L'"égalité des chances"*

par Hans-Hermann Hoppe

C'est certainement lorsqu'on choisit la troisième approche redistributive que l'on atteint le plus haut degré de politisation active. Son objectif, de plus en plus influent dans la social-démocratie, est d'atteindre l'égalité des chances. L'idée est de créer, par des mesures redistributives, une situation dans laquelle les chances pour chacun d'atteindre n'importe quelle situation sociale au cours de sa vie seraient "égales" tout à fait comme dans une loterie où chaque billet a la même chance de gagner ou de perdre et, en plus de cela, d'avoir un mécanisme correcteur qui aide à rectifier les situations de "malchance imméritée" (quelque sens qu'on puisse donner à cela) qui pourraient se produire au cours de ce processus aléatoire continuel. Prise littéralement, bien sûr, l'idée est absurde: il n'existe aucun moyen d'"égaliser les chances" entre quelqu'un qui vit dans les Alpes et quelqu'un qui vit au bord de la mer. En plus de cela, il semble bien clair que l'idée d'un mécanisme compensateur est tout simplement incompatible avec celle d'une loterie. Pourtant, c'est précisément ce degré élevé de confusion et de vague qui contribue à rendre populaire le concept. Ce qu'est une "chance", ce qui rend les chances différentes ou égales, moins bonnes ou meilleures, quelle compensation il faut et sous quelle forme pour "égaliser les chances" dont on avoue qu'elles ne peuvent pas l'être physiquement (comme dans le cas des Alpes et du bord de la mer), ce qu'est une "malchance imméritée" et ce qui la rectifierait, toutes ces questions sont parfaitement arbitraires. Elles dépendent d'évaluations subjectives, aussi changeantes que possible et nous avons alors (si on prend au sérieux le concept d'"égalité des chances") un inépuisable trésor de prétextes pour exiger une redistribution, pour toutes sortes de raisons et pour toutes sortes de personnes. C'est notamment le cas parce qu'"égaliser les chances" permet de réclamer des différences de revenu monétaire ou de richesse privée. Untel et Tartempion peuvent bien avoir le même revenu ou la même fortune, mais Untel peut être noir, ou une femme, ou avoir mauvaise vue, ou habiter le Texas, ou avoir dix enfants, ou n'avoir pas de mari, ou avoir plus de 65 ans, alors que Tartempion peut n'être rien de tout cela mais quelque chose d'autre, et par conséquent Untel pourrait bien affirmer que ses chances d'arriver à quelque chose (n'importe quoi) dans la vie sont différentes de celles de Tartempion, et qu'il a "droit" à une compensation conséquente, de manière à ce que leurs revenus monétaires, auparavant les mêmes, soient désormais différents. Quant à Tartempion, naturellement, il n'a qu'à inverser l'évaluation des "chances" que cela implique pour avoir exactement la même exigence dans l'autre sens. La conséquence est qu'un degré inouï de politisation s'ensuivra. Tout est désormais permis, et les producteurs comme les non-producteurs, les premiers dans un but défensif et les seconds dans un but d'agression, seront conduits à dépenser de plus en plus de temps à évoquer, réfuter ou combattre des exigences de redistribution. Et bien entendu, cette activité n'est pas seulement improductive comme le sont les loisirs mais, en contraste avec eux, elle implique de consacrer du temps à troubler la libre disposition des biens produits comme à entraver la production de nouvelles richesses.

Cependant, l'idée d' "égaliser les chances" ne fait pas que stimuler la politisation (au-delà du niveau généralement impliqué par les autres formes de socialisme). C'est peut-être un des traits les plus intéressants du nouveau socialisme social-démocrate si on le compare à sa forme marxiste plus traditionnelle, qu'elle imprime à cette politisation un caractère nouveau et différent. Toute politique de distribution doit avoir une clientèle pour la promouvoir et la défendre. Normalement, quoiqu'il n'en soit pas exclusivement ainsi, elle est faite de ceux qui en profitent le plus. Ainsi, dans un système d'égalisation des revenus et des patrimoines, comme dans celui d'une politique de revenu minimum, ce sont principalement les pauvres qui soutiennent la politisation de la vie sociale. Comme ils se trouvent en moyenne faire partie de ceux dont les capacités intellectuelles et notamment verbales sont relativement faibles, cela conduit à une vie politique qui manque singulièrement de raffinement intellectuel, pour rester modéré (1). En gros, la vie politique tend à être parfaitement ennuyeuse, stupide et atterrante, au jugement même d'un nombre considérable des pauvres eux-mêmes. A l'inverse, si on adopte l'idée d'"égaliser les chances", les différences de revenu monétaire et de patrimoine deviennent licites et même assez accentuées, pourvu qu'on puisse les justifier par quelque "déséquilibre" dans la structure des chances, que les inégalités susmentionnées seraient là pour compenser. Dans cette arène politique-là, les riches eux aussi peuvent prendre leur part. En fait, comme ils sont en général ceux qui parlent le mieux, et comme imposer sa définition de ce qu'est une chance bonne ou mauvaise est largement une question d'aptitude à la rhétorique, c'est précisément le genre de jeu pour lequel ils sont les mieux placés. Ainsi, les riches deviennent-ils le principal élément de la politisation. Ce seront de plus en plus des hommes issus de leurs rangs qui accéderont au sommet de l'appareil socialiste et changeront en conséquence l'aspect et le discours de la vie politique sous le socialisme. Elle deviendra de plus en plus intellectualisée, changeant ses moyens de séduction pour attirer de nouveaux types d'adhérents...

