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Publié initialement dans le Journal
of Political Economy, LXII (1954), 334-43.
Republié dans le recueil Fiscal
and political economy, (1960) Chapel Hill, chapitre 4
L'auteur remercie Marshall Colberg,
Jerome Milliman et Vincent Thursby pour leurs commentaires et suggestions.
Cet article compare les choix
individuels dans le processus politique qu'est le vote et dans le processus
de marché, les deux étant considérés comme des
types idéaux. Une bonne part de l'analyse sera intuitivement
familière à tous ceux qui s'occupent de sciences sociales, car
elle sert de base à une grande partie de la théorie politique
d'une part, de la théorie économique d'autre part. Cependant, peut-être
à cause de la spécialisation des disciplines, les
similarités et les différences entre les deux méthodes
de prise de décision individuelle sont souvent ignorées. Cet
état de choses est illustré par l'analogie prosaïque
"un dollar = un vote", qui n'est, au mieux, que partiellement
appropriée et qui tend à cacher des différences
très importantes.
Il est nécessaire de souligner
les limites de cette analyse. Aucune tentative ne sera faite pour comparer le
choix sur le marché et le choix électoral en termes
d'efficacité relative pour atteindre des buts sociaux précis
ou, pour parler autrement, comme moyens de prendre des décisions sociales.
Beaucoup de comparaisons de cette sorte ont été faites. Dans le
grand débat sur la possibilité d'un calcul socialiste
rationnel, la discussion a concerné en premier lieu la
possibilité de processus de prise de décision politique par
rapport à un critère social d'efficacité
économique. Le problème a été posé, de
manière appropriée, en termes d'efficacité relative des
décisions centralisées et décentralisées. Les
choix collectifs impliquent des choix centralisés, quel que soit le
processus de choix ; de là le marché a été
comparé avec tout le sous-ensemble des processus de choix politiques
depuis la démocratie pure jusqu'à la dictature autoritaire.
Le présent article compare les
choix individuels impliqués dans le système
des prix et dans une forme simple de prise de décision centralisée-
la démocratie pure. L'acte individuel de participation au processus de
choix sera le point de référence. La comparaison n'implique
pas, bien sûr, que ces deux processus seront proposés comme les
deux termes d'une véritable alternative à l'individu,
même sous des formes moins pures. Une compréhension plus
complète du comportement individuel dans chaque processus doit,
toutefois, fournir quelques bases pour décider entre les deux, si et quand
il existe de telles alternatives.
Les distinctions suivantes entre les
choix individuels lors d'élections et sur le marché seront
discutées : (1) le degré de certitude, (2) le degré de
participation sociale, (3) le degré de responsabilité, (4) la
nature des alternatives proposées, (5) le degré de coercition,
et enfin (6) les relations de pouvoir parmi les individus. De façon
assez évidente, ces distinctions sont quelque peu arbitrairement
isolées les unes des autres et, dans un sens large, chacune implique
les autres. Après avoir discuté de ces distinctions,
l'attention sera portée sur leur influence sur la sélection de
l'élection ou du marché comme processus de décision pour
un groupe social.
I
Il sera supposé que chaque
individu devant choisir possède le même degré de
connaissance en ce qui concerne les résultats des décisions
alternatives lors d'élections que celui qu'il possède sur le
marché [1]. Il est essentiel de faire cette
hypothèse à cette étape, pour que la première
distinction importante, celle du degré de certitude entre les choix
individuels lors de votes et ceux sur le marché, soit rendue claire.
Pour le choix sur le marché
l'individu est l'entité qui choisit, aussi bien que l'entité
pour laquelle les choix sont faits. Lors d'un vote, l'individu est une
entité agissant et choisissant, mais c'est la collectivité pour
laquelle les choix sont faits. L'individu sur le marché peut
prédire avec une certitude absolue le résultat direct et
immédiat de son action. L'art de choisir et les conséquences du
choix sont en correspondance bijective [2]. D'un autre
côté, l'électeur, même s'il est totalement
omniscient pour prédire les conséquences de chaque action
collective possible, ne peut jamais prédire avec certitude lequel des
choix proposés seront retenu. Il ne peut jamais prédire le
comportement des autres électeurs lors du vote. La prédiction
des comportements mutuels de cette sorte devient une impossibilité
logique si le choix individuel est considéré comme significatif [3].
