L’édifice mondial des actifs aux valorisations extrêmes est bâti
sur une promesse élémentaire : l’inflation américaine est morte, ce qui
signifie que la Federal Reserve continuera d’inonder le monde de liquidités
libellées en dollars.
Quel sentiment de déjà-vu. L’économie américaine fin 1965 ressemblait
sinistrement à la situation actuelle. Le taux de chômage avait baissé jusqu’à
4,2 %, le niveau auquel nous sommes aujourd’hui, sans l’once d’une pression
sur les salaires.
C’était le calme avant la tempête. Des forces puissantes s’amoncelaient
sous la surface. Les États-Unis étaient sur le point de connaître la Grande
inflation. Les actions américaines ont perdu presque 60 % de leur valeur en
termes réels dans les 10 ans qui ont suivi. Les porteurs d’obligations furent
massacrés.
Le pari collectif des marchés est qu’aujourd’hui, ce sera différent. C’est
pourquoi les investisseurs sont aussi nonchalants quant à l’endettement
jusqu’à la garde de l’économie. Le taux d’endettement de la planète a grimpé
de 276 % du PIB mondial, juste avant la crise de 2008, à 327 %
aujourd’hui, un record.
C’est pourquoi le ratio prix/bénéfices Shiller pour le S&P 500, de
31,12 aujourd’hui, est supérieur à celui de 1929. C’est pourquoi nous voyons
tant de symptômes d’excès, que ce soit la dette de marge (spéculation à
crédit) de Wall Street, qui est 3 fois supérieure à celle du pic ayant
précédé Lehman, ou encore l’augmentation des crédits les plus risqués jusqu’à
750 milliards de dollars. Avec le recul, tout ceci sera à nouveau considéré
comme un épisode de folie collective.
La BRI a averti dans son dernier rapport que cette configuration pourra
perdurer tant que le loyer de l’argent reste collé au plancher.
Les investisseurs ont accepté l’hypothèse rassurante que l’inflation est
maîtrisée par « l’effet de la Chine » et « l’effet
Amazon ». Ces forces jumelles de la mondialisation et de la numérisation
de l’économie ont écrasé les mouvements du marché du travail. En jargon
académique, le marchandage mondial des salaires a aplati la courbe de
Phillips. Les taux de chômage peuvent descendre en toute sécurité en dessous
de la barre des 4 % sans faire grimper les salaires ou démarrer une nouvelle
spirale inflationniste. C’est en tout cas ce qu’ils espèrent de tout cœur.
Jusqu’à présent, les marchés ont eu raison. Les Nostradamus de l’inflation
qui n’ont cessé d’avertir année après année que les politiques ultraradicales
de la FED allaient faire grimper les prix n’ont clairement pas compris le
piège mondial de la liquidité qui a eu lieu après 2008.
Cependant, cela fait 9 ans que nous sommes en reprise. Le taux de chômage
américain est passé en dessous du seuil « NAIRU », lorsque les
problèmes ont tendance à commencer. Le ratio de personnes à la recherche d’un
emploi par rapport au nombre de postes ouverts a atteint un plus bas
historique. Le marché américain de l’emploi est tendu comme une peau de
tambour.
La réponse de la FED de Yellen fut glaciale, une politique que j’ai
soutenue, bien qu’avec un embrassement grandissant. Jusqu’à présent, elle a
eu plus que raison : l’inflation de base est en fait en train de baisser.
Cependant, le facteur de risque augmente. On peut certainement dire
qu’aujourd’hui, le plus gros danger qui guette la FED serait d’attendre trop
longtemps, en se reposant sur l’hypothèse qu’on peut continuer à faire
baisser le taux de chômage vu que la courbe de Phillips est apparemment
toujours en train de dormir. C’est ce qu’il s’est passé en 1965.
« Je suis inquiet à propos de la stratégie. Janet Yellen a pris
la décision de faire chauffer l’économie, il y a un peu de légèreté dans sa
volonté de vouloir encore progresser sur le front de l’emploi », a
déclaré Athanasios Orphanides, coauteur de l’étude qui fait autorité sur la
Grande inflation avec le théoricien monétaire bien connu John Williams.
« Le récit édifiant de 1965 nous avertit que lorsque vous percevez
les premiers signes d’inflation, vous devez réagir fermement », a
déclaré le professeur Orphanides, ancien cadre de la FED et banquier central,
qui travaille aujourd’hui pour le MIT.
