crise qui se développe une fois par siècle,
ou moins. Ce n’est pas une raison pour dévaluer tous les 4 à 5 ans (comme l’a
fait la France dans les années 1950-60), ou pour mettre en place une
politique de devises flottantes et de manipulation de taux d’intérêt (comme
aujourd’hui), ou encore pour imprimer de l’argent parce que quelqu’un désire
être réélu (1971).
|