Montréal, 13 septembre 2003  /  No 128  
 
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Pierre Desrochers enseigne au Département de géographie de l'Université de Toronto.
 
LE MARCHÉ LIBRE 
  
COMMENT L’ÉCONOMIE DE MARCHÉ A FAVORISÉ L’EXPANSION DES FORÊTS
 
par Pierre Desrochers
  
 
          Un événement d'importance pour l'industrie forestière internationale, le Congrès forestier mondial, se tiendra à Québec du 21 au 28 septembre prochain. Durant cette semaine, les médias nous abreuveront inévitablement de scénarios apocalyptiques sur l'avenir des forêts dans le monde.  
  
          Ainsi, l'entrefilet qui annonce la tenue de l'événement dans l'édition de cette semaine du journal Les Affaires rapporte que la forêt « s'amenuise sous l'effet combiné de l'augmentation de la population et de la déforestation au rythme de 0,5% par année ». Plusieurs activistes et commentateurs ont la certitude que les forêts du globe sont aujourd'hui victimes d'un « massacre à la tronçonneuse » sans précédent. L'astrophysicien Hubert Reeves déclarait par exemple il y a quelques mois que « la moitié de la forêt de la planète a été détruite, et la destruction de l'autre moitié se poursuit à une vitesse accélérée ». 
 
Une réalité moins dramatique 

          Les arbres ont certes toujours été abondamment sollicités par les humains pour se chauffer, se loger, construire d'innombrables objets et, plus récemment, fabriquer du papier et des produits cartonnés. On observe des périodes de déforestation intensive à plusieurs reprises dans l'histoire de l'humanité, notamment en Grèce antique et dans l'Angleterre de la fin du Moyen-Âge. 
  
          Le propos des spécialistes de la question est cependant beaucoup moins dramatique. Selon l'Organisation des Nations-Unies pour le développement et l'agriculture, l'humanité n'aurait éliminé qu'environ 20% du couvert forestier de la planète depuis le début de l'agriculture. De plus, ce couvert forestier serait passé de 30,04% de la surface terrestre en 1950 à 30,89% en 1994. Bien que cet organisme ait depuis publié un estimé un peu plus pessimiste à partir d'une nouvelle définition du concept de forêt (de 29,5% à 28,8% entre 1990 et 2000), la reforestation est une réalité indéniable dans près d'une soixantaine de pays. 
  
          Le phénomène est surtout observable dans les forêts tempérées et boréales des économies avancées qui représentent environ 50% du couvert forestier mondial. Certains pays sous-développés, tels que l'Inde et la Chine, ont cependant mis en branle des programmes de reboisement de très grande ampleur et connaissent eux aussi une croissance importante de leur couvert forestier. Il est vrai que l'on observe des situations problématiques dans certaines forêts tropicales, mais elles n'auraient pas, dans l'ensemble, l'ampleur que l'on croit généralement. Les taux de déforestation tropicale seraient ainsi à la baisse dans une proportion d'environ 10% depuis une décennie. 
  
          Comment peut-on réconcilier ces données avec le fait que les êtres humains sont de plus en plus nombreux et consomment de plus en plus de ressources? Pour dire les choses simplement, loin de n'être que des pilleurs de ressources, les êtres humains sont, dans un contexte d'économie de marché, de remarquables créateurs de ressources. Plus concrètement, le développement économique et l'innovation technique ont mené à une renaissance des forêts parce qu'ils ont favorisé des gains de productivité et le développement de produits substituts. 
  
Les gains de productivité  
  
          Un Américain moyen ne consomme aujourd'hui que la moitié du volume de bois consommé par son ancêtre en 1900. L'une des clés de cette réussite est la mise au point de nombreuses innovations dans la transformation du bois qui ont mené à une utilisation toujours plus efficiente de la matière première. Par exemple, les améliorations des techniques de sciage ont permis dans certains cas d'augmenter le ratio bois de charpente / bois rond de 33% en 1970 à 42% en 1993. 
  
          Les plantations forestières ont également permis de réduire de façon importante la pression sur le reste du couvert forestier. Par exemple, au Brésil, près de 60% du bois destiné à l'industrie provient de lignicultures sur d'anciennes terres défrichées dans le sud-est du pays – et donc hors du bassin amazonien – qui représentent moins de 1,2% de la superficie des forêts du pays. À l'échelle mondiale, on estime que les plantations représentent environ 5% du couvert forestier et 35% de la production du bois consommé. 
  

     « Un Américain moyen ne consomme aujourd'hui que la moitié du volume de bois consommé par son ancêtre en 1900. L'une des clefs de cette réussite est la mise au point de nombreuses innovations dans la transformation du bois qui ont mené à une utilisation toujours plus efficiente de la matière première. »
 
          Les gains de productivité dans le secteur agricole ont également favorisé l'expansion des forêts. Par exemple, en 1940 les agriculteurs américains produisaient 56 millions de tonnes métriques de maïs en utilisant 31 millions d'hectares. En 2000, la production de maïs avait presque quintuplé (252 millions de tonnes métriques) tandis que la surface cultivée à cette fin avait diminué de 6,5% à 29 millions d'hectares. Une portion de ces terres a été reboisée. 
  
