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1. Le
concept de classe et d'opposition de classes
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Dans la communauté sociale du travail, chaque individu occupe à
chaque instant une position déterminée qui résulte des
rapports qu'il entretient avec les autres membres de la
société. Ces rapports se présentent sous la forme
d'échanges. L'individu appartient à la société en
tant qu'il donne et qu'il reçoit, qu'il vend et qu'il achète.
Ce faisant, sa position n'est pas nécessairement unilatérale.
Il peut être tout ensemble propriétaire foncier, salarié,
détenteur de capitaux; ou bien entrepreneur, employé,
propriétaire foncier; ou bien encore entrepreneur, détenteur de
capitaux, propriétaire foncier, etc. Il peut produire à la fois
des fromages et des paniers, et se louer en même temps à
l'occasion comme journalier, etc. Mais la situation de ceux-là
mêmes qui occupent une position analogue se différencie par les
conditions particulières dans lesquelles ils se présentent sur
le marché. Comme acheteur pour son usage personnel, chaque individu
occupe aussi une position différente d'après ses besoins particuliers.
Sur le marché il n'y a que des individus isolés; dans une
économie libérale le commerce permet aux différences
individuelles de se manifester: il « atomise », ainsi
qu'on l'a dit quelquefois non sans y attacher une nuance de blâme et de
regret. Marx lui-même a dû le reconnaître:
« étant donné que les achats et les ventes ne
peuvent se conclure qu'entre des individus isolés, on n'a pas le droit
d'y chercher des rapports entre classes sociales prises dans leur
ensemble »(1).
Lorsqu'on
réunit l'ensemble des hommes qui occupent dans la
société une position analogue sous la désignation de
classes sociales, on doit toujours se rappeler qu'on n'a encore rien fait
pour résoudre le problème de savoir si l'on doit attribuer aux
classes une importance particulière dans la vie sociale. La
schématisation et la classification ne constituent pas en
elles-mêmes une connaissance. Seule la fonction que les concepts
remplissent dans les théories auxquelles ils sont
intégrés leur donne une valeur scientifique; pris
isolément et en dehors de leurs rapports avec ces théories, ils
ne sont qu'un jeu stérile d'idées. C'est pourquoi, en se
bornant à constater comme un fait évident que les hommes occupent
des positions différentes et qu'on ne peut par suite nier l'existence
de classes sociales, on est loin encore d'avoir démontré la
valeur pratique de la théorie des classes. Ce n'est pas le fait que
les individus occupent des positions sociales différentes qui importe;
c'est le rôle que ce fait joue dans la vie sociale.
On a reconnu de tout temps que l'opposition entre pauvres et riches, comme du
reste toutes les oppositions d'intérêts économiques, a
joué dans la politique un rôle considérable. L'importance
historique de la différence de rang ou de caste, c'est-à-dire
de la différence des positions juridiques, de
l'inégalité devant la loi, n'était pas un fait moins
bien connu. L'économie libérale ne l'a pas contesté.
Mais elle a entrepris de démontrer que toutes ces oppositions ont leur
origine dans des institutions politiques contraires à la raison. Il
n'y a, selon elle, aucune incompatibilité entre les
intérêts individuels bien compris. Les prétendues
oppositions d'intérêts qui ont joué jadis un grand
rôle doivent être attribuées à la
méconnaissance des lois naturelles qui régissent la vie
sociale. Maintenant que l'on a reconnu l'identité de tous les
intérêts bien compris, on n'a plus le droit de se servir des
vieux arguments dans la discussion politique.
Cependant, l'économie libérale, en proclamant la doctrine de la
solidarité des intérêts, jette les bases d'une nouvelle
théorie de l'opposition des classes. Les mercantilistes avaient
placé les biens au centre de l'économie politique,
considérée comme la théorie de la richesse
matérielle. C'est le grand mérite des économistes
classiques d'avoir placé à côté des biens
l'activité de l'homme et d'avoir ainsi ouvert la voie à
l'économie politique moderne qui place au centre de son système
l'homme et ses jugements de valeur. Le système dans lequel homme et
biens matériels sont placés sur le même rang se divise
à son tour à première vue en deux parties, l'une qui
traite de la formation des richesses et l'autre de la répartition.
À mesure que l'économie politique se transforme en science, au
sens rigoureux du mot et devient un système de catallactique,
cette distinction s'efface de plus en plus; mais au début
l'idée de répartition subsiste. Elle entraîne
involontairement l'idée qu'il existe une séparation entre les
deux processus de la production et de la répartition. Il semble que
les biens soient tout d'abord produits pour être ensuite
répartis. Si clairement qu'on se représente la liaison
indissoluble qui existe entre la production et la répartition dans
l'économie capitaliste, cette distinction malheureuse s'impose
toujours plus ou moins à l'esprit(2).
Or, dès qu'on a retenu le terme
« répartition » et qu'on envisage le
problème économique de l'attribution des biens comme un
problème de répartition, la confusion devient
inévitable. En effet, la théorie de l'imputation, ou pour
employer une expression qui répond mieux à la conception que
les économistes classiques ont eue de ce problème, la
théorie des revenus, doit distinguer entre les différentes
catégories de facteurs de la production, même si elle applique
également à tous le même principe fondamental de
formation de la valeur. La distinction entre travail, capital et sol est pour
elle une donnée. De là à se représenter les
travailleurs, le capitalistes et les propriétaires fonciers comme
constituant des classes séparées il n'y a qu'un pas, que
Ricardo a franchi le premier dans la préface des ses Principes.
Cette conception se trouve encore favorisée par le fait que les
économistes classiques ne distinguent pas les éléments
constitutifs du profit, de telle sorte que rien ne s'oppose à
l'idée de la division de la société en trois grandes
classes. Mais Ricardo va plus loin. En montrant comment, aux
différents stades de l'évolution sociale –
« in different stages of society »(3) –,
les parts respectives de l'ensemble de la production revenant à
chacune des trois classes sont différentes, il donne à
l'opposition des classes un caractère dynamique. Ses successeurs l'ont
suivi dans cette voie. Et c'est cette idée qui sert de point de
départ à Marx pour sa théorie économique du Capital.
Dans ses écrits antérieurs, surtout dans l'introduction du Manifeste
Communiste, il prend encore les idées de classe et d'opposition de
classes dans leur ancien d'opposition résultant du rang social ou de
l'importance du patrimoine. Le passage d'une conception à l'autre est
donné par l'idée qui voit dans les rapports du travail de l'économie
capitaliste la domination des possédants sur les salariés. Marx
s'est abstenu de donner une définition précise du concept de
classe qui a pourtant une valeur fondamentale dans son système. Il ne
dit pas en quoi consiste la classe mais se borne à indiquer les
grandes classes entre lesquelles se divise la société
capitaliste(4). Pour ce faire, il adopte tout simplement la division
de Ricardo sans prendre garde que pour son auteur la division en classes
n'avait de valeur que dans la catallactique.
La théorie
marxiste des classes et de la lutte des classes eut un succès
considérable. On admet aujourd'hui d'une façon presque
générale que la société se divise en classes
séparées par des abîmes infranchissables. Même ceux
qui souhaitent la paix entre les classes ne contestent pas en
général l'existence des oppositions de classes et la lutte
qu'elles entraînent. Mais le concept de classe est toujours
demeuré obscur; comme chez Marx lui-même, il se présente
sous les aspects les plus variés chez ses successeurs.
Si on déduit le
concept de classe – ce qui répondrait bien à l'esprit du Capital –,
des facteurs de production du système classique, ou fait d'une distinction
imaginée pour les besoins de la catallactique et qui
n'était justifiée qu'à l'intérieur de cette
dernière, le fondement d'une théorie générale de
la société. On oublie que la division des facteurs de la
production en deux, trois ou quatre grands groupes est une question de
système économique et qu'elle ne vaut que par rapport à
un système déterminé. Pour la commodité du
raisonnement on a le droit, au point de vue du problème de
l'attribution des biens, de réunir ces facteurs en différents
groupes; mais il n'en résulte pas qu'il existe entre ces facteurs une
parenté plus étroite. La raison qui préside à ce
groupement ou à cette opposition des divers facteurs réside
uniquement dans le système envisagé et les fins qu'il se
propose. La position particulière attribuée au sol par la
théorie classique découle de l'idée de la rente
foncière. D'après cette théorie, le sol est l'unique
bien qui soit capable, sous certaines conditions, de produire une rente. De même,
la thèse qui voit dans le capital la source du profit et dans le
travail la source du salaire, résulte des particularités du
système classique. Pour les conceptions postérieures du
problème de la répartition, qui distinguent dans le profit de
l'école classique le bénéfice de l'entrepreneur et
l'intérêt du capital, le groupement des facteurs de la
production est déjà tout différent. Dans
l'économie politique moderne, le groupement des facteurs de la
production suivant le schéma de la théorie classique a perdu son
ancienne importance. L'ancien problème de la distribution des biens
est devenu le problème de la formation des prix des facteurs de la
production. Seul le conservatisme coriace propre à la classification
scientifique explique que l'on ait conservé la vieille terminologie.