Cette incertitude inhérente à laquelle est confronté
l'électeur peut peut-être être classée comme une
véritable incertitude au sens de Knight ; elle n'est pas sujette
à l'application d'un calcul de probabilités.
Cette incertitude doit influencer
à un certain degré le comportement des individus dans leur
choix parmi les différentes alternatives sociales possibles qui lui
sont offertes. Alors que celui qui choisit sur le marché [4],
en supposant qu'il sait ce qu'il veut, prendra toujours la combinaison de
biens et de services qu'il place le plus haut sur son échelle de
préférences, l'électeur ne choisira pas
nécessairement, voire peut-être probablement pas, la
possibilité qu'il trouverait la plus désirable. Le comportement
réel de l'électeur doit être examiné dans le cadre
d'une théorie des choix face à l'incertitude. Comme il est bien
connu, il n'existe pas de théorie du comportement pleinement
acceptable dans ce domaine, et il se trouve certaines personnes qui
étudient ce problème pour nier la possibilité d'un
comportement rationnel dans des conditions incertaines [5].
II
La seconde différence
fondamentale entre les deux processus de choix se trouve dans le degré
de participation à la prise de décision sociale.
Sur le marché, l'individu est confronté à un ensemble de
biens et de services, chacun étant proposé à un prix
donné. Individuellement, l'acheteur, ou le vendeur, considère
les différentes alternatives et la liste des prix qu'il est hors de
son pouvoir de modifier [6]. Il est capable, dès lors, de
s'estimer hors de, ou extérieur à, l'organisation sociale qui
influe sur les alternatives possibles [7]. L'individu tend
à agir comme si toutes les variables sociales
étaient décidées hors de son comportement propre, qui
est, dans ce sens subjectif, non participant et donc non
social [8]. L'influence du comportement réel d'un
individu sur la décision sociale ultime n'a pas d'impact sur un tel
comportement [9].
L'individu lors des élections,
au contraire, reconnaît que son vote permet de déterminer le
choix collectif final ; il est pleinement conscient de sa participation
à une décision sociale. L'acte individuel du choix est donc
social, même au sens purement subjectif.
Le sens de la participation au choix
social peut exercer des effets importants sur le comportement de l'individu.
Il semble probable que l'individu typique agira en accord avec une
échelle de préférence différente s'il se rend
compte qu'il choisit pour le groupe plutôt que simplement pour
lui-même. Il y a deux raisons à cela. Premièrement, son
identification va tendre à s'élargir [10] et
ses "valeurs" influenceront plus probablement l'ordre des
possibilités, alors que pour un choix sur le marché ses
"goûts" détermineront plus probablement sa
décision [11]. Par exemple, l'individu peut mettre un
bulletin dans l'urne pour faire appliquer la prohibition tout en visitant au
même moment son bootlegger, sans avoir l'impression d'agir de
façon incohérente. Même si l'horizon du bien-être
individuel n'est pas modifié par un changement d'un choix sur le
marché vers un choix par vote, ou vice versa, il existe une deuxième
raison, peut-être plus importante, qui conduit à un
réarrangement de l'échelle des préférences et
donc à des différences de comportement. L'ordre des
alternatives de l'individu sur le marché ne suppose aucune action de
la part des autres individus correspondant à sa propre action. Pour un
vote le choix est déterminé d'après un ordonnancement
des situations alternatives dans chacune desquelles la situation de
l'individu est déterminée collectivement pour lui et pour tous les
autres individus du groupe [12]. Voici un exemple de cette
différence : les hommes d'affaires qui offrent un produit dans une
industrie parfaitement compétitive avec une demande inélastique
pourraient voter pour approuver des limitations de production imposées
par le gouvernement, alors que, laissés seuls libres d'agir
indépendamment ils n'auraient aucune raison de restreindre leur
production. Un autre exemple peut être fourni pour illustrer le cas
dans lequel ces effets sur le choix individuel opèrent. Un homme qui
construirait un panneau d'affichage pour faire la publicité de ses
produits dans une économie de marché non régulée
peut voter pour l'interdiction des panneaux d'affichage parce qu'il considère
une telle action comme préférable en termes de bien-être
du groupe et/ou parce que son intérêt sera mieux servi avec
l'imposition d'une telle une action collective.
