Inégalités : pourquoi la dépense sociale ne suffit pas
ANALYSE. La France est la championne du monde des dépenses sociales. Leur niveau très élevé vient d'une préférence collective pour l'égalité, mais aussi d'inégalités très fortes en amont. C'est ici qu'il faut agir.
La France dépense-t-elle beaucoup d'argent pour le social ? Sans nul doute. En la matière, elle est championne du monde , devant la Finlande et la Belgique. Elle affecte près du tiers de ses ressources aux dépenses sociales (31,5 % du PIB en 2016, selon l'OCDE) contre le quart pour l'Allemagne et le cinquième dans la moyenne des pays avancés. Dans « Les Echos », il n'est pas d'usage de parler de «pognon de dingue», comme l'a fait récemment le président de la République. Mais assurément, 700 milliards d'euros, ça fait beaucoup d'argent.
Cette dépense très élevée ne relève pas du hasard ou de l'inconscience. Elle est le fruit d'une préférence collective pour l'égalité. Une préférence ancienne, déjà relevée par Alexis de Tocqueville il y a près de deux siècles : « Chacun a remarqué que, de notre temps, et spécialement en France, cette passion de l'égalité prenait chaque jour une place plus grande dans le coeur humain. » Quand la République s'est choisi une devise, elle a placé l'égalité juste après la liberté. Dans le monde, seuls deux autres pays ont choisi de mettre le mot « Egalité » dans leur devise - Djibouti et Haïti, d'anciennes colonies françaises.
La France pays peu inégal
Avec ces centaines de milliards qui mêlent assurance et solidarité, la France est l'un des pays avancés les moins inégaux. Elle compte, par exemple, 13,6 % de pauvres (personnes ayant un revenu inférieur à 60 % du revenu médian après transferts sociaux). En Europe, seuls les pays nordiques, les Pays-Bas et la République tchèque en comptent moins. Même l'économiste Thomas Piketty concède qu'en France «l'explosion des inégalités a été moins massive qu'aux Etats-Unis». Au cours des dernières décennies, elle a été aussi moins forte que dans la majorité des pays avancés.
De grands économistes ont soutenu que la lutte contre les inégalités freinait la croissance. Dans les années 1950, Nicholas Kaldor expliquait que l'enrichissement des plus riches favorisait l'épargne (quand on gagne beaucoup d'argent, il est plus facile d'en mettre de côté), et donc l'investissement. Vingt ans plus tard, Arthur Okun soutenait qu'il y avait inévitablement un arbitrage entre équité et efficacité.
Des chercheurs ont toutefois battu en brèche ces théories avec des travaux empiriques. En 2014, trois économistes réputés du FMI, Jonathan Ostry, Andrew Berg et Charalambos Tsangarides , ont montré avec des calculs portant sur plusieurs dizaines de pays qu'«une moindre inégalité nette [après redistribution] est solidement corrélée avec et plus durable». La préférence française pour l'égalité ne serait donc pas un boulet.
Effets pervers à tous les étages
Sauf que… le trio du FMI montre qu'il y a une limite à cette règle. Quand la redistribution devient très forte, elle finit par freiner la croissance. Ils mesurent cette force en comparant la répartition des revenus bruts avec celle des revenus nets, après impôts et prestations sociales, ces deux répartitions étant évaluées par le coefficient de Gini (0 indique l'égalité parfaite, 100 l'inégalité absolue). «Une redistribution semble commencer à avoir un effet négatif direct quand elle excède environ 13 points de Gini», estiment les auteurs. Or la France est l'un des rares pays où la redistribution dépasse les 13 points, tournant autour des 20 points.
Le problème de la France, ce n'est pas sa préférence pour l'égalité. C'est que cette préférence est très éloignée de la réalité du marché : une répartition très inégalitaire des revenus bruts, avant redistribution. Davantage par exemple qu'aux Etats-Unis ! Pour combler l'écart, les pouvoirs publics lèvent des impôts et des cotisations sociales massifs qui ont des effets pervers à tous les étages (pertes en ligne, travail au noir, coûts salariaux élevés pesant sur l'emploi, etc.). Patrick Artus , l'économiste en chef de la banque Natixis, parle d'une «dynamique perverse».
L'objectif des réformes en France : inverser la dynamique perverse qui part des inégalités de revenu avant redistributionhttps://t.co/7dYTQ4JRdK pic.twitter.com/d2pVwxS6Re
— Patrick Artus (@PatrickArtus) 3 mai 2018
La raison principale des inégalités très fortes dans la répartition « primaire » des revenus est simple : c'est le taux d'emploi . Les Français ne sont pas assez nombreux à travailler. Le chômage reste élevé. Il y a trop de jeunes et de seniors sur le carreau. Seulement 65 % des 15-64 ans ont un emploi contre une moyenne de 68 % dans l'Union européenne, de 71 % aux Etats-Unis, de 76 % au Japon et de 77 % en Suède.
Inégalités d'accès
Les remèdes sont beaucoup plus compliqués. Education, formation, fiscalité, dialogue social, retraites, fluidité de l'emploi… A vrai dire, Emmanuel Macron a lancé nombre de chantiers en la matière. Son gouvernement a dédoublé les classes de CP dans les quartiers défavorisés. Il a fait passer des ordonnances sur le travail. Il a impulsé la réforme de l'apprentissage et de la formation professionnelle. Etc.
Mais, comme le soulignent Philippe Aghion, Philippe Martin et Jean Pisani-Ferry, trois économistes qui avaient ardemment soutenu Macron dans sa campagne présidentielle, dans une note révélée par le quotidien « Le Monde » , «le thème de la lutte contre les inégalités d'accès, qui était constitutif de l'identité politique du candidat, est occulté par celui de l'impact ex ante des politiques fiscales et sociales sur les inégalités monétaires».
Il est possible de réduire à la fois les inégalités et les dépenses sociales, à condition d'agir très fort en amont. Une comparaison donne une piste : la France est « en même temps » le pays avancé qui dépense le plus pour le social et le moins pour son école primaire . C'est loin d'être seulement un problème de moyens. Il y a derrière des questions d'organisation et de culture . Ici se jouera le rêve français de l'égalité.
Jean-Marc Vittori