Une classification répondant réellement à la nature du
problème de l'imputation devrait reposer sur une base
entièrement différente et s'appuyer par exemple sur la
distinction des éléments statiques et dynamiques du revenu.
Mais dans un aucun
système, le groupement des facteurs de la production ne trouve sa
raison dans leurs caractères naturels ou dans la parenté de
leurs fonctions. C'est là l'erreur fondamentale de la théorie
des classes. Elle part naïvement de l'affirmation qu'il existe une
connexion intime, créée par les conditions économiques
naturelles, entre les facteurs de la production qui avaient été
groupés tout d'abord pour la commodité de l'analyse. Dans ce
but, elle imagine un sol uniforme, qui se prête tout au moins à
toutes les formes de culture, et un travail uniforme capable de s'appliquer
à n'importe quel objet. Elle fait déjà une concession,
une tentative pour se rapprocher de la réalité quand elle
établit une distinction entre les terres agricoles, les terrains
miniers, et le sol propre à la construction des villes et entre le
travail qualifié et le travail non qualifié. Mais cette
concession n'améliore pas sa position. Le travail qualifié est
une abstraction au même titre que le travail pur et simple et
l'idée du terrain agricole au même titre que l'idée du
terrain tout court. Et, ce qui est pour nous décisif, ce sont des
abstractions qui ne tiennent précisément pas compte des
caractères déterminants au point de vue sociologique. Lorsqu'il
s'agit des particularités de la formation des prix, on peut, dans
certaines circonstances, admettre la distinction des trois groupes, sol,
capital, travail. Mais cela ne prouve pas qu'elle soit justifiée quand
d'autres problèmes sont en question.
2. Ordres
sociaux et classes sociales
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La théorie de la lutte des classes confond sans cesse les deux
concepts de rang social et de classe(5).
Les rangs ou ordres
sociaux sont des institutions juridiques, non des faits
déterminés par l'économie. On naît dans un certain
rang et l'on y demeure en général jusqu'à sa mort.
Pendant toute sa vie, l'homme conserve sa qualité de membre d'un
certain rang. On n'est pas seigneur, serf, homme libre ou esclave, être
de la terre ou attaché à elle, patricien ou
plébéien, parce qu'on occupe dans l'économie une
position déterminée. Mais on occupe une position
déterminée dans l'économie parce qu'on appartient
à un rang déterminé. Sans doute les rangs
étaient-ils eux-mêmes à l'origine l'expression des
conditions économiques dans la mesure où, comme tout ordre
social, ils sont nés du besoin d'assurer la coopération
sociale. Mais la théorie sociale qui est à la base de cette
institution diffère totalement de la théorie libérale;
pour elle la coopération humaine consiste en ce que les uns ne font
que donner, les autres recevoir. Elle ne saurait concevoir que tous à
la fois donnent et reçoivent, et que cet échange soit
profitable à tous. Par la suite, quand on commença, à la
lueur des idées libérales naissantes, à
considérer comme antisocial et comme injuste cet état de choses
fondé sur l'oppression unilatérale des faibles, on chercha
à le justifier en introduisant artificiellement dans ce système
lui-même l'idée de réciprocité; les membres des
ordres supérieurs assureraient aux autres la protection, l'entretien,
la jouissance du sol, etc. Mais déjà dans cette doctrine
apparaît la faillite de l'idéologie des ordres sociaux. De
telles idées étaient étrangères à cette
institution à l'époque de sa splendeur. Elle considérait
alors franchement les rapports sociaux comme des rapports de force, comme on
le voit clairement dans la forme primitive de la distinction entre les ordres
– la distinction entre hommes libres et esclaves. Si l'esclave lui-même
considère l'esclavage comme naturel et s'il s'accommode de son sort au
lieu de se révolter et de chercher à s'enfuir continuellement,
ce n'est pas qu'il y voie une institution équitable et avantageuse
à la fois pour le maître et pour esclave; c'est simplement parce
que toute révolte mettrait sa vie en péril.
On a tenté de
réfuter la théorie libérale de l'institution de
l'esclavage et par là même, dans la mesure où
l'opposition entre hommes libres et esclaves constitue la forme primitive de
toutes les différences sociales, la théorie libérale des
ordres sociaux dans toute sa généralité, en insistant
sur le rôle historique de l'esclavage. En se substituant au massacre
des vaincus, il aurait marqué un progrès de la civilisation.
Sans l'esclavage, jamais une société fondée sur la
division du travail n'aurait pu se développer car tous les individus
auraient préféré être maîtres sur leurs
propres terres plutôt qu'ouvriers non-propriétaires travaillant
à la transformation des matières premières produites par
d'autres ou même journaliers sans avoir sur le champ d'autrui. Aucune
civilisation supérieure n'est possible sans cette division du travail
qui assure à une partie de la population, libérée du
souci du pain quotidien, la possibilité d'une vie de loisirs: ce
serait là la justification de l'esclavage(6).
Mais pour le
philosophe qui considère l'évolution historique, la question ne
se pose pas de savoir si une institution est justifiée ou non. Son
apparition dans l'histoire prouve que des forces ont travaillé
à sa réalisation. Nous avons seulement le droit de nous
demander si elle a rempli effectivement la fonction qui lui était
assignée. Dans le cas présent, la réponse est absolument
négative. L'esclavage n'a pas préparé les voies à
la production fondée sur la division sociale du travail; il en a au
contraire entravé le développement. Seule sa suppression a
permis à l'industrie moderne de la réaliser dans toute son
ampleur. Le fait qu'il ait encore existé des terres libres pour la
colonisation n'a empêché ni la création d'une industrie
particulière ni la constitution d'une classe de travailleurs libres.
Car les terres libres exigeaient un défrichement préalable.
Leur mise en valeur nécessitait toute une série de travaux
d'amélioration et d'exploration, et en définitive ces terres
pouvaient être inférieures par leur situation et leur rendement
naturel aux terres déjà en exploitation(7). La
propriété privée des moyens de production est la
condition nécessaire de la division du travail. Elle n'exigeait pas
l'esclavage.
L'opposition des
ordres sociaux revêt deux formes caractéristiques. La
première s'exprime dans les rapports existant entre le seigneur et le
serf. Le seigneur possesseur du sol demeure entièrement
étranger au processus de la production. Il n'intervient qu'à
son terme, quand la récolte est rentrée, pour en prendre sa
part. L'essence de ce rapport demeure la même, qu'il ait
été créé par l'asservissement de paysans
précédemment libres ou par l'établissement d'autres
paysans sur la terre seigneuriale. Le fait caractéristique, c'est que
ce rapport n'a rien à voir avec le processus de la production et qu'il
n'existe aucun moyen économique de le dénouer, comme par
exemple le rachat de la rente par le paysan tributaire. S'il pouvait
être dénoué, il cesserait d'être un rapport de
dépendance résultant du rang social pour devenir un rapport de
propriété. La seconde forme de cette opposition est celle du
maître et de l'esclave. Ici, ce que le maître est en droit
d'exiger, ce ne sont pas des produits déterminés, mais du
travail. Et là encore, il peut l'exiger sans avoir à fournir
aucune contrepartie. Car l'octroi de la nourriture, du vêtement, du
logement ne constitue pas une véritable contrepartie; c'est seulement
la condition nécessaire de la conservation du travail de l'esclave.
Lorsque l'institution joue dans toute sa pureté, l'esclave n'est
nourri qu'aussi longtemps que le produit de son travail l'emporte sur le
coût de son entretien.