L'exemple le plus instructif, pourrait être fourni par la République Fédérale d'Allemagne. Entre 1949 et 1966 elle avait un gouvernement libéral-conservateur qui faisait preuve d'un attachement remarquable aux principes d'une économie de marché, même s'il y avait dès le départ une dose considérable de protectionnisme socialiste-conservateur et si cet élément devait croître avec le temps. En tous cas, de toutes les grandes nations européennes pendant cette période, la République Fédérale fut certainement le pays le plus capitaliste.

Le résultat fut qu'elle devint la société la plus prospère d'Europe, avec des taux de croissance qui surpassaient ceux de tous ses voisins. Jusqu'en 1961, des millions de réfugiés allemands, et ensuite des millions de travailleurs étrangers venus des pays d'Europe du sud s'intégrèrent dans son économie en croissance, alors que le chômage comme l'inflation y étaient presque inconnus. Puis, après une brève période de transition, de 1969 à 1982 (presque une durée égale) une coalition des socialistes et des "libéraux" prit le pouvoir, dirigée par les sociaux-démocrates. Elle augmenta considérablement les impôts et les "cotisations" de "sécurité sociale", augmenta le nombre des fonctionnaires et la masse d'argent public allant aux programmes sociaux existants, en créa de nouveaux, et accrut substantiellement les dépenses pour toutes sortes de prétendus "services collectifs", soi-disant pour "égaliser les chances" et "accroître globalement la qualité de la vie". Par le biais d'une politique keynésienne de déficit budgétaire et d'inflation non anticipée, on put retarder pendant quelques années les effets d'un accroissement des prestations "sociales" minimum garanties aux non-producteurs aux dépens des producteurs plus lourdement taxés. Le slogan de politique économique du Chancelier Helmut Schmidt était à l'époque: "plutôt 5% d'inflation que 5% de chômage". Ces effets ne devaient pourtant en être que plus spectaculaires puisque l'inflation de crédit non anticipée avait créé et prolongé un sur- ou plutôt un mal-investissement typique de ce genre de politique. En conséquence, il n'y eut pas seulement beaucoup plus que 5% d'inflation: le chômage augmenta constamment jusqu'à atteindre 10%. La croissance du PNB se ralentit de plus en plus jusqu'à ce qu'il décline en termes absolus pendant les dernières années de la période. A la place d'une économie en expansion, on vit baisser le nombre absolu des personnes employées. On exerça des pressions croissantes sur les travailleurs étrangers pour leur faire quitter le pays et renforça constamment les barrières contre l'immigration. Pendant tout ce temps, l'économie souterraine croissait constamment en importance.

