Les Français pas fainéants mais un peu quand même
Peu de Français sont au travail et ils y passent moins de temps que les autres. La faute à une succession de règles qui ont nourri un sentiment de démotivation. Et à une organisation désuète des entreprises.
Par Eric Le Boucher (éditorialiste aux « Echos »)
Peu de Français sont au travail, ceux qui y sont ne font pas beaucoup d'heures et la qualité de leur travail n'est pas bonne : les Français ne sont peut-être pas des fainéants, mais le moins que l'on puisse dire est qu'ils sont devenus anti-travail. Trente ans de chômage les ont découragés en profondeur et bien rares sont ceux qui considèrent encore que le travail est possible pour tous. Beaucoup s'arrangent avec le généreux système social pour en faire le moins possible. Une majorité est démotivée. Pour redonner envie à tous de s'impliquer à nouveau dans cette activité sociale centrale, pour que cesse le sentiment répandu que « la vraie vie est ailleurs », pour saisir la corde et y monter, comme y invite le président de la République, il est nécessaire de réformer le Code du travail, il est indispensable de donner à chacun une compétence par l'éducation et la formation professionnelle, mais ce ne sera pas suffisant. La France doit retrouver la culture du travail.
Cette préoccupante désaffection est le résultat d'une succession de politiques du travail depuis trente ans, totalement incohérentes et toujours ruineuses. France Stratégie résumait les zigzags (*) : « Au début des années 1990, le choix est fait d'encourager l'emploi à temps partiel par des allégements ciblés de cotisations sociales. Puis, au début des années 2000, on privilégie la réduction de la durée légale de travail à temps plein, de 39 heures à 35 heures , couplée avec des allégements de cotisations sociales patronales sur les bas salaires. [...] Entre 2007 et 2012, des exonérations sociales et fiscales sur les heures supplémentaires sont ensuite mises en oeuvre, cette fois pour allonger la durée du travail et augmenter les rémunérations. » Sans compter, ajoute l'excellent think tank public (que, je le dis au passage, Matignon devrait cesser de vouloir censurer par peur enfantine de son ombre), les quantités de « dispositifs » inventés pour « aménager le temps de travail, forfait en jours, annualisation de son décompte, modification du contingent d'heures supplémentaires, etc. ».
Bilan : les salariés français font moins d'heures annuelles que tous les concurrents. Selon un document interne d'une grande entreprise française qui classe ses différentes usines mondiales, la France est tout au fond de la classe, comme le gros fainéant : 1.500 à 1.600 heures annuelles, contre 1.750 en Italie et en Belgique, près de 1.800 en Allemagne, plus de 1.800 en Grande-Bretagne, 1.900 aux Etats-Unis, puis 2.000 en Corée du Sud, 2.100 au Chili, 2.300 au Mexique. L'autre critère qui va dans le même sens est le taux d'activité (le pourcentage de Français qui travaillent ou attendent un travail). Il est de seulement 64,2 % en France, contre 65,5 % en moyenne dans la zone euro, 77,7 % en Allemagne. Outre-Rhin, le taux d'activité des femmes a crû de 5 points en dix ans, aujourd'hui, qui le sait ? Plus de femmes sont au travail en Allemagne qu'en France, une révolution.
Enfin, troisième critère : la durée de vie au travail. Le nombre d'années au bureau, à l'usine, à la boutique, est de 35 années en France, contre 35,4 en moyenne dans la zone euro, 38,1 en Allemagne, 38,8 au Royaume-Uni. Ce chiffre-là résulte d'une éviction voulue des seniors du marché du travail, engagée par les préretraites sous Raymond Barre pour réduire les statistiques de chômeurs. Derrière les allers-retours et les promesses en tout sens, la vérité est que la seule politique constante des gouvernements depuis la crise pétrolière de 1973 a été à visée uniquement statistique en utilisant, avec systématisme, tous les moyens du découragement.
Jean Pisani-Ferry écrivait dans son rapport sur le Grand Plan d'investissement : « Pour le niveau de formation initiale, comme pour les compétences des adultes au travail, la France se situe loin derrière la Pologne. » C'est l'autre scandale du travail : l'Education nationale forme tellement mal la plupart des Français qu'ils ne peuvent évidemment pas trouver une quelconque « réalisation dans leur travail ». L'inadéquation s'ajoute au découragement.
Privilégier le temps de travail choisi
In fine, les entreprises ne font pas grand-chose en dehors de gadgets pour motiver leurs salariés. Elles sont en grande majorité prises dans les habitudes d'un management à l'américaine, la complexité des processus et, surtout, elles sont paralysées comme des lapins dans les phares de la finance. La remotivation dépendra d'abord d'elles sur le terrain, pour revisiter le taylorisme, introduire des souplesses, individualiser les horaires ou le télétravail, bref, repenser complètement les organisations. « En Suède, 60 % des salariés ont la possibilité d'avoir accès à des horaires décalés. [...] L'Allemagne songe à introduire un temps de travail choisi pour offrir aux salariés une plus grande liberté de temps mais aussi de lieu de travail », note France Stratégie, qui souligne l'urgence d'améliorer « la qualité des emplois ». Le renforcement de la concurrence mondiale (les géants chinois), la numérisation, l'obsolescence accélérée des métiers font de l'innovation le facteur déterminant de la réussite. Cela suppose de ne plus réserver aux seuls cadres dirigeants le goût de l'implication au travail.
Avec la souplesse du Code du travail et la sécurité de la formation, Emmanuel Macron a pris le bon chemin; puisse-t-il rompre avec les zigzags. Mais changer les mentalités antitravail prendra beaucoup de temps, à tous les étages de la société. Le débat sur la robotisation et la pseudo-« fin du travail » montre que le doute reste profondément ancré sur la possibilité d'arriver à vaincre le chômage et à convaincre que le travail est le secret philosophique de la bonne vie.