DE COLONIA (Etats fédérés de Micronésie)
Bienvenue au “pays de la monnaie de pierre”, où les rues sont bordées de centaines de pièces de monnaie géantes, mesurant jusqu’à 3 mètres de diamètre. On en trouve le long de la route, contre les maisons ou dans les bosquets. Bon nombre d’entre elles sont centenaires et valent des milliers de dollars.
On fait plus pratique que des pièces de 1 tonne, mais la monnaie de pierre est un des pivots de la vie économique et culturelle de Yap, un archipel situé à 7 000 kilomètres de Hawaii. Les plus grandes pièces sont rarement déplacées : elles changent de propriétaire selon le principe du virement bancaire électronique. Les rai permettent d’acheter des terres, de régler des services ou de payer un dédommagement en cas de méfait ou de négligence. Même les pierres tombées en mer gardent leur valeur monétaire.
Les rai sont plus que de l’argent. Ces roues de pierre incarnent les coutumes yapaises et contribuent à entretenir les traditions des îles. “Elles symbolisent nos vies et notre identité”, explique Andrew Ruepong, chef suprême de l’archipel. Yap est le plus traditionnel des quatre Etats fédérés de Micronésie, un ancien territoire américain. Cette société isolée de 11 000 âmes a laissé la mondialisation à ses portes, perpétuant des coutumes comme celle qui impose aux femmes de circuler seins nus les jours de fête. Il y règne un système de castes rigide dans lequel les moins chanceux sont quasiment réduits en esclavage à la naissance.
Voilà des centaines d’années, les habitants de Yap ont commencé à fabriquer de grandes roues en aragonite sur l’archipel de Palau, à 400 miles de là, pour les utiliser comme monnaie d’échange. Pourquoi ont-ils choisi cette pierre, on l’ignore, mais on sait qu’elle n’existait pas à Yap. Les premiers artisans utilisaient des outils en coquillage pour tailler la roche et creuser un trou au centre des disques, afin de les déplacer plus facilement. Le voyage à Palau était difficile et dangereux. Le retour était plus périlleux encore, car les pierres étaient transportées en canoë. Si un homme mourait en rapportant un rai, la valeur de ce dernier augmentait. Aujourd’hui, les rai, les coquillages et les colliers ont beau être utilisés comme espèces, le dollar américain constitue la principale monnaie d’échange de l’archipel. Les femmes ne peuvent posséder de rai. Au XIXe siècle, un marin américain ayant fait naufrage à Yap commença à transporter la monnaie de pierre dans une goélette en échange de coprah. L’économie locale en fut transformée : pour la première fois, nombre de familles pouvaient détenir des rai. Les pierres transportées par David O’Keefe sont beaucoup plus grandes que les premiers rai, mais elles ont moins de valeur car leur transport exigeait moins d’efforts. Selon l’expression locale consacrée, “personne n’a pleuré pour elles”. La dernière pièce fabriquée a été taillée en 1931 par un Yapais chassé de l’archipel pour acheter son retour au sein du clan. Comme des milliers d’autres, ce rai a été détruit par les Japonais, qui ont occupé l’archipel de 1914 à 1945. Ignorant la valeur de ces pierres aux yeux de la population locale, ils s’en sont servis pour construire des routes, des pistes et des bunkers pour se protéger des attaques américaines. Certains rai ont été détruits par les bombardements américains pendant la Seconde Guerre mondiale.
En 1929, les Japonais recensaient 13 281 rai. Vers 1965, il n’en restait que 6 600. On ignore leur nombre actuel, mais il a encore diminué. Autrefois, une pierre pouvait acheter la neutralité d’un clan, payer l’assassinat d’un rival ou assurer la grâce d’un soldat capturé. Robert Ruecho, le gouverneur de Yap, a récemment troqué l’un de ses plus anciens rai contre des terres agricoles. “C’est une parcelle qui vaut facilement 20 000 dollars”, précise-t-il. Dernièrement, un Yapais en état d’ivresse ayant provoqué une rixe a dû dédommager le village avec une pierre de sa famille. La coutume veut que coquillages, colliers et pierres soient utilisés dans des circonstances précises, mais les propriétaires de rai peuvent choisir de les garder indéfiniment ou s’en servir pour de gros achats. Les transactions se font selon le principe de la vente d’actions. Le propriétaire ne remet rien physiquement, mais l’échange est clairement enregistré : la nouvelle est colportée de bouche à oreille. La Banque de Hawaii accordait jadis aux îliens des prêts en dollars garantis par leurs pierres, mais elle n’a plus aujourd’hui d’agence à Yap.
La Banque des Etats fédérés de Micronésie, restée sur l’île, ne pratique pas ce type de transaction. Trop compliqué de fixer un taux de change international, estime son directeur, Cyril Pong Chugrad.