Rien n'est plus
absurde que de comparer de tels rapports avec ceux qui existent dans
l'économie libérale entre l'ouvrier et l'entrepreneur. Le
travail salarié libre est sorti historiquement en partie du travail
servile et il a fallu longtemps pour qu'il se dépouille de toutes les
traces de son origine et revête la forme qu'il a dans l'économie
capitaliste. On méconnaît la nature de cette dernière
quand on met sur le même plan le travail salarié libre et le
travail de l'esclave. On peut, au point de vue sociologique, établir
une comparaison entre eux. Tous deux se présentent également
sous la forme d'une division sociale du travail. Tous deux sont des
systèmes de coopération sociale et présentent en
conséquence des traits communs. Mais la sociologie ne doit pas oublier
que le caractère économique des deux systèmes est tout
différent. On se trompe entièrement quand on essaie de
défendre la cause du travail salarié libre au point de vue
économique au moyen d'arguments empruntés à
l'étude du travail servile. Le travailleur libre reçoit comme
salaire la part imputable à son travail dans la production. Le
maître qui fait travailler des esclaves dépense la même
somme, d'une part pour leur entretien et d'autre part pour leur achat, achat
dont le prix est fonction de l'écart qui existe entre la
rémunération du travailleur libre et les frais d'entretien de
l'esclave. L'excédent de salaire libre sur les frais d'entretien du
travailleur revient ainsi à celui qui transforme l'homme libre en
esclave, au chasseur d'esclaves, non pas au marchand d'esclaves ou au
propriétaire d'esclaves. Ces deux derniers, dans l'économie
servile, n'ont pas de revenu spécifique. Vouloir dès lors
étayer la théorie de l'exploitation de l'homme par l'homme en
se référant à l'économie servile, c'est
méconnaître entièrement la nature du problème
posé(8).
Dans la
société divisée en ordres, tous les membres des ordres
qui ne jouissent pas de la pleine capacité juridique ont un
intérêt commun: ils aspirent tous à une
amélioration du statut juridique de leur ordre. Tous les tenanciers
aspirent à un allègement des redevances qui pèsent sur
eux, tous les esclaves aspirent à la liberté,
c'est-à-dire à une condition qui leur permettrait d'exploiter
leur capacité de travail à leur profit. Cet
intérêt commun à tous les membres du même ordre
social est d'autant plus fort qu'il est plus difficile à l'individu de
s'élever lui-même au-dessus du niveau assigné par la loi
à son rang. Le fait que, dans quelques cas exceptionnels, des
individus particulièrement doués parviennent à la faveur
de hasards favorables à s'élever à un rang
supérieur n'a guère d'importance. Les désirs et les
espoirs insatisfaits d'individus isolés ne sauraient engendrer des
mouvements de masse. Bien moins que le désir de réfréner
le mécontentement social, c'est la nécessité de
renouveler leur propre force qui pousse les ordres privilégiés
à ne pas mettre d'obstacle à l'ascension des mieux
doués. Les individus les mieux doués à qui on a
refusé la possibilité de s'élever ne peuvent devenir
dangereux que lorsque leur appel à l'action violente rencontre un
écho dans de vastes couches de mécontents.
La cessation de toutes les luttes entre les différents ordres sociaux
ne supprimerait pas l'opposition qui existe entre eux aussi longtemps que
l'idée de la division de la société en ordres ne serait
pas abolie. Même si les opprimés réussissaient à
secouer leur joug, les différences entre les ordres ne seraient pas
supprimées pour autant. Seul le libéralisme pouvait venir
à bout de l'opposition fondamentale des rangs sociaux. En combattant
toute atteinte à la liberté de la personne, en
considérant le travail libre comme plus productif que le travail
servile, en faisant de la liberté de circulation et du libre choix de
la profession les bases d'une politique rationnelle, il a sonné le
glas des ordres sociaux. Rien ne caractérise mieux l'impuissance de la
critique antilibérale à comprendre la signification historique
du libéralisme que les tentatives qu'elle a faites pour le
dénigrer, en le représentant comme l'expression
d'intérêts de groupes particuliers.
Dans la lutte entre
ordres sociaux, tous les membres d'un même ordre sont unis par la
communauté du but poursuivi. Leurs intérêts peuvent par
ailleurs différer autant qu'on voudra; ils se rencontrent du moins sur
un point: ils veulent tous améliorer la situation juridique de leur
ordre. Une telle amélioration comporte en général
certains avantages économiques, l'objet même de la
différence juridique des ordres étant précisément
d'avantager économiquement les uns par rapport aux autres.
Le concept de classe
tel que l'entend la théorie antagoniste se présente sous un
tout autre aspect. Cette théorie qui suppose entre les classes des
abîmes infranchissables ne va pas au bout de sa propre logique
lorsqu'elle se borne à diviser la société en trois ou
quatre grandes classes. Pour être conséquente avec
elle-même, elle devrait poursuivre la division de la
société en groupes d'intérêt jusqu'au point
où elle rencontrerait des groupes dont tous les membres rempliraient
exactement la même fonction. Il ne suffit pas de diviser les
possédants en propriétaires fonciers et capitalistes. Il faut
aller plus loin et arriver par exemple à des groupes tels que: les
filateurs de coton qui produisent le même numéro de fil, les
fabricants de chevreau noir, les producteurs de bière blonde. Ces
groupes ont bien un intérêt commun qui les oppose à tous
les autres groupes: ils ont le même intérêt à ce
que l'écoulement de leurs produits s'opère dans les conditions
les plus favorables. Mais cet intérêt commun est
singulièrement restreint. Dans l'économie libre, aucune branche
de la production ne peut s'assurer d'une façon durable un
bénéfice supérieur à la moyenne, non plus qu'elle
ne peut travailler longtemps à sa perte. Ainsi, la communauté
d'intérêt des membres d'une même branche de la production
ne s'étend pas au-delà de la constitution d'un marché
favorable pour une période de temps limitée. Pour le reste, ce
n'est pas la solidarité d'intérêts mais la concurrence
qui domine les rapports de ses membres. Cette concurrence ne subit de
restriction au nom des intérêts du groupe que là
où sous une forme quelconque la liberté économique se
trouve déjà elle-même limitée. Mais pour que le
schéma puisse s'appliquer à la critique de la doctrine de la
solidarité des intérêts particuliers de classe, il
faudrait apporter la preuve qu'il demeure valable à l'intérieur
d'une économie libre. Ce n'est pas une preuve en faveur de la
théorie de la lutte des classes que de montrer par exemple qu'un
intérêt commun lie les propriétaires fonciers entre eux
et les oppose à la population urbaine dans la politique
douanière, ou d'établir qu'il existe un conflit entre les
propriétaires fonciers et les citadins pour la possession du pouvoir
politique. La théorie libérale ne nie aucunement que les
interventions de l'État dans le libre jeu de l'économie
créent des intérêts particuliers; elle ne nie nullement
que certains groupements s'efforcent de s'assurer par cette voie des
avantages particuliers. Elle dit seulement que ces avantages particuliers, en
tant qu'ils constituent des privilèges en faveur de petits groupes,
provoquent des luttes politiques violentes, des révoltes de la
majorité non privilégiée contre la minorité
privilégiée, et que l'évolution de toute la
société se trouve entravée par le trouble de la paix qui
en résulte. Elle dit seulement que ces privilèges, lorsqu'ils
deviennent la règle générale, nuisent également
à tous, car ils prennent aux uns ce qu'ils donnent aux autres et
n'entraînent comme résultat définitif qu'une diminution
de la productivité du travail. La communauté d'intérêts
des membres des divers groupes et leur opposition d'intérêts aux
autres groupes sont toujours la conséquence des restrictions
apportées au droit de propriété, à la
liberté des échanges ou du choix de la profession; ou bien
elles découlent de la communauté ou de l'opposition des
intérêts dans une courte période transitoire.
Mais s'il n'existe
entre les groupes dont les membres occupent la même position dans
l'économie aucune communauté particulière
d'intérêts qui les opposent aux autres groupes il ne peut pas en
exister davantage à l'intérieur de groupes plus importants dont
les membres occupent une position non plus identique mais seulement analogue.
Si aucune communauté particulière d'intérêts ne
lie les filateurs de coton entre eux, il ne peut pas en exister davantage
entre les filateurs et les fabricants de machines. Entre les filateurs et les
tisseurs, entre les constructeurs de machines et ceux qui les utilisent,
l'opposition des intérêts est aussi marquée que possible.
La communauté des intérêts n'existe que là
où la concurrence est éliminée, par exemple entre les
propriétaires de terres de qualité et de situation identiques.
La théorie qui
divise la population en trois ou quatre grands groupes ayant chacun un
intérêt commun se trompe déjà quand elle
considère les propriétaires fonciers comme une classe ayant des
intérêts identiques. Aucune communauté
particulière d'intérêts ne lie les propriétaires de
terres arables, de forêts, de vignobles, de mines, ou de terrains
à bâtir, si ce n'est qu'ils défendent le droit de
propriété privée de la terre. Mais ce n'est pas
là un intérêt particulier aux propriétaires.