Il pense que les salariés s’accrochent à leur emploi en raison du traumatisme
brutal de 2008. Cet événement a faussé depuis les signaux du marché du
travail. « Il y a de la peur. Ce qui s’est passé, personne ne l’a
connu de son vivant. Il s’agit d’une dépression similaire à celle des années
30. Mais les forces de l’offre et de la demande de travail vont finir tôt ou
tard par se normaliser », a-t-il déclaré.
Les années 60 furent spéciales. C’était l’époque du « beurre et des
canons ». L’administration Johnson augmentait le déficit budgétaire en
raison des dépenses pour la guerre du Vietnam et les dépenses sociales du
projet de la Grande société. Les dirigeants de la FED savaient
qu’ils poussaient jusqu’à la limite, et qu’ils jouaient peut-être déjà
avec le feu.
Le président de la FED William McChesney Martin s’inquiétait du zèle des
partisans des politiques accommodantes. Lorsque la FED augmenta les taux à la
fin de l’année 1965, l’institution fut attaquée par les Démocrates, qui
étaient à la tête de la Maison Blanche et du Congrès. Les colombes étaient
célébrées à Capitol Hill tandis que les faucons étaient vilipendés. Le
président de la FED fut convoqué dans le Texas par le président Johnson. La
Banque centrale américaine était pieds et poings liés.
Cela pourrait à nouveau avoir lieu, mais le risque immédiat pour les
marchés est inverse : la FED pourrait subitement se croire obligée de
devoir sauter sur la pédale de frein. Nous savons ce qui se passerait ensuite
: les marchés s’effondreraient.
Danny Blanchflower estime que le parallèle avec 1960 n’est pas valable.
« La mondialisation est fort différente aujourd’hui. Les forces qui
poussent les salaires à la baisse sont bien plus fortes. Les entreprises
peuvent simplement délocaliser en Hongrie ou en Thaïlande. Si on devait
craindre de l’inflation on la verrait déjà sur les salaires, et ce n’est pas
le cas », a-t-il déclaré.
La question est de savoir ce qu’il se passera lorsque les salaires
chinois, d’Europe de l’Est et d’Asie de l’Est s’ajustent à la hausse, ce qui
est peut-être déjà le cas. La courbe de Phillips se mettra alors à mordre.
Autrement dit, c’est l’inflation chinoise que nous devons guetter.
Le professeur de Harvard Ken Rogoff ne croit pas à une inflation galopante
alors que l’économie mondiale est toujours aussi molle. Selon lui, le réel
danger est de savoir ce qu’il se passera lorsque les taux réels, plutôt que
les taux nominaux, se mettent à augmenter à travers le monde.
« En cas de crise en Chine qui se propage au reste de la région,
cela pourrait forcer l’Asie à rapatrier ses liquidités. Cela pourrait mettre
un terme aux flux mondiaux de l’épargne, ce qui serait extrêmement
perturbateur. Cela pourrait déboucher sur un scénario de panique »
a-t-il déclaré. Nous découvririons alors très vite quelle est la quote-part
des entités financières actives sur le marché obligataire américain de
14,6 trillions de dollars qui ont contracté des emprunts courts pour accorder
des emprunts longs – comme feu Northern Rock.
La séquence des événements à partir de la moitié des années 60 est
fascinante. L’inflation a baissé jusque durant l’année 1964 alors que le
marché de l’emploi se tendait. Elle a baissé jusqu’à 1,1 % en janvier 1965.
La FED fut prise par surprise. En octobre 1966, l’inflation était sortie de
ses fluctuations normales pour soudainement atteindre 3,8 %. Les salaires n’avaient
rien laissé augurer. (…)
Les dirigeants de la FED savent pertinemment bien qu’ils ne peuvent pas
relever significativement les taux sans provoquer un krach boursier et
obligataire : ils sont déjà pris dans ce que la BRI appelle « le
piège de la dette ». Je pense tout de même qu’ils sous-estiment les
effets destructeurs de leurs actions sur le système financier mondial vu
qu’ils restent très influencés par leur modèle basé sur une « économie en
vase clos ». (…)
Bill Gross, le roi des obligations de Janus, pense que le barrage est sur
le point de céder, même s’il peut parfois avoir des déclarations teintées de
catastrophisme. Il observe de près le rendement des obligations américaines
sur 10 ans, la référence mondiale du loyer de l’argent. Si les taux passent
durablement au-dessus de 2,4 %, ce sera la fin du grand marché haussier pour
les actifs à rendement fixe, qui aura tenu pendant 3 décennies. (…)
Sommes-nous arrivés à un point pivot historique ? Chacun se fera son
opinion. Mais nous sommes certainement en train d’entrer dans des eaux très
dangereuses.
Article d’Ambrose Evans-Pritchard, publié le 2 octobre 2017 sur le
site du Telegraph