III
La différence de sentiment
individuel de participation sociale a, néanmoins, son revers, qui peut
être introduit comme une troisième distinction entre les
processus de marché et de vote. Comme le vote implique une action
collective, la responsabilité de prendre une décision sociale
ou collective particulière est nécessairement divisée.
Il semble clair que ceci affecte les intérêts individuels dans
le processus de choix. Comme une décision doit être faite de
toute façon, l'individu isolé n'a pas besoin d'agir du tout ;
il peut s'abstenir de voter quand les autres individus agissent.
La responsabilité des
décisions du marché est uniquement concentrée sur celui
qui choisit ; il ne peut y avoir abstention. Il y a un bénéfice
tangible tout comme un coût impliqués dans chaque
décision de l'acteur sur le marché, alors qu'il n'y a
normalement ni un bénéfice immédiatement
réalisable et certain, ni un coût imputable, dans le cas du
choix de l'électeur [13]. Cette différence tend
à garantir qu'une considération plus précise et
objective des coûts alternatifs se produit dans les esprits lors des
choix individuels du marché. Ce qui ne suggère pas, toutefois,
que la plus grande précision dans la considération des
alternatives par les individus sur le marché implique que les
coûts et les bénéfices pris en compte sont
nécessairement les bons d'un point de vue "social" [14].
Il semble bien possible que dans beaucoup de circonstances placer
"l'intérêt du public" au-dessus des
intérêts personnels ou catégoriels pour les
décisions politiques ne représente rien d'autre que l'impossibilité
des électeurs de considérer totalement les coûts
réels de l'activité à entreprendre. Il est très
difficile de déterminer si un vote "pour" de la part d'un
individu qui ne bénéficie pas d’un projet public signifie
qu'il agit socialement en accord avec un ordonnancement "noble" des
alternatives ou estime son propre intérêt en accord avec une
échelle de préférence "collective", ou si cela
signifie qu'il n'a pas réussi à soupeser correctement les
coûts d'opportunité du projet.
La différence de
responsabilité fournit une base à l'argument du Professeur
Mises selon lequel un individu est "moins corruptible" sur le
marché [15]. Ceci peut être avancé sans
nécessairement contredire l'affirmation que le choix des urnes, s'il
n'est pas corrompu, est effectué en accord avec une échelle de
valeurs mieux comprise et modifiée. Une remarque similaire a
été faite par le Professeur Spengler quand il dit qu'il y a,
dans le vote comparé au marché, "la tendance de l'individu
(particulièrement quand il fait partie d'une grande organisation)
à perdre plus facilement son autonomie politique que son autonomie
économique".
IV
Une quatrième distinction, et
peut-être une des plus importantes, entre le choix individuel dans le
vote et sur le marché réside dans la nature des alternatives
offertes à l'individu dans chaque cas. Le choix implique que les
termes alternatifs sont en conflit mutuel ; autrement, tout serait choisi, ce
qui revient à dire que rien ne serait choisi. C'est dans ce sens que
le processus de vote doit être nettement distingué du
mécanisme du marché.
Les termes d'une alternative d'un choix
sur le marché sont normalement en conflit au sens où la loi des
rendements décroissants s'applique. C'est vrai au niveau de celui qui
choisit et au niveau du groupe social. Si un individu désire plus d'un
bien ou d'un service particulier, le marché demande normalement
seulement qu'il choisisse moins d'un autre bien ou service.
Si tous les individus, au travers de leurs choix sur le marché,
montrent que plus de ressources doivent être mises
à la disposition d'une production d'un bien particulier, le
marché réclame seulement que moins de
ressources soient mises à la disposition d'un autre bien.
Les termes d'une alternative lors d'un
vote sont plus naturellement mutuellement exclusifs, ce qui veut dire que la
sélection d'un terme élimine la sélection de l'autre.
Ceci est vrai, de la même manière au niveau de l'individu qui
choisit et au niveau du système total. L'électeur fait face
à des choix mutuellement exclusifs à cause de
l'indivisibilité de son vote. Les choix du groupe tendent à
être mutuellement exclusifs par la nature des termes de l'alternative,
qui sont régulièrement du type "tout ou rien".
Pour l'individu, le choix sur le
marché revient à allouer une ressource non
spécialisée et très fortement divisible (la
capacité de gagner un revenu) parmi une liste de possibilités.