Quiconque a reconnu la signification de la propriété
privée des moyens de production pour le rendement du travail social,
qu'il soit lui-même propriétaire ou non, doit s'en faire
l'avocat dans son propre intérêt au même titre que les
propriétaires. Ces derniers n'ont vraiment un intérêt
particulier que lorsque la liberté de la propriété et du
commerce a été limitée de quelque manière.
Il n'a pas davantage
d'intérêts communs à tous les travailleurs
salariés. L'idée d'un travail homogène est aussi
chimérique que l'idée d'un travail universel. Le travail du
filateur est différent de celui du mineur et différent de celui
du médecin. Les théoriciens du socialisme pour qui l'opposition
des classes est insurmontable s'expriment en général comme s'il
existait une sorte de travail abstrait que chacun serait capable d'accomplir
et comme si le travail qualifié n'entrait pas en ligne de compte. En
réalité, il n'existe pas de « travail en
soi ». Le travail non qualifié n'est pas non plus
homogène. Le métier de balayeur et celui de porteur sont deux
choses toutes différentes. En outre, le rôle joué par le
travail non qualifié, si on le considère au point de vue
purement quantitatif, est beaucoup plus restreint que n'a coutume de
l'admettre la théorie orthodoxe des classes.
La théorie de
l'imputation a le droit, dans la déduction de ses lois, de parler de
« terre » et de « travail » en
soi. En effet, pour elle, tous les biens d'ordre supérieur n'ont de
sens qu'en tant qu'ils sont des objets pour l'économie. Quand,
simplifiant l'infinie variété des biens d'ordre supérieur
elle les classe en un petit nombre de grands groupes, la raison en est
simplement que cela facilite l'élaboration d'une doctrine tout
entière orientée vers un but bien déterminé. On
reproche souvent aux économistes de se mouvoir dans les abstractions.
Mais, ceux qui leur adressent ce reproche oublient que les concepts de
« travail » et de
« travailleur », de « capital »
et de « capitaliste », etc., sont eux-mêmes des
abstractions et ils ne craignent pas de transporter purement et simplement le
« travailleur » théorique de l'économie
politique dans la vie économique concrète de la
société.
Les membres d'une
même classe sont les uns par rapport aux autres des concurrents. Si le
nombre des travailleurs diminue et si en même temps le rendement limite
du travail augmente, le salaire s'accroît et avec lui le revenu et le
niveau de vie du travailleur. C'est là un fait contre lequel les
syndicats ne peuvent rien. Ils en reconnaissent implicitement l'exactitude en
se constituant eux-mêmes, eux qui étaient censés
être nés pour lutter contre les entrepreneurs, en corporations
fermées.
Mais la concurrence
s'exprime aussi à l'intérieur des classes par le fait que les
travailleurs entrent en compétition en vue d'améliorer leur
situation et de s'élever à un rang social supérieur. Que
ce soit tel ou tel individu qui parvienne au premier rang dans l'atelier et
qui se joigne à la minorité relative qui s'élève
des couches inférieures aux couches supérieures, peu importe
aux membres des autres classes pourvu que ce soit le plus capable. Mais pour
les travailleurs eux-mêmes, c'est là une question d'importance.
Sur ce point, chacun se trouve en concurrence avec son voisin. Sans doute
chaque travailleur a intérêt – et cela résulte de
la solidarité sociale – à ce que tous les autres postes
supérieurs soient occupés par les meilleurs et les plus
qualifiés. Mais chacun est anxieux de se voir attribuer le poste
auquel il est candidat, même s'il n'est pas le plus qualifié
pour l'occuper, car le bénéfice direct qu'il en retirera sera bien
plus considérable que la portion du dommage général qui
retombera indirectement sur lui.
Si on abandonne la
théorie de la solidarité des intérêts de tous les
membres de la société, qui est la seule théorie capable
d'expliquer la possibilité même de la société,
alors on ne peut même pas dire que la société se dissolve
en classes; il faut dire qu'il ne reste plus que des individus qui
s'affrontent comme des adversaires. Ce n'est pas dans la classe, mais
seulement dans la société que l'opposition des
intérêts individuels peut être surmontée. Il
n'entre pas dans la société d'autres éléments
composants que les individus. L'idée d'une classe dont l'unité
serait fondée sur une communauté particulière
d'intérêts est purement chimérique; c'est l'invention
d'une théorie insuffisamment élaborée. Plus la
société est complexe et plus la spécialisation y est
poussée, plus les groupes de personnes occupant à
l'intérieur de l'organisme social une situation analogue sont
nombreux, et plus aussi naturellement diminue en moyenne le nombre des membres
de chaque groupe à mesure que le nombre des groupes augmente. Le fait
que les membres de chaque groupe ont en commun certains intérêts
immédiats ne suffit pas à créer entre eux une
identité d'intérêts. L'analogie de leurs situations fait
d'eux des concurrents et non pas des hommes ayant des aspirations identiques.
Et le fait que des groupes apparentés n'occupent pas une situation
absolument analogue ne crée pas non plus entre eux une complète
communauté d'intérêts; dans la mesure même
où leurs situations sont analogues, la concurrence doit
nécessairement jouer entre eux.
Les
intérêts des propriétaires de filatures de coton peuvent
avoir à certains points de vue des orientations parallèles;
mais dans cette mesure les filateurs sont les uns par rapport aux autres des
concurrents. À un autre point de vue, seuls les filateurs produisant
le même numéro de coton occupent des situations exactement
analogues; la concurrence règne alors à nouveau entre eux dans
la même mesure. À un troisième point de vue, le
parallélisme des intérêts s'étend plus loin
encore; il peut englober tous ceux qui travaillent dans l'industrie du coton,
puis tous ceux qui produisent du coton y compris les planteurs et les
salariés, puis encore tous les industriels quels qu'ils soient, etc.;
le groupement est sans cesse différent suivant les
intérêts que l'on considère. Mais une identité
complète est à peine possible et, dans la mesure où elle
existe, elle ne conduit pas seulement à une communauté
d'intérêts à l'égard de tiers; elle conduit aussi
à l'établissement de la concurrence à l'intérieur
même du groupe.
Une théorie
cherchant dans la lutte des classes la source de toute l'évolution
sociale devrait montrer que la position de chaque individu dans l'organisme
social est déterminée uniquement par sa situation de classe,
c'est-à-dire par son appartenance à une certaine classe et par
la relation qui unit cette classe elle-même aux autres classes. Le fait
que dans les luttes politiques certains groupes sociaux entrent en conflit
avec d'autres n'est pas une preuve à l'appui de cette théorie.
Pour prouver sa validité, il faudrait encore qu'elle montre que le
groupement en vue de la lutte est orienté nécessairement dans
une direction déterminée et qu'il ne peut pas être
influencé par les idéologies indépendantes de la
situation de classe. Il faudrait qu'elle montre que la façon dont les
groupes les plus petites s'unissent pour former des groupes plus larges qui
à leur tour forment les classes dans lesquelles se divise la totalité
de la société, ne repose pas sur des compromis et sur des
alliances réalisées en vue d'une action commune
éphémère, mais sur des faits résultant de
nécessités sociales, sur la communauté incontestable
d'intérêts.
Qu'on
considère par exemple les éléments divers qui composent
un parti agraire. Quand en Autriche les producteurs de vin, de
céréales, et les éleveurs de bétail s'assemblent
pour former un parti unique, on ne peut pas dire que c'est l'identité
des intérêts qui les a réunis. En effet chacun de ces
trois groupes a des intérêts différents. Leur fusion en
vue d'obtenir certaines mesures douanières est un compromis entre des
intérêts opposés. Mais un tel compromis n'est possible
que s'il se fonde sur une idéologie dépassant les
intérêts de classe. L'intérêt de classe de chacun
des trois groupes considérés s'oppose à celui des autres
groupes. Ils ne peuvent s'unir qu'en renonçant en totalité ou
en partie à certains intérêts particuliers, même
s'ils n'agissent ainsi en définitive que pour pouvoir défendre
plus efficacement d'autres intérêts particuliers.
Il en va autrement en
ce qui concerne l'opposition des travailleurs et des propriétaires des
moyens de production. Les intérêts particuliers des
différents groupes de travailleurs ne sont pas identiques. Chaque
groupe a des intérêts suivant les capacités et les
connaissances de ses membres. Le prolétariat n'est pas en vertu de sa
position de classe une classe homogène comme le prétend le
Parti socialiste; il ne devient tel que par l'intervention de
l'idéologie socialiste qui oblige chaque individu et chaque groupe
à abandonner ses intérêts particuliers. La tâche
des syndicats consiste précisément à rechercher sans
cesse des compromis capables de surmonter ces conflits(9).