          Selon le chercheur Jesse Ausubel de la Rockefeller University, si les gains de productivité moyens dans la production céréalière se maintiennent à 1,8% par an à l'échelle du globe au cours des prochaines décennies, les neuf milliards d'êtres humains qui peupleront la terre au milieu de notre siècle seront mieux nourris que la population actuelle (plus de six milliards d'individus) tout en requérant 200 millions d'hectares de terres agricoles de moins. 
  
          De plus, si les gains de productivité atteignent l'objectif réaliste de 2% par an, c'est plus de 400 millions d'hectares qui pourraient être libérés, une réduction d'environ 25% de la surface agricole mondiale actuelle. Si tel est le cas, et en supposant que la moitié de ces surfaces redeviennent des forêts, le couvert forestier pourrait s'accroître d'une superficie comparable à trois fois le Texas ou quatre fois l'Espagne au cours du prochain siècle. 
  
Le développement des sous-produits  
  
          L'utilisation des sous-produits du bois (ou produits conjoints) issus du sciage tels que les copeaux, les sciures et les rabotures est aussi ancienne que l'abattage des arbres, que ce soit comme combustible ou comme matière première dont on extrait de l'alcool de bois ou d'autres substances. Le développement des sous-produits du bois s'est poursuivi de façon importante depuis quelques années, notamment par la mise au point de nouveaux produits agglomérés. En 1970, ces matériaux, qui étaient pour l'essentiel limité au contre-plaqué, ne représentaient que 19% des produits solides du bois. En 1993, la part de ces produits aux États-Unis avait grimpé à 28% grâce notamment au développement des panneaux de particules et des panneaux de particules orientées structuraux. 
  
          Non seulement les déchets sont-ils pratiquement éliminés dans la phase de production de ces produits (90% du bois étant incorporé directement et 10% étant utilisé comme source d'énergie), mais leur utilisation permet de réduire la quantité de bois requise pour répondre à un besoin donné. Par exemple, l'utilisation de madriers d'aggloméré, plutôt que de madriers fabriqués à partir d'une pièce, réduit la quantité de bois requise de 25% pour obtenir le même résultat. Compte tenu de l'efficacité actuelle des scieries américaines, le développement des matériaux composites depuis quelques décennies aurait épargné 23 millions de mètres cubes de bois tout en favorisant l'utilisation de 9 millions de mètres cubes de sous-produits. 
  
Le développement des produits substituts  
  
          Si les gains de productivité et le développement de ressources à partir des rebuts du bois expliquent en partie la reforestation des économies avancées, ils ne doivent pas pour autant occulter l'importance du développement de produits substituts dans d'autres domaines. Par exemple, les métaux, les plastiques et le ciment ont remplacé le bois comme matériau de construction, tandis que le charbon, l'huile, le gaz naturel et l'hydroélectricité ont remplacé le bois comme source d'énergie. 
  
          Si certaines de ces innovations ne sont pas sans causer de nouveaux problèmes, elles sont néanmoins bénéfiques dans l'ensemble. Par exemple, au début du siècle, le développement des automobiles et des tracteurs a rendu inutiles un nombre considérable d'animaux de trait dont l'alimentation requérait des superficies importantes, notamment 25% des superficies agricoles aux États-Unis en 1910. Ces terres sont en majeure partie redevenues des forêts depuis cette période. 
  
          Il est également indéniable que l'utilisation croissante d'hydrocarbures dans les économies sous-développées sera positive car elle permettra de réduire considérablement la collecte de « bois de feu » qui représente 79% de la consommation de bois en Asie, 57% en Amérique du Sud et 90% en Afrique. 
  
Le marché et le développement durable 
  
          Le cas des produits forestiers et de la reforestation illustre de façon convaincante que la recherche du profit et l'innovation technique sont bénéfiques pour l'environnement. Selon Jesse Ausubel, dans la mesure où les gains de productivité en agriculture et dans la production et la transformation du bois sont maintenus et se diffusent sur l'ensemble de la planète, et dans la mesure également où la croissance des économies sous-développées se poursuit et permet à leur population d'adopter des sources d'énergie autres que le bois, la demande mondiale de bois dans le seconde moitié du prochain siècle pourrait être satisfaite avec seulement 5% du couvert forestier total, ce qui assurerait par le fait même la préservation de la biodiversité. 
  
          Contrairement à ce que laissent entendre les militants écologistes, le développement durable, c'est-à-dire un développement qui répond aux besoins actuels sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs, a toujours été une caractéristique intrinsèque des économies de marché. S'il est vrai que certaines situations particulières demeurent problématiques du point de vue de l'environnement dans plusieurs régions du globe, elles résultent presque toujours d'une absence ou d'une insuffisance de développement économique et/ou de problèmes politiques. Dans ce contexte, une société qui refuse le progrès et la croissance économique sous prétexte de préserver le « capital naturel » ne rend aucunement service à sa progéniture et nuit à l'amélioration de la qualité de notre environnement. 
  
 
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