D'un autre côté, peu de formes d'élections incluent des
moyens qui permettent à l'individu de diviser son vote en plusieurs
parties fractionnaires. L'attribut de rareté n'a jamais
été appliqué au vote ; un vote supplémentaire est
donné à chaque individu à chaque nouvelle
décision collective. Pour rendre le choix sur le marché
similaire au vote de ce point de vue, chaque individu devrait utiliser toutes
ses ressources à chaque période du marché pour un seul
bien ou service. Si seul l'acheteur est pris en compte, cela signifie que
toute la dépense du consommateur se ferait sur un bien. Il semble
clair que ce processus de choix peut affecter la nature des alternatives
proposées. Si l'individu devait dépenser tout son revenu pour
un seul bien, les choix offerts tendraient à être mutuellement
exclusifs et deviendraient sévèrement limités en nombre et
en variété. La plupart des biens et des services normalement
disponibles disparaîtraient du marché.
La plus grande part de la
différence de nature entre les termes présentés lors des
deux choix doit, cependant, être attribuée aux
différences fondamentales entre les objets du choix eux-mêmes.
Beaucoup de choix fait par vote ne peuvent se faire sur le marché
parce qu'ils sont intrinsèquement plus difficiles, introduisant des
considérations qui ne peuvent être prises en compte de
manière effective par un individu choisissant pour lui-même. Le
choix est normalement à faire entre deux ou plusieurs
possibilités, dont seule une peut être choisie, sa
sélection éliminant la sélection des autres. Même
si les résultats du vote étaient basés sur la proportion
du nombre de bulletins pour chaque possibilité, les combinaisons ou
solutions composites du type obtenu sur le marché ne seraient pas
possibles dans la plupart des cas. Au contraire, il est inhérent au
marché de choisir entre un nombre presque infini de combinaisons de
biens et de services, dans chacune desquelles presque tous les biens et
services peuvent être trouvés [17]. Comme
résultat de cette différence, le choix individuel sur le
marché peut être plus souple que dans l'isoloir.
V
De la différence de nature entre
les alternatives s'ensuit directement la cinquième et très
importante distinction entre les processus de choix et de marché pour
l'individu. En oubliant le caractère indivisible de la production
(absent dans le monde de la concurrence pure et parfaite), chaque vote par un
dollar sur le marché a un effet positif pour l'individu [18],
non seulement en lui procurant une unité de bien ou de service, mais
aussi en changeant l'environnement économique. En ce sens, le vote par
un dollar n'est jamais annulé ; l'individu n'est jamais mis en
situation d'être le membre d'une minorité dissidente [19].
Quand un bien ou un service est échangé sur le marché,
l'individu choisit parmi des possibilités existantes ;
à un deuxième niveau, dont il est inconscient, son comportement
tend à diriger les ressources économiques d'une manière
spécifique.
Lors d'un vote, l'individu ne choisit
pas parmi des possibilités existantes mais potentielles,
et, comme signalé plus haut, il n'est jamais sûr que son
bulletin soit compté positivement. Il peut perdre son vote et se
retrouver dans la situation d'avoir voté contre le terme de
l'alternative finalement retenu par le groupe social. Il peut se trouver
forcé d'accepter un résultat contraire à ses
préférences exprimées. Une coercition similaire ne se
produit jamais sur le marché. Certains n’ont soutenu que la
pression d'un groupe vers la conformité sociale "force les gens
mis en minorité à dépenser contre leur
volonté" [20]. S'il est évidemment vrai que
les revenus et les dépenses d'un individu sont conditionnés
pour une grande part par les modèles de son groupe social, la
distinction entre cet effet indirectement coercitif impliqué par la
nécessité sociale du conformisme et la coercition directe et
inévitable des décisions collectives semble être une
distinction extrêmement importante.