Il peut toujours se
constituer entre les groupes d'intérêts des coalitions et
alliances autres que celles qui existent déjà. Si telles ou
telles ont été effectivement conclues, cela dépend de
l'idéologie et non pas de la position de classe des groupes. La
cohésion de la classe est déterminée non par
l'identité des intérêts de classe, mais par des fins
politiques. Toute communauté particulière
d'intérêts est extrêmement limitée; elle est
effacée ou contrebalancée par l'opposition d'autres
intérêts particuliers, à moins qu'une idéologie
déterminée ne fasse apparaître la communauté des
intérêts comme plus forte que leur opposition.
La communauté
des intérêts de classe n'est pas quelque chose qui existe
indépendamment de la conscience de classe, et la conscience de classe
ne vient pas s'ajouter à une communauté particulière
d'intérêts déjà donnée; c'est elle qui
crée le cette communauté. Le prolétariat ne constitue
pas dans le cadre de la société moderne un groupe particulier
dont l'attitude serait déterminée sans équivoque par sa
position de classe. Les individus ne se réunissent en vue d'une action
politique commune que lorsqu'apparaît l'idéologie socialiste;
l'unité du prolétariat ne résulte pas de sa position de
classe mais de l'idéologie de la lutte des classes. Le
prolétariat n'existait pas en tant que classe avant l'apparition du
socialisme, et le socialisme n'est pas non plus la conception politique qui
correspond à la classe du prolétariat; c'est la pensée
socialiste qui a créé la classe prolétarienne en
réunissant certains individus en vue d'atteindre un but politique
déterminé.
Il en va de
l'idéologie de classe comme de l'idéologie nationaliste. Il
n'existe pas non plus, en réalité, d'opposition entre les
intérêts des différents peuples et des différentes
races. C'est l'idéologie nationaliste qui fait naître la
croyance à l'existence de ces oppositions et qui transforme les
nations en groupes particuliers qui se combattent les uns les autres.
L'idéologie nationaliste divise la société
verticalement, l'idéologie socialiste horizontalement. En ce sens, ces
deux idéologies s'excluent réciproquement. C'est tantôt
l'une tantôt l'autre qui l'emporte. En 1914, l'idéologie nationaliste
refoule à l'arrière-plan en Allemagne l'idéologie
socialiste. Ainsi se constitue brusquement un front unique nationaliste. En
1918, ce fut l'idéologie socialiste qui triompha à nouveau de
l'idéologie nationaliste.
Dans une
société libre, il n'existe pas de classes
séparées par des intérêts inconciliables. La
société, c'est la solidarité des intérêts.
La constitution de groupes particuliers n'a jamais d'autre but que de détruire
la cohésion de la société. Par sa fin et par sa nature,
elle est antisociale. Il n'existe de communauté
d'intérêts entre les prolétaires que dans la mesure
où ils se proposent un même but: bouleverser la
société; et il n'en va pas autrement de la communauté
particulière d'intérêts des membres d'un même
peuple.
Le fait que la
théorie marxiste n'a pas défini de façon plus
précise le concept de classe a permis l'emploi de ce mot dans les sens
les plus différents. Quand on représente tantôt le
conflit entre possédants et non-possédants, tantôt celui
entre la ville et la campagne, tantôt encore celui entre bourgeois,
paysans et travailleurs comme le conflit essentiel, quand on vient vous
parler des intérêts du capitalisme des armements, du capitalisme
de l'alcool et du capitalisme de la finance(10); quand on vous parle
de l'internationale de l'or et qu'aussitôt après on vous
explique que l'impérialisme est dû aux conflits du capital, il
est facile de voir qu'il ne s'agit là que de slogans à l'usage
des démagogues et dépourvus de tout intérêt pour
la sociologie. Le marxisme, sur ce point fondamental de sa doctrine, ne s'est
jamais élevé au-dessus du niveau d'une doctrine partisane
à l'usage de la rue(11).
4. Les
formes de la lutte des classes
|
La répartition de l'ensemble du produit de la production nationale en
salaire, rente foncière, intérêt du capital et profit de
l'entrepreneur s'opère en fonction de l'imputation du rendement. Dans
cette distinction, ce n'est pas la position de force qu'occupent les
différentes classes en dehors de l'économie qui joue le
rôle décisif; c'est l'importance relative attribuée aux
différents facteurs de la production par l'économie. C'est
là un fait admis par toutes les théories d'économie
politique. Sur ce point, l'économie classique s'accorde avec la
doctrine moderne du profit limite. Même la théorie marxiste qui
emprunte sa doctrine de la répartition des biens à la
théorie postclassique ne fait pas exception. Dans sa déduction
des lois d'après lesquelles s'établit la valeur du travail
– salaire du travailleur et plus-value –, elle construit, elle
aussi, une théorie de la répartition où agissent seuls
des facteurs purement économiques. La théorie marxiste de la
répartition nous paraît remplie de contradictions et
d'absurdités. Elle n'en est pas moins une tentative pour expliquer la
formation des prix des différents facteurs de la production par des
raisons purement économiques. Sans doute Marx fut-il amené par
la suite, dans l'obligation où il se trouvait pour des raisons
politiques de reconnaître les avantages du mouvement syndicaliste pour
les travailleurs, à faire sur ce point certaines concessions. Mais le
fait qu'il maintint son système économique prouve que ce
n'était bien là pour lui qu'une concession qui laissait
subsister sans changement ses conceptions fondamentales.
Si l'on veut appliquer
le terme de lutte aux efforts que font les parties qui s'affrontent sur le
marché pour s'assurer le meilleur prix possible dans des conditions
déterminées, alors l'économie est le
théâtre d'une lutte permanente de tous contre tous, et non pas
d'une lutte de classes. Le conflit n'est pas entre les classes, mais entre
les individus qui participent à l'économie. Même
lorsqu'il se forme des groupes de concurrents en vue d'une action commune, ce
ne sont pas des classes mais des groupes qui s'opposent. Les avantages
obtenus par une catégorie déterminée de travailleurs ne
profitent pas à l'ensemble des travailleurs; tout au contraire les
intérêts des travailleurs des différents branches de la
production sont aussi opposés que ceux des entrepreneurs et des
travailleurs.
En parlant de lutte
des classes, la théorie marxiste ne peut pas avoir en vue l'opposition
qui met aux prises sur le marché acheteurs et vendeurs(12). La
lutte qu'elle désigne sous le nom de lutte des classes se livre sans
doute pour des motifs économiques, mais elle se déroule en
dehors de l'économie. Lorsqu'elle assimile la lutte des classes
à la lutte entre les ordres, elle ne peut viser qu'un conflit
politique se jouant en dehors du marché. Il n'a jamais pu exister
d'autre conflit entre les maîtres et les esclaves, entre les seigneurs propriétaires
et les tenanciers du sol. Sur le marché, aucun rapport n'existait
entre eux. Le marxisme pose comme un fait d'évidence que les
possesseurs ont seuls intérêt au maintien de la
propriété privée des moyens de production, que les
propriétaires ont un intérêt contraire, que les uns et
les autres ont conscience de cet état de choses et agissent en
conséquence. Nous avons déjà montré que cette
conception ne serait juste que si l'on admettait la vérité de
tous les théorèmes marxistes. L'institution de la
propriété privée des moyens de production n'est pas
seulement conforme à l'intérêt des possédants,
mais aussi à celui des non-possédants. Ce n'est nullement une
nécessité que la société soit divisée
entre ces deux grandes catégories, toutes deux conscientes de leur
intérêt de classe. Les marxistes ont eu assez de peine à
éveiller la conscience de classe des travailleurs et à les
rallier à leur plan de répartition de la
propriété. C'est la théorie de l'opposition insurmontable
des intérêts de classe qui a groupé les travailleurs en
vue d'une action commune contre la classe bourgeoise. C'est cette conscience
de classe créée par l'idéologie de la lutte des classes
qui a fait de cette dernière une réalité. C'est
l'idée qui a créé la classe, et non la classe qui a
créé l'idée.
Dans ses moyens
d'action comme dans son origine et dans ses fins, la lutte des classes se
situe en dehors de l'économie. Les grèves, le sabotage, les
actes de violence et de terreur ne révèlent pas de
l'économie. Ce sont des moyens de destruction qui tendent à
interrompre le cours de la vie économique, ce sont des moyens de
combat qui ne peuvent qu'entraîner la destruction de la
société.