Il ne s'agit cependant ici que des effets "économiques" au sens étroit. Il y en eut d'autres, de nature différente, et dont l'importance est en fait plus durable. Avec la nouvelle coalition socialiste-"libérale" l'idée d'"égaliser les chances" fut mise sur le devant de la scène. Et comme nous l'avons prédit à partir de l'analyse théorique, ce fut en particulier la diffusion officielle du slogan "Mehr Demokratie wagen" ("Oser plus de démocratie", au début l'un des slogans les plus populaires de l'ère Willy Brandt) qui conduisit à un degré de politisation jusqu'alors inconnu. On avançait toutes sortes de réclamations au nom de l'"égalité des chances" et il n'y eut guère de domaine de l'existence, de l'enfance jusqu'au troisième âge, des loisirs aux conditions de travail, qui ne fût examiné avec ferveur pour découvrir quelles différences il recelait pour différentes personnes en ce qui concerne les "chances" définies comme pertinentes. Inutile de dire que des "chances" et des "inégalités" de cette sorte, on en découvrait constamment; en conséquence, le domaine de la politique s'étendait presque tous les jours. "Tout est politique", entendait-on dire de plus en plus souvent. Pour rester à la hauteur de ces changements, il fallut aussi que les partis politiques changeassent à leur tour. Le parti social-démocrate en particulier, traditionnellement parti d'ouvriers, dut mettre au point une nouvelle image. Comme l'idée d'"égaliser les chances" se développait, il devint de plus en plus, comme on aurait pu le prévoir, le parti de l'intelligentsia (du verbe), des sociologues et des enseignants. Et comme pour prouver qu'un processus de politisation sera principalement animé par ceux qui sont le mieux à même de profiter de ses distributions, et que la tâche d'"égaliser les chances" est essentiellement affaire d'arbitraire et de langue bien pendue, ce "nouveau" parti s'attacha principalement à mobiliser les diverses forces politiques mises en branle autour du projet d'"égaliser les chances" en matière d'éducation. En particulier, ils "égalisèrent" les chances d'aller au lycée puis à l'université, non seulement en offrant les services en question sans les faire payer mais en distribuant littéralement de l'argent aux étudiants pour qu'ils y aillent. Cela n'augmenta pas seulement la demande d'éducateurs, d'enseignants et de sociologues, qu'il fallut naturellement payer par l'impôt. De manière assez paradoxale pour un parti socialiste qui prétendait qu'"égaliser les chances à l'école" impliquerait un transfert de ressources des riches vers les pauvres, cela revient aussi à une subvention payée aux plus intelligents aux dépens des moins intelligents, forcés de payer l'impôt. Et, dans la mesure où il y a plus de gens intelligents dans les classes moyennes et supérieures que chez les autres, il s'agit d'un transfert forcé des pauvres vers les riches. Mené par un nombre croissant d'"enseignants" payés par l'impôt et tenant sous leur coupe un nombre croissant d'étudiants, ce processus de politisation eut l'effet qu'on pouvait prédire: on assista à un changement dans la mentalité des gens. De plus en plus, on considéra qu'il était parfaitement normal de satisfaire toutes sortes de besoins par des moyens politiques, et d'invoquer de prétendus "droits" sur d'autres personnes supposées mieux loties et sur leur propriété. Pour toute une génération élevée pendant cette période, il devint de moins en moins naturel de songer à améliorer son sort par l'effort productif et par l'engagement contractuel. Ainsi, quand la crise économique provoquée par cette politique distributive fut bel et bien là, les gens étaient plus mal équipés que jamais pour la surmonter, parce qu'au cours de la même période, cette politique avait précisément affaibli les compétences et les talents dont on avait alors le plus besoin. Ce qui est instructif c'est que lorsque le gouvernement social-démocrate fut chassé en 1982, principalement parce que ses résultats économiques étaient évidemment lamentables, l'opinion prévalait encore qu'on devait résoudre la crise non en éliminant ses causes, à savoir le gonflement des prestations minimum en faveur des non-producteurs vivant sur le dos des autres, mais par une autre mesure redistributive: en égalisant par le force le nombre d'heures de travail disponible entre les personnes employées et les chômeurs. Conformément à cet état d'esprit, le nouveau gouvernement conservateur ne fit pas non plus davantage que ralentir la croissance des impositions.


* Extrait de: Theory of Capitalism and Socialism par Hans-Hermann Hoppe Ludwig von Mises Institute. François Guillaumat.

(1) Une autre conséquence possible - et peut-être plus probable - du fait que, comme le disait Reiser : "les pauvres sont des cons", serait que les pauvres en question se feront constamment gruger, de sorte que le seul égalitarisme des résultats soit suffisant pour qu'on se retrouve avec une structure redistributive qui vole les pauvres au profit de beaucoup plus riches qu'eux. Il est en effet parfaitement possible que la redistribution politique vole les pauvres comme au coin d'un bois alors qu'ils croient en profiter : rien n'est plus facile que d'énumérer des politiques qui volent les pauvres au profit des riches alors que les politiciens prétendent - et que l'opinion croit dur comme fer - que c'est l'inverse. Outre la pseudo-gratuité de l'enseignement supérieur, c'est aussi le cas de la retraite par répartition, du salaire minimum, du protectionnisme agricole, du logement dit "social", des subventions aux transports en commun... Pour des exemples américains, cf. David Friedman : "Robin des Bois est un vendu" dans Vers une société sans Etat. Paris, les Belles Lettres, 1991.

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