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Connexion permanente, servitude volontaire

L'OEIL DU PHILOSOPHE. Notre addiction au numérique n'est pas une fatalité mais un choix. Pour le comprendre, il faut relire La Boétie et son « Discours de la servitude volontaire ».

Fabien Clairefond pour « Les Echos ».
Fabien Clairefond pour « Les Echos ».

Par Roger-Pol Droit

Publié le 14 sept. 2018 à 09:00

Depuis la rentrée scolaire, les portables ne sont plus admis en classe. Cette mesure indique combien l'addiction aux écrans, croissante chez les adultes, est devenue maximale chez les adolescents. Personne n'oublie les bienfaits du numérique, mais chacun commence à constater l'étendue de ses inconvénients. Des éléments fondateurs de la liberté des individus se trouvent désormais plus ou moins gravement atteints : capacités d'attention et de réflexion autonome, confidentialité de la vie privée, autonomie des choix dans les registres politiques, idéologiques, spirituels. C'est pourquoi s'installe le sentiment diffus d'une menace, d'un risque de manipulation de nos existences. Mais nous avons encore peu d'outils pour y voir clair.

Montaigne n'avait pas de smartphone, ses amis non plus. Pourtant, sans rien connaître de nos réseaux ni de nos serveurs, Etienne de la Boétie (1530-1563), l'homme le plus cher au coeur de Montaigne, a rédigé un essai capable d'éclairer nos addictions, en parlant du monde où nous sommes. Car sa réflexion ne porte pas sur les machines, mais sur le pouvoir, la domination et le désir − où se joue sans doute l'essentiel. C'est pourquoi cette vieille analyse demeure pertinente pour aborder la dictature des écrans.

Le « Discours de la servitude volontaire » est l'oeuvre d'un génie précoce. La Boétie, qui mourra à 33 ans, n'en a pas vingt quand il le conçoit. Des fragments du texte sont publiés, en latin, une dizaine d'années après sa mort. La version intégrale, en français, s'imprime en 1576. Depuis, ce diamant noir de la philosophie politique n'a cessé de perturber.

Simple à formuler, sa question centrale est difficile : comment un homme seul peut-il commander à tous ? Entre le dictateur et ses sujets, entre le maître et ses esclaves, il y a toujours disproportion : eux sont foules, lui est seul. Numériquement, le rapport de forces n'est jamais en faveur du despote. Pour qu'il se fasse obéir, pour qu'en sa faveur les impôts soient levés, les ordres exécutés, les guerres menées, une participation des dominés à leur domination est indispensable. Pour que s'installe durablement la servitude, il est indispensable que les esclaves participent à leur propre écrasement. Ils doivent acquiescer à leur asservissement, y collaborer, le renforcer de jour en jour.

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A partir de là, deux lectures de La Boétie s'opposent toujours. L'une optimiste, politiquement révolutionnaire, conclut que la prise de conscience suffit pour qu'un jour la domination soit renversée. Vous contribuez activement à vous faire écraser, exploiter, humilier ? Eh bien, maintenant que vous le savez et le voyez clairement, vous pouvez cesser ! Vous pouvez ne plus vous laisser terrifier, et recouvrer votre liberté. Au bout de la désobéissance, l'émancipation !

L'autre manière de comprendre La Boétie est contre-intuitive, presque choquante, mais plus subtile et sans doute plus éclairante. Elle suppose que la servitude n'est pas seulement imposée d'en haut, mais aussi désirée d'en bas, appelée de leurs voeux par ceux-là mêmes qui la subissent. Etre dominé, dirigé, encadré, manipulé… voilà ce que veulent, secrètement, la grande majorité des humains. Si les despotes sont nombreux et florissants, si, de siècle en siècle, ils renaissent de leurs cendres, c'est en fin de compte que la grande masse des gens préfère, et de loin, la soumission à la liberté, l'embrigadement à l'autonomie, le conditionnement à la responsabilité.

Tout ceci peut s'appliquer, avec une frappante exactitude, à notre situation actuelle. Soit on admet que les internautes vont pouvoir reconquérir leur autonomie dès qu'ils découvrent combien ils participent à leur propre dépendance. Alors, ils limiteront d'eux-mêmes leur temps de connexion, protégeront l'accès à leurs données, s'emploieront de plus en plus à désintriquer leur existence intime et celle des machines.

Ou bien on se dit qu'ils désirent cette servitude, qu'ils ne sont pas mécontents, mais au contraire satisfaits, d'être délestés de leur vie privée, contrôlés de tous côtés, dirigés de part en part. Cette branche de l'alternative augure bien de la prospérité des Gafa et de leurs semblables, mais ne présage pas que les libertés s'accroissent, ni même simplement se maintiennent.

La Boétie ne donne pas les clefs de l'avenir, mais il a le mérite de clarifier les possibilités.

Roger-Pol Droit est philosophe et écrivain.

Roger-Pol Droit

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