Si l'on abandonne l'hypothèse de
divisibilité de la production, quelques modifications de ces
conclusions doivent être faites. Avec l'indivisibilité, le vote
individuel par un dollar peut être annulé à un niveau
secondaire du processus de choix sur le marché. Du côté
des acheteurs, si le vote par dollar du consommateur n'est pas
accompagné par suffisamment d'autres votes pour maintenir la
production d'un bien ou d'un service donné, il peut être
"perdu", et, à ce niveau, l'acheteur est apparemment dans
une situation équivalente à un électeur dont le bulletin
est allé du côté des perdants. Du côté des
vendeurs, s'il n'y a pas assez de votes par dollars pour permettre la
production de biens ou de services comprenant la contribution productive des
individus, alors la tentative de convertir des services productifs en pouvoir
d'achat généralisé sur des bases anciennes peut
être contrariée. Mais dans chaque cas, au stade initial ou
premier du processus de marché, le choix exprimé par l'individu
n'est jamais annulé. L'acheteur n'aurait jamais eu la
possibilité de choisir si le bien n'avait pas existé sur le
marché ; et le vendeur de services productifs n'aurait jamais pu
développer ses talents si une demande pour ces talents n'avait pas
existé. Et comme la correspondance bijective entre l'acte de choisir
et le résultat est la seule condition qui influence directement le
comportement individuel, il ne peut pas y exister de sentiment de perdre
directement son vote sur le marché. Il se peut, bien sûr, que se
produise un sentiment de regret quand le consommateur retourne sur le
marché et que le bien cherché n'est plus disponible ou quand
l'individu n'est plus capable de vendre des services auparavant adapté
à certains emplois. Le consommateur peut aussi regretter que certains
biens désirés n’aient jamais été fournis
par le marché, et le vendeur peut trouver dommage qu'il n'y ait jamais
eu de marché pour ses talents particuliers. Ces sortes de regret ne
s'appliquent pas, cependant, uniquement au marché, mais
également au vote politique. Par conséquent, ceci ne constitue
pas un équivalent sur le marché du bulletin de vote
"perdu". Il est vrai qu'il peut exister des biens et des services
qui ne sont pas à vendre et que l'individu pourrait vouloir acheter,
mais il peut aussi y avoir beaucoup de possibilités potentielles qui
ne sont jamais soumises au vote et qu'un individu pourrait vouloir soutenir.
VI
Chacune des cinq distinctions
précédentes entre le vote et le marché existent
même si les positions de pouvoir relatives des individus sont rendues
équivalentes dans les deux processus, c'est-à-dire quand il y a
égalité absolue dans la distribution des facultés de
gagner un revenu parmi ceux qui choisissent. Toutes ces distinctions tendent
donc à être négligées dans l'analogie simple
"un dollar = un vote", qui concentre son attention uniquement sur
la différence de pouvoir des individus. Le choix sur le marché
est normalement effectué dans des conditions d'inégalité
parmi les individus, alors que le vote tend, au moins idéalement,
à se faire dans des conditions d'égalité.
Le point essentiel à souligner
à ce sujet est que les inégalités présentes lors
des choix sur le marché sont des inégalités de pouvoir
individuel et non de liberté individuelle, si l'on prend soin de
définir liberté et pouvoir de façon à maximiser
l'utilité de ces concepts pour la discussion. Comme l'a
suggéré le Professeur Knight, il semble désirable pour
cette raison de définir la liberté de manière
étroite comme l'absence de coercition et la non liberté comme
l'état d'être privé d'utiliser ses capacités
disponibles pour l'action [21].
VII
Il reste à évaluer les
différences précédentes entre la position de celui qui
choisit par le vote et celui qui choisit sur le marché, en cherchant
à déterminer les mérites relatifs des deux processus
pour le groupe social, quand les deux possibilités existent. Si la
rationalité du comportement individuel est considérée
comme une caractéristique désirable d'un processus de choix [22],
il y aurait plusieurs raisons pour affirmer que le marché doit
être préféré. Le plus grand degré de
certitude semble clairement produire un comportement rationnel ; la
responsabilité unique tend à conduire vers la même
direction. Même si le vote et le marché sont des méthodes
véritablement alternatives pour effectuer des choix dans une situation
donnée (en éliminant par conséquent les
difficultés intrinsèques du vote quand il s'agit de la seule
possibilité), la différence sur la divisibilité des
votes tend à faire du marché un processus plus fin et plus
souple. Le fait que le choix sur le marché tende à introduire
une plus grande rationalité que le vote dans le comportement
individuel ne veut pas dire qu'il produit une plus grande
rationalité sociale [23].