5. La
lutte des classes comme moteur de l'évolution sociale
|
De la doctrine de la lutte des classes, le marxisme tire cette
conséquence que l'organisation socialiste de la société
s'imposera inéluctablement à l'humanité dans l'avenir.
Selon lui, dans toute société reposant sur la propriété
privée, il existe nécessairement une opposition insurmontable entre
les intérêts des différentes classes; les opprimés
se dressent contre les oppresseurs; cette opposition d'intérêts
assigne aux classes leur position historique et la politique qu'elles doivent
suivre. Ainsi l'histoire se présente comme un enchaînement de
lutte de classes jusqu'au moment où, avec le prolétariat
moderne, apparaît une classe qui se libère de la domination de
classe en supprimant toutes les oppositions de classe et toute oppression.
La théorie
marxiste de la lutte a exercé son influence bien au-delà des
milieux socialistes. Le recul de l'idée libérale de la
solidarité finale des intérêts de tous les membres de la
société ne lui est sans doute pas uniquement imputable. Il est
également dû au réveil des idées
impérialistes et protectionnistes. Mais plus le libéralisme
perdait de sa force et plus grandissait la force d'attraction de
l'évangile marxiste. Car il a au moins cet avantage sur les autres
théories antilibérales: il admet la possibilité de la
vie en société. Toutes les autres doctrines qui nient
l'harmonie des intérêts contestent par là même
à la vie sociale toute possibilité d'exister. Ceux qui, comme
les nationalistes, les racistes ou même simplement les protectionnistes
estiment que les oppositions d'intérêts entre les nations sont
insurmontables, nient la possibilité d'une coexistence pacifique des
nations. Les défenseurs irréductibles des intérêts
de la paysannerie ou de la petite bourgeoisie qui adoptent en politique une
attitude uniquement fonction des intérêts des groupes qu'ils
représentent devraient logiquement aboutir à nier les avantages
de la vie en société. En face de ces théories, dont la
conclusion logique est le pessimisme le plus sombre en ce qui concerne
l'avenir de l'évolution sociale, le socialisme se présente
comme une doctrine optimiste, dans la mesure du moins où il laisse
subsister dans l'organisation nouvelle à laquelle il aspire la
solidarité entre tous les membres du corps social. Le besoin est si
grand d'une philosophie sociale qui ne nie pas a valeur de la vie en
société que nombreux sont ceux qui ont été
précipités pour cette raison dans les bras du socialisme, qui,
sans cela, en seraient demeurés éloignés. C'est le
pessimisme décourageant des autres théories
antilibérales qui les a rejetés vers le socialisme.
Mais en se ralliant au
socialisme, on oublie que le dogme marxiste qui prédit
l'avènement d'une société sans classes repose
entièrement sur le postulat considéré comme
irréfutable de la productivité infinie de l'organisation
socialiste du travail. « La possibilité, grâce
à la production sociale, d'assurer à tous les membres de la
société une existence où leur soient garantis non
seulement une richesse matérielle chaque jour croissante mais encore
le développement de toutes leurs facultés corporelles et
intellectuelles, cette possibilité existe aujourd'hui pour la
première fois, mais elle existe. »(13) Le seul
obstacle qui nous sépare de cette société qui promet
à tous le bien-être, c'est la propriété
privée des moyens de production qui, après avoir
été « une forme d'évolution des forces
productrices », en est devenue « la
chaîne ».(14) Libérer ces forces des
liens que leur ont imposés les méthodes de production
capitaliste, « c'est ouvrir les voies à un progrès
ininterrompu et sans cesse accéléré des forces
productrices et par là une augmentation de la production pratiquement
sans limite ».(15) « L'évolution de
la technique moderne, en créant la possibilité de satisfaire
d'une façon suffisante et même plus que suffisante les besoins
de la collectivité, à la condition que la production soit
économiquement l'oeuvre de cette collectivité et lui soit
réservée, a modifié pour la première fois le
caractère de l'opposition des classes qui, cessant d'être la
condition de l'évolution sociale, devient au contraire une entrave
à l'organisation consciente et rationnelle de la
société. À la lumière de cette constatation,
l'intérêt de classe du prolétariat opprimé
apparaît comme résidant dans la suppression de tous les
intérêts de classes et dans la constitution d'une
société sans classes. L'antique loi de la lutte des classes,
qui paraissait éternelle, conduit ainsi, par sa logique propre, au nom
des intérêts particuliers de la classe sociale la plus
défavorisée et la plus nombreuse, celle du prolétariat,
à la suppression de toutes les oppositions de classes, à la
constitution finale d'une société où règnent
l'identité des intérêts et la solidarité
humaine. »(16)
L'argumentation
marxiste est donc la suivante: l'avènement du socialisme est
inéluctable, parce que les méthodes de production du socialisme
sont plus rationnelles que celles du capitalisme. Mais le marxisme se borne
à affirmer l'existence de cette supériorité comme allant
de soi et c'est à peine s'il essaie de la prouver par quelques
remarques jetées au hasard(17).
Mais si l'on admet la
supériorité des méthodes de production socialistes sur
toutes les autres, pourquoi limiter la portée de cette affirmation en
disant que cette supériorité dépend de certaines
conditions historiques et n'a pas toujours existé? Pourquoi une longue
période est-elle nécessaire pour que le socialisme arrive
à maturité? Ce serait certes incompréhensible si les
marxistes daignaient expliquer pourquoi, avant le XIXe siècle, les
hommes n'avaient jamais songé à adopter les méthodes
plus productives de l'économie socialiste et pourquoi, si l'idée
leur en était venue, ils n'auraient pu la réaliser. Pourquoi
faut-il qu'un peuple, avant de parvenir au socialisme, parcoure toutes les
étapes de l'évolution, alors même que l'idée du
socialisme lui est devenue familière? On comprend qu'il en puisse être
ainsi si l'on admet « qu'un peuple n'est pas mûr pour le
socialisme tant que la majorité de la nation demeure hostile à
cette doctrine et ne veut pas en entendre parler ». Mais pourquoi
« ne peut-on affirmer avec certitude » que l'heure du
socialisme a sonné « lorsque la majorité de la
nation, constituée par le prolétariat, s'affirme dans sa
majorité favorable au socialisme »(18)? N'est-ce pas
manquer totalement de logique d'affirmer que la guerre mondiale a
entraîné une régression de l'évolution sociale et
a reculé l'époque où la société sera
mûre pour le socialisme. « Le socialisme, c'est-à-dire
le bien-être général à l'intérieur de la
civilisation moderne, n'est rendu possible que par le développement
formidable des forces productives du capitalisme, par les richesses
énormes qu'il a créées et concentrées dans les
mains de la classe capitaliste. Un État qui a gaspillé ces richesses
par une politique insensée, par exemple par une guerre sans
résultats, ne constitue a priori pas un terrain
favorable à la diffusion rapide du bien-être dans toutes les
couches de la société. »(19) S'il est
exact que les méthodes socialistes de production multiplient le
rendement, le fait que la guerre nous a appauvris serait une raison de plus
pour hâter l'avènement du socialisme.
À cela Marx
répond: « Une forme de société ne
disparaît pas avant que toutes les forces de production pour lesquelles
elle constitue un cadre suffisant aient atteint leur plein
développement, et une organisation nouvelle supérieure de la
production ne peut jamais s'instaurer avant que les conditions qui la rendent
matériellement possible n'aient été
réalisées à l'intérieur même de la
société antérieure. »(20) Mais
cette réponse admet comme établi ce qu'il s'agit
précisément de prouver, c'est-à-dire aussi bien le fait
de la supériorité de productivité des méthodes
socialistes de production que le rang plus élevé qui leur est
attribué par une classification qui voit en elles la marque d'un stade
plus avancé de l'évolution sociale.
6. La
théorie de la lutte des classes et l'interprétation de
l'histoire
|
La majorité de l'opinion admet aujourd'hui que l'évolution
historique conduit au socialisme. On se la représente en gros comme le
passage de la féodalité au capitalisme, puis au socialisme, du
règne de la noblesse à celui de la bourgeoisie et enfin de la
démocratie prolétarienne. Le fait que le destin
inévitable de notre société aboutira au socialisme
réjouit les uns, attriste les autres; rares sont ceux qui mettent sa
réalité en doute. Cette esquisse de l'évolution sociale
avait été tracée avant la venue de Marx. Mais c'est lui
qui lui a donné sa forme définitive et sa popularité.
C'est lui surtout qui l'a intégrée dans un système philosophique.
