Publicité
Chronique

L'Ukraine et la question du territoire

Par Roger-Pol Droit

Publié le 18 avr. 2014 à 01:01

Depuis la fin de la guerre froide, aucune crise ne fut aussi grave que celle ouverte en Ukraine. A ce jour, personne n'est en mesure de prévoir valablement son évolution et ses répercussions. D'autant qu'une multitude de facteurs s'entrecroisent : volonté russe de restaurer l'empire, faiblesse américaine, atermoiements européens, conflits internes, historiques, sociaux et culturels, enjeux économiques nationaux et internationaux. Laissons les experts s'affronter au sujet du poids respectif de ces éléments dans l'éclatement visible de l'Etat ukrainien. Que cet Etat déchiré parvienne finalement à maintenir sa souveraineté, qu'il s'anéantisse tout à fait, ou encore qu'en se fédéralisant, comme le préconise à Genève la diplomatie russe, qu'il dépérisse en fait sans disparaître en droit, ce conflit aura remis en pleine lumière une question presque oubliée : le territoire.

La politique est affaire de territoire. Exercer le contrôle - militaire, policier, juridique - sur un lieu délimité demeure la définition la plus élémentaire du pouvoir. L'espace largement pacifié de Schengen, la libre circulation des individus et des biens ont écarté ce point crucial de notre horizon. La distinction même entre « terre », « terrain » et « territoire » ne nous semble plus immédiatement claire. Elle nous est soudain rappelée, avec une violence crue, par les événements en cours.

Hier, la place Maïdan à Kiev, les casernes de Mariapol, à présent, illustrent en apparence des processus opposés, où l'emportent, là, les pro-européens et, ici, les pro-russes. Malgré tout, il s'agit chaque fois de tenir un lieu, de prendre le contrôle d'une place - centre symbolique, bâtiment stratégique, périmètre névralgique. Ce n'est pas simplement d'un morceau de terre qu'il s'agit. Le terrain n'est qu'un fragment délimité d'espace terrestre. Le territoire est tout autre chose : la conjonction de cet espace défini avec une juridiction qui y exerce son autorité. La question du territoire est toujours : « Ici, qui commande ? Qui légifère, garantit l'ordre public ? Et à quel titre, au nom de quoi ? »

Sans doute est-ce la question politique la plus archaïque qui soit. Archaïque ne signifie nullement périmé ou obsolète mais, comme le suggère le terme « archè » en grec, qui est lié au principe et à l'autorité. Les Athéniens avaient forgé, pour résoudre cet insoluble dilemme, le mythe de l'autochtonie : nous sommes établis légitimement sur ce territoire, il est nôtre parce que... c'est de cette terre même que notre peuple est sorti ! Selon ce mythe, dont témoignent notamment Hérodote et Aristophane, les Athéniens, nés de la terre, seraient chez eux par nature (1). L'ordre politique est alors supposé s'ancrer dans un ordre naturel.

Publicité

En un sens, la philosophie politique consiste en une multitude de variations autour de cette question. A défaut d'être supposé autochtone, celui qui contrôle le territoire peut se targuer d'en être le « premier occupant ». Ses droits furent longtemps au centre des analyses juridiques, depuis Cicéron jusqu'à Barbeyrac et Locke. De manière radicale, Rousseau finit par proclamer que « la terre n'est à personne », bouleversant à sa manière la question du territoire. L'interrogation n'a pas fini pour autant de resurgir, comme en témoigne l'imbroglio meurtrier des « nationalités » dans les empires modernes, austro-hongrois ou russe.

Constat simplissime : l'espace de la géographie physique, celui de la terre et des terrains, ne coïncide pas avec celui de la géographie humaine, celui des cultures et des langues, qui est distinct à son tour de la carte géopolitique. Des Balkans à l'Ukraine, les écarts et ajustements entre ces espaces sont source de tensions récurrentes et de guerres à répétition. Telle est la réalité que rappelle crûment l'actualité. Or l'Europe semble ne plus la comprendre. Sa propre histoire, faite de guerres surmontées et d'Etats estompés, trouble sa vision. Ce n'est pas de bon augure.

Roger-Pol Droit

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres

Nos Vidéos

xx0urmq-O.jpg

SNCF : la concurrence peut-elle faire baisser les prix des billets de train ?

xqk50pr-O.jpg

Crise de l’immobilier, climat : la maison individuelle a-t-elle encore un avenir ?

x0xfrvz-O.jpg

Autoroutes : pourquoi le prix des péages augmente ? (et ce n’est pas près de s’arrêter)

Publicité