Le marché doit également
être préféré comme processus de choix quand la
liberté individuelle est considérée seule. L'absence de
résultats négatifs des choix individuels et, donc, l'absence de
coercition directe qui demanderait à l'individu d'accepter des termes
non choisis, conduit à un plus grand degré de liberté
sur le marché.
D'un autre côté, le vote
doit peut-être être préféré au marché
quand on s'occupe de la motivation individuelle du choix. Le vote procure aux
individus un plus grand sens de participation aux décisions sociales
et, de cette façon, peut faire sortir le "meilleur" de
l'homme et faire prendre en compte de manière plus grande
"l'intérêt général". Cette
caractéristique du vote a probablement été
négligée par les libéraux et surestimée par les
socialistes. Il faut noter, néanmoins, que même si cela se
révèle une différence importante, le vote ne peut
produire un choix social cohérent ou
"rationnel" que si les hommes peuvent se mettre d'accord sur les
buts sociaux ultimes [25].
C'est dans la structure de pouvoir
entre les individus, préalable au choix, que le marché peut
devenir et souvent devient inacceptable. Le vote politique est
caractérisé par une structure de pouvoir alternative qui peut
être jugée préférable au marché. Et la
sélection de la relation de pouvoir "un contre un" entre les
individus semble conduire au vote plutôt qu'au marché. Si,
toutefois, la structure de pouvoir du marché peut être
modifiée indépendamment du processus de choix, cet avantage
apparent du vote n'existe plus.
Il faut noter que la décision
fondamentale de modifier la structure du pouvoir, comme l'étendue
d'une telle modification, doit clairement se faire dans les urnes. Et
particulièrement dans ce type de décision, il est essentiel que
les individus agissent en accord avec un ordonnancement des valeurs quelque
peu différent de celui motivant le choix individuel sur le marché.
Après qu'une décision de redistribution est faite pour le
groupe, il faut décider ensuite si un choix particulier doit
être effectué par le marché ou par vote. Ce choix du
processus doit également être fait dans les urnes. Pour cette décision,
le marché doit être repoussé seulement si les choix
individuels sur le marché sont considérés par les
électeurs comme conduisant à un état social moins
désirable que celui procuré par un vote.
La sélection du processus de
choix, si la décision de redistribution peut être faite
indépendamment, dépendra pour beaucoup des positions relatives
des divers buts sociaux sur les échelles de valeur des individus
participant au vote. Si la cohérence dans le comportement individuel
et la liberté individuelle sont placés haut comparativement
à d'autres valeurs, le marché aura tendance à être
favorisé. Si, au contraire, le concept assez vague, mais
néanmoins significatif, de "bien-être social" est la
considération principale, le vote pourra être
préféré. Mais, même dans ce cas, si
l'intérêt exprimé par l'individu est jugé
être le meilleur indice du bien-être social, le marché
peut se révéler un processus de choix acceptable (il s'agit
essentiellement de la position des utilitaristes).
La sélection du processus de
choix sera également différente si les électeurs
considèrent ou non que leur propre intérêt soit mieux
servi individuellement ou collectivement. Si l'échelle de
préférence de "l'action collective" permet à
la majorité requise des individus d'atteindre une position mieux
considérée que l'échelle de préférence de
"l'action individuelle", le vote sera choisi sans prendre en compte
l'ordonnancement des buts sociaux. Dans ce cas il peut être irrationnel
pour un individu de choisir le processus du marché, même si son
comportement sur le marché, une fois ce processus retenu par le
groupe, serait plus rationnel qu'il ne l'est dans l'isoloir.
L'électorat choisira les urnes plutôt que le marché dans
les domaines où les actes individuels sur le marché tendent
à produire des résultats qui sont en conflit soit avec ceux
qu'un grand nombre d'électeurs considèrent comme les leurs,
soit avec le bien-être "social" et dans les domaines
où le conflit est assez significatif pour justifier le sacrifice de la
liberté individuelle et de la rationalité individuelle qui sont
toutes les deux en jeu.
Pour autant que le choix sur le
marché doive être effectué dans des conditions de
compétition imparfaite [26] et le vote dans des
conditions inférieures à une démocratie
"pure", l'analyse du comportement individuel dans chaque processus
doit être modifiée de manière appropriée et les
conclusions obtenues auparavant changées de même. Aucune
tentative de cette sorte ne sera faite dans cet article pour étendre
l'analyse à ces cas.