De tous les grands
systèmes de la philosophie idéaliste allemande, seuls ceux de
Schelling et de Hegel ont exercé une influence directe et profonde sur
la formation des différentes sciences. De la philosophie de la nature
de Schelling est née une école spéculative dont les
constructions, pures créations de « l'intuition
intellectuelle », jadis admirées et vantées, ont
depuis longtemps sombré dans l'oubli. La philosophie de l'histoire de
Hegel a dominé pendant une génération la science allemande;
on écrivit des histoires générales, des histoires de la
philosophie, de la religion, du droit, de l'art, de la littérature sur
le modèle hégélien. Toutes ces hypothèses
évolutionnistes purement arbitraires et souvent bizarres se sont elles
aussi évanouies. Le mépris où les écoles de
Schelling et de Hegel avaient précipité la philosophie
conduisit les sciences de la nature à rejeter tout ce qui
dépasse l'expérience et l'analyse du laboratoire et les
sciences de l'esprit à se désintéresser de tout ce qui
n'est pas la recherche et la critique des sources. La science se limita
à l'étude des faits, toute synthèse fut condamnée
comme non scientifique. L'esprit philosophique ne put pénétrer
à nouveau la science que sous une impulsion venue d'ailleurs: de la
biologie et de la sociologie.
De toutes les
constructions de l'école hégélienne, il n'y en a qu'une
qui ait connu une existence de quelque durée: c'est la théorie
marxiste de la société. Mais elle est demeurée sans
rapport avec les différentes sciences. Les idées marxistes se
sont révélées incapables de fournir aux recherches
historiques un fil conducteur. Toutes les tentatives pour écrire une
histoire d'inspiration marxiste ont lamentablement échoué. Les
travaux historiques des marxistes orthodoxes, comme Kautsky et Mehring, n'ont
pas même atteint le stade de l'exploitation personnelle et de
l'interprétation philosophique des sources. Ils se sont bornés
à des exposés faits au moyen des recherches d'autrui et dont
toute l'originalité consiste en un effort pour considérer tous
les événements à a lumière du marxisme.
L'influence des idées marxistes s'est certes étendue bien
au-delà du cercle des disciples orthodoxes; maint historien qu'on ne
saurait considérer au point de vue politique comme un adepte du
socialisme marxiste s'en rapproche singulièrement dans ses conceptions
de la philosophie de l'histoire. Mais précisément
l'intervention du marxisme joue un rôle perturbateur dans les travaux
de ces chercheurs. L'emploi d'expressions aussi imprécises que les
termes d'exploitation, de mise en valeur du capital, de prolétariat
obscurcit le regard et empêche le jugement impartial, et l'idée
que toute l'histoire passée ne constitue que la préface de la
société socialiste oblige à une interprétation
des sources qui leur fait violence.
L'idée que la
domination bourgeoise exercée par la bourgeoisie doit faire place
à celle du prolétariat s'appuie pour une large part sur
l'habitude devenue générale depuis la Révolution
française d'assigner un numéro d'ordre aux différents
états et aux différentes classes. La Révolution
française et le mouvement qui en est découlé dans les
États européens et américains ont amené, dit-on,
la libération du tiers-état; la libération du
quatrième état est maintenant à l'ordre du jour. Faisons
abstraction du fait que la conception qui voit dans le triomphe des
idées libérales une victoire de la classe bourgeoise et dans la
période de libre-échange une période de domination de la
bourgeoisie suppose démontrés tous les éléments de
la théorie marxiste de la société. Car une autre
question s'impose immédiatement à l'esprit: pourquoi serait-ce
précisément le prolétariat qui serait le
quatrième état dont l'heure aurait maintenant sonné? Ne
pourrait-on pas soutenir, et même à plus juste titre, que c'est
dans la population paysanne qu'il faut chercher ce quatrième
état? Sans doute pour Marx la question ne faisait-elle aucun doute.
C'est pour lui une chose certaine que dans l'agriculture comme partout la
grande exploitation supplante la petite et que le paysan propriétaire
sera remplacé par l'ouvrier sans terre des latifundia. Le fait que la
thèse selon laquelle les petites et moyennes exploitations sont
incapables de soutenir la concurrence est depuis longtemps enterrée,
pose ici une question à laquelle le marxisme est incapable de fournir
une réponse. L'évolution à laquelle nous assistons
conduirait à admettre que la domination est en train de passer entre
les mains des paysans plutôt que dans celles des prolétaires(21).
Ici encore la question
essentielle, c'est le jugement que l'on porte sur les effets des deux
organisations sociales, capitaliste et socialiste. Si le capitalisme n'est
pas ce produit de l'enfer, que nous présente la caricature qu'en fait
le socialisme, et si le socialisme n'est pas cet ordre idéal des
choses que prétendent ses partisans, toute la construction
s'écroule. La discussion se ramène toujours au même
point: l'organisation socialiste permet-elle une productivité du
travail social supérieure à celle de l'organisation
capitaliste?
La race, la nationalité, le rang social exercent sur la vie une
influence directe. Peu importe qu'une idéologie de parti
prétende ou non grouper tous les membres de la même race ou de
la même nation, du même État ou du même ordre social
dans une action commune. L'existence des races, de nations, d'États,
d'ordres sociaux détermine les actions humaines même si aucune
idéologie n'invite les hommes à se laisser conduire dans un
sens déterminé en raison du groupe auquel ils appartiennent. La
pensée et l'action d'un Allemand se ressentent de la formation
intellectuelle qu'il doit au fait qu'il appartient à la
communauté de langue allemande. Peu importe à ce point de vue
qu'il ait subi ou non l'influence de l'idéologie d'un parti
nationaliste. En tant qu'Allemand, il pense et agit autrement qu'un Roumain
dont la pensée est le fruit de l'histoire de la langue roumaine, et
non de la langue allemande.
L'idéologie de
parti du nationalisme est un facteur tout à fait indépendant de
l'appartenance à une nation déterminée. Des
idéologies nationalistes contradictoires peuvent coexister et se
disputer l'âme des individus. Il peut aussi n'en exister aucune.
L'idéologie de parti est toujours quelque chose qui vient s'ajouter au
fait donné de l'appartenance à un groupe social
déterminé; elle constitue donc une source particulière
d'action. Le simple fait d'appartenir à un groupe ne suffit pas
à faire naître dans les esprits une doctrine de parti. La
position de parti de chaque individu résulte toujours d'une théorie
distinguant ce qui est avantageux et ce qui ne l'est pas. On peut
jusqu'à un certain point incliner de par sa situation sociale vers une
idéologie déterminée; les doctrines ne
revêtent-elles pas le plus souvent une forme destinée à
les rendre plus attrayantes pour un groupe social déterminé?
Mais il faut toujours distinguer l'idéologie de cette donnée
qu'est la situation naturelle et sociale.
L'être social de
chaque individu relève lui-même de l'idéologie dans la
mesure où la société est un produit de la volonté
et par suite aussi de la pensée humaine. Le matérialisme
historique se perd dans une inextricable confusion d'idées quand il
considère l'être social comme indépendant de la pensée.
Si l'on nomme position
de classe de l'individu la place qu'il occupe dans l'organisme fondé
sur la coopération que constitue l'économie, ce que nous venons
de dire vaut également pour la classe. Force est de distinguer entre
les influences que l'individu subit du fait de sa position sociale et celles
qu'exercent sur lui les idéologies politiques des partis.
L'employé de banque subit les influences qui résultent de sa
position dans la société. Si dès lors il se
détermine en faveur de la politique capitaliste ou de la politique
socialiste, cela dépend des idées dont il subit l'influence.
Si l'on prend le
concept de classe dans l'acception marxiste d'une division tripartite de la
société en capitalistes, propriétaires du sol et
salariés, alors ce concept perd toute précision. Il n'est plus
qu'une fiction au service d'une idéologie politique de parti. C'est
ainsi que les concepts de bourgeoisie, classe ouvrière,
prolétariat, sont des fictions dont l'utilité pour la science
dépend de la valeur de la théorie qui les emploie. Cette
théorie, c'est la doctrine marxiste d'après laquelle des
conflits irréductibles existent entre les classes. Si l'on estime que
cette théorie n'est pas valable, alors il n'existe plus de
différences ou d'oppositions de classes au sens marxiste de ces mots.
S'il est prouvé qu'entre les intérêts bien compris de
tous les membres de la société il n'existe en dernière
analyse aucune opposition, non seulement il en résulte clairement que
la conception marxiste de l'opposition des intérêts ne vaut rien
mais encore le concept de classe, au sens où l'emploie la doctrine
socialiste, perd toute sa valeur. Car c'est seulement dans le cadre de cette
doctrine que le groupement des capitalistes, des propriétaires
fonciers et des ouvriers en unités spirituelles peut avoir un sens.