VIII
Une des plus grandes sources de
confusion dans la discussion sur la politique économique vient de
l'incapacité de distinguer avec précaution la sélection
de la structure de pouvoir parmi les individus qui font les choix et la
sélection du mécanisme de choix. Ceci provient de
l'incapacité plus fondamentale de définir la liberté de
telle sorte que la liberté et le pouvoir sur le marché soient
conceptuellement différenciés [27]. Dans de
nombreuses situations réelles la structure de pouvoir du marché
ne peut être modifiée indépendamment ; ce qui signifie
qu'il est impossible de prendre une décision de redistribution de
manière isolée. Il est néanmoins essentiel, pour la
clarté de l'analyse, de faire cette distinction des idées.
La séparation de la structure du
pouvoir et du processus de prise de décision est moins complexe que la
distinction traditionnelle et similaire entre les aspects de
"revenu" et de "ressource" au sein de la politique
économique. Le problème de la sélection de la structure
désirable des relations de pouvoir entre les individus sur le
marché est, bien entendu, équivalente au problème du
revenu, considéré au sens large. La partie "ressource"
de la dichotomie "ressource-revenu" introduit une évaluation
de la politique en termes de critères sociaux d'efficacité
économique, et ces aspects du mécanisme de marché ont
tendance à être mis en avant. La partie "choix" de la
dichotomie "pouvoir-choix" qui a été
développée ici a tendance à faire porter l'attention sur
le comportement d'un individu lorsqu'il fait un choix, et tend à
souligner la plus grande liberté proposée à l'individu,
aussi bien que le plus grand degré de rationalité individuelle,
dans le cas du choix sur le marché.
Notes
[1]. C'est une hypothèse simplificatrice ; il y a des
raisons de croire que l'individu possède une plus grande connaissance
des alternatives sur le marché. Ceci est dû, premièrement
à la plus grande continuité des choix sur le marché et
deuxièmement à la différence du degré de
connaissance requis pour comparer les choix alternatifs dans chaque cas. La
dernière différence a été soulignée par le
Professeur Hayek (F.A. Hayek, "Individualism : True and False", Individualism
and Economic Order, University of Chicago Press, 1948) ; voir aussi
Robert A. Dahl et Charles E. Lindblom, Politics, Economics, and
Welfare (Harper and Bros, 1953, p. 63).
[2]. Cf. Kenneth J. Arrow,
"Alternative Approaches to the Theory of Choice in Risk-taking
Situations," Econometrica, XIX (1951), 405.
[3]. Cf. Frank H. Knight,
"Economic Theory and nationalism", dans The Ethics of
Competition (Allen et Unwin, 1935, p. 340).
[4]. L'astuce qui consiste à considérer des
services productifs comme négativement désirés et de
là associés à des prix négatifs permet d'inclure
les deux activités individuelles d'achat et la vente dans les
"choix sur le marché".
[5]. Voir Arrow, op. cit. pour un excellent
résumé des différentes théories du choix face
à l'incertitude.
[6]. Cf. Ludwig von Mises, Human Action :
A Treatise on Economics (Yale University Press, 1949, p. 312).
[7]. Le fait que le comportement individuel sur le
marché met en jeu des réactions qui ne sont pas reconnues ou
voulues par l'acteur, mais qui contrôle l'utilisation des ressources de
la société, ce fait est souligné dans un contexte
quelque peu différent par Dahl et Lindblom (op. cit. pp.
99-102). Ils s'occupent du "contrôle spontané"
exercé par les individus de cette manière. Le
"contrôle" en ce sens, cependant, n'est pas différent
de celui imposé par un environnement naturel ou un autre ensemble de
forces extérieures sur l'individu (voir plus bas, section V).
[8]. Pour une définition de l'action sociale, voir Max
Weber, The Theory of Social and Economic Organization,
(traduction de A.M. Henderson et Talcott Parsons, Oxford University Press p.
88).
[9]. Certains ont avancé comme un mérite du
système des prix le fait qu'il mette l'individu dans une position
où il doit adapter son comportement aux forces anonymes du
marché sans ressentir en même temps qu'il puisse modifier ces
forces. Sur ce point de vue, voir Hayek, op. cit. p. 24. Le
comportement du marché peut, bien sûr, devenir
"social" si l'individu se rend compte des répercussions
secondaires de son action. Des cas exceptionnels de cette prise de conscience
peuvent se présenter même dans une économie parfaitement
compétitive, par exemple sous la forme d'une "grève des
consommateurs".
[10]. Dahl et Lindblom, op. cit.
p. 422
[11]. Cf. Kenneth J. Arrow, Social
Choice and Individual Values (John Wiley and Sons, 1951, p. 82)
[12]. Cf. William J. Baumol,
Welfare Economics and Theory of the State (Harvard University Press, 1952, p.
15). Trygve Haavelmo, "The Notion of Involuntary Economic
Decisions," Econometrica, XVII (1950), 3, 8.
[13]. Sur ce point, voir Alfred
C. Neal, "The ‘Planning Approach' in Public Economy,"
Quarterly Journal of Economics, LIV (1940), 251.
[14]. Dans les cas où des effets de
spill-over sont importants, les coûts pris en compte par les individus
sur le marché excluront clairement certains éléments
importants de coûts sociaux (positifs ou négatifs) qui doivent
être pris en compte pour une décision sociale (vor Dahl et
Lindblom, op. cit. p. 419)
[15]. Ludwig von Mises, Socialism,
(Yale University Press, 1951, p. 21)
[16]. J.J. Spengler,
"Generalists versus Specialists in Social Science: An Economists's
view," American Science Review, XLIV (1950), 378.
[17]. Le marché est donc le seul
système de représentation proportionelle qui porrait
vraisemblablement marcher (cf. Clarence Philbrook, "Capitalism and the
Rule of Love," Southern Economic Journal, XIX, 466)
[18]. Une décision de vendre des
services productifs pourrait être considérée comme un
vote pour un pouvoir d'achat généralisé (i.e. les
dollars), et donc véritablement efficace si la vente a lieu.
[19]. Pour une excellente discussion
résumant cet aspect, voir von Mises, Human Action: A Treatrise
on Economics, p. 271.
[20]. Dahl et Lindblom, op. cit.
p. 424. Une
position similaire est prise par Howard Bowen (voir son Toward Social
Economy, Rinehart and Co., 1948, p. 44).
[21]. Voir Frank H. Knight,
"The Meaning of Freedom," dans The Philosophy of American
Democracy, ed. Charles M. Perry (University of Chicago Press, 1943, p.
64) ; "Conflict of Values: Freedom and Justice," dans Goals
of Economic Life, ed. Dudley
Ward (Harper and Bros, 1953, pp.207-206). Pour des vues voir Michael Polanyi, The
Logic of Liberty (University of Chicago Press, 1951, p. 159 [traduit
en français sous le titre "La Logique de la liberté"
aux PUF dans la collection Libre échange, NdT] ) ; E.F. Carritt, Morals
and Politics (Oxford University Press, 1953, p. 195).
[22]. La rationalité du comportement
individuel est définie de la manière habituelle, qui est que
l'individu peut classer les différents termes des alternatives, et
qu'un tel classement est transitif.
[23]. C'est sur cette base que Dahl et
Lindblom semblent rejeter l'argument selon lequel le choix sur le
marché est plus rationel (op. cit. chapitre XV). Ils le font
parce qu'ils s'occupent de la rationalité au sens social,
définie comme l'action qui maximise la réussite de certains
buts sociaux postulés. Si la rationalité est définie
purement en termes de comportement individuel, leur argument semble soutenir
celui du présent article, bien qu’ils semblent explicitement
nier cet aspect.
[24]. Cf. Arrow, Social
Choice and Individual Values.
[25]. S'ils ne peuvent se mettre d'accord,
l'irrationalité possible du choix collectif peut être une chose
désirable plutôt qu'indésirable, car la
rationalité ne peut être imposée qu'au prix de la
coercition de la minorité (voir "Social choice, Democracy, and
Free Markets, Buchanan, repris dans Fiscal and political economy,
(1960) Chapel Hill, chapitre 3).
[26]. Les imperfections incluent, bien
sûr, la présence de facteurs monétaires et structurels
qui peuvent conduire au chômage.
[27]. Ceci constitue l'une des plus grandes
faiblesses du travail, par ailleurs excellent, de Dahl et Lindblom sur la
comparaison du vote et du marché (op. cit. pp. 414-427)
Traduction : Hervé de Quengo
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