Hors de cette doctrine, un tel groupement est aussi dépourvu de
signification que le serait par exemple le groupement de tous les hommes
blonds ou de tous les hommes bruns en unités distinctes, à
moins que l'on ne veuille, comme le font certaines théories racistes,
donner à la couleur des cheveux une valeur particulière, que ce
soit comme caractère extérieur ou comme élément
constitutif.
Dans sa vie, sa
pensée et sa philosophie chaque individu subit d'une façon
décisive l'influence de la position qu'il occupe dans le processus
social de la production fondé sur la division du travail. Il en est de
même maints égards de la différence de la situation
assignée à chaque individu dans la production sociale. Entrepreneurs
et travailleurs pensent différemment parce que les habitudes de leur
travail quotidien leur font voir les choses sous un jour différent.
L'entrepreneur a toujours des choses une large vision d'ensemble, le
travailleur une vision partielle et réduite(22). Le premier
s'élève aux généralités, le second reste
attaché aux détails. Ce sont là sans doute des faits
d'importance pour la connaissance des rapports sociaux, mais il n'en
résulte pas qu'on ait le droit de faire intervenir le concept de
classe au sens où l'entend la théorie socialiste. Car les
différences que nous avons signalées ne sont pas en soi des
caractères spécifiques propres aux différentes positions
occupées dans le processus de la production. Le petit entrepreneur se
rapproche davantage par sa façon de penser de l'ouvrier que du grand
entrepreneur. L'employé préposé à la direction
d'une grande entreprise est au contraire plus apparenté à
l'entrepreneur qu'au travailleur. À maints égards, la
distinction entre riche et pauvre est plus importante pour la connaissance
des rapports sociaux que nous avons ici en vue que la distinction entre
entrepreneur et travailleur. Le niveau d'existence et la manière de
vivre sont davantage fonction de l'importance du revenu que de la place
occupée dans la production. Cette dernière n'entre en ligne de
compte que dans la mesure où elle intervient dans la
détermination de l'échelle des revenus.
1. Cf.
Marx, Das Kapital,
t. I, p. 550. – Tout le passage auquel la citation ci-dessus
est empruntée ne figurait pas dans la première édition
parue en 1867. Marx l'a introduit pour la première fois dans
l'édition française parue en 1873, d'où Engels l'a
reprise pour la 4e édition
allemande. Masaryk (Die philosophischen und soziologischen Grundlagen des
Marxismus, Vienne, 1899, p. 299) remarque avec juste raison que
cette addition est en corrélation avec les modifications que Marx a
fait subir à sa thèse dans le tome III du Capital. Il est
permis d'y voir une rétractation de la théorie marxiste des
classes. C'est un fait remarquable que dans le tome III du Capital le
chapitre intitulé « les classes » s'interrompt
brusquement après quelques phrases. Dans ses considérations sur
le problème des classes Marx n'est pas allé au-delà de
l'affirmation sans preuve d'un dogme.
2. Sur l'histoire du concept de
répartition, cf. Cannan, o.c., pp. 183 sqq.
3. Cf. Ricardo, Principles
of Political Economy and Taxation,
p. 5.
4. Cf. Marx, Das
Kapital, t. III, IIe partie,
3e éd., p. 421.
5.
Cunow (Die marxsche Geschichts-, Gesellschafts- und Staatstheorie,
tome II, Berlin, 1921, pp. 61 sqq.) essaie de défendre Marx
contre le reproche qu'on lui a fait de confondre les concepts de rang social
et de classe. Mais ses propres remarques et les passages des écrits de
Marx et d'Engels qu'il cite montrent au contraire combien ce reproche est
justifié. Qu'on lise par exemple les 6 premiers paragraphes de la
1ère partie du Manifeste
Communiste intitulée
« Bourgeois et Prolétaires » et l'on se
convaincra que là tout au moins les termes de rang social et de classe
sont employés sans cesse indistinctement. On a déjà
rappelé plus haut que, lorsqu'il devint par la suite à Londres
plus familier avec le système de Ricardo, Marx sépara son
concept de classe du concept de rang social et le relia aux trois facteurs de
la production de Ricardo. Mais Marx n'a jamais développé ce
nouveau concept de classe; Engels et les autres marxistes n'ont pas davantage
tenté de montrer ce qui fiat des concurrents – car ce sont
là des individus dont « la similitude des revenus et des
sources de revenus » fait une unité spirituelle – une
classe animée par les mêmes intérêts particuliers.
6. Cf. Bagehot, Physics
and Politics, Londres, 1872, pp. 71 sqq.
7. Aujourd'hui encore il existe suffisamment de
terres libres à la disposition des individus qui voudraient se les
approprier. Cependant le prolétaire européen ne s'expatrie pas
en Afrique ou au Brésil mais préfère demeurer dans son
pays comme salarié.
8. « La source du profit du
propriétaire d'esclaves, dit Lexis (à propos du livre de
Wicksell, Über Wert, Kapital und Rente in
« Schmollers Jahrbuch », tome XIX, pp. 335 sqq.)
ne peut pas être méconnue et cela est également vrai du sweater.
Le rapport normal de l'entrepreneur au travailleur n'a rien de commun avec
une telle exploitation, c'est bien plutôt une dépendance d'ordre
économique qui influe incontestablement sur la répartition du
produit du travail. Le travailleur qui ne possède rien est contraint
de se procurer des biens de consommation immédiate sous peine de
périr; il ne peut en général appliquer son travail
qu'à la production de biens destinés à la consommation
à venir, mais ce n'est pas là la question principale car même
lorsque, comme c'est le cas du mitron, il fabrique un produit destiné
à être consommé le jour même, la part de production
qu'il reçoit est influencée défavorablement par le fait
qu'il ne peut pas exploiter pour son propre compte sa capacité de
travail mais qu'il est contraint de la vendre, en renonçant au produit
de son travail, en échange de moyens de subsistance, plus ou moins
suffisants. Ce sont là des banalités, mais elles conserveront
pour l'observateur impartial leur force convaincante à cause de leur
évidence même. » Böhm-Bawerk (Einige
strittige Fragen der Kapitalstheorie, Vienne et Leipzig,
1900,p. 112) et Engels (Préface au tome III du Kapital,
p. xii) voient avec raison dans ces idées – qui ne font
d'ailleurs que traduire les conceptions généralement admises
par « l'économie populaire » allemande –
une approbation prudemment enveloppée de la théorie socialiste
de l'exploitation. Nulle part les sophismes économiques de la
théorie de l'exploitation n'apparaissent plus clairement que dans cet
essai de justification qu'en a tenté Lexis.
9. Le Manifeste Communiste lui-même
est contraint de le reconnaître: « L'organisation des
prolétaires en classe, et par là même en parti politique
est menacée sans cesse par la concurrence qui existe entre les
travailleurs eux-mêmes. » (O.c., p. 30). Cf.
aussi Marx, Das Elend der Philosophie, 8e édition,
Stuttgart, 1920, p. 161.
10. Ce faisant on oublie totalement, avec une
singulière inconséquence, les intérêts des
travailleurs en tant que producteurs.
11. Même Cunow (O.c., t. II,
p. 53) doit concéder dans son apologie du marxisme si dépourvue
d'esprit critique que Marx et Engels, dans leurs écrits politiques,
n'ont pas parlé seulement des trois classes principales, mais ont
encore distingué toute une série de classes secondaires ou
adventices.
12. Cf. la citation de Marx, p. 376.
13. Cf. Engels, Herrn
Dührings Umwältzung der Gesellschaft, p. 304.
14. Cf. Marx, Zur
Kritik der politischen Ökonomie, éd. par Kautsky, Stuttgart,
1897, p. xi.
15. Cf. Engels, o.c.,
p. 304.
16. Cf. Max Adler, Marx
als Denker, 2e éd., Vienne, 1921, p. 68.
17. Sur les tentatives faites par Kautsky, cf.
ci-dessus, p. 209.
18. Cf. Kautsky, Die
Diktatur des Proletariats, 2e éd.,
Vienne, 1918, p. 12.
19. Cf. Ibid., p. 40.
20. Cf. Marx, Zur
Kritik der politischen Ökonomie, p. xii.
21. Gerhard Hildebrand, Die
Erschütterung der Industrieherrschaft und des Industriesozialismus,
Iéna, 1910, pp. 213 sqq.
22. Cf. Ehrenberg, Der
Gesichtskreis eines deutschen Fabrikarbeiters « Thünen-Archiv »,
tome I, pp. 320 sqq.
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Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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