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Chronique

Quand la France inventait les impôts de la modernité

Impôt sur la consommation, l'énergie, le capital : il y a soixante ans, la France imaginait la fiscalité du XXI e siècle. Seule la taxe conçue par un fonctionnaire a vu le jour. Et les firmes françaises restent trop imposées.

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Par Jean-Marc Vittori

Publié le 15 avr. 2014 à 01:01

Trop d'impôts sur la production ! Une fiscalité qui décourage l'investissement et l'efficacité ! Le débat fait rage... dans la France des années 1950. Comment libérer les entreprises de l'invraisemblable corset fiscal qui les enserre, composé de dizaines d'impôts souvent stupides ? Réfléchissant à cette question, trois hommes font chacun une proposition essentielle, trois hommes qui incarnent chacun à leur manière l'excellence française. Le premier est un haut fonctionnaire brillant qui dirigera ensuite la Société Générale pendant quinze ans. Le deuxième fonda L'Oréal, devenu aujourd'hui un géant mondial, et la source de la plus grande fortune française. Le troisième est le seul Français à avoir été distingué par le prix Nobel d'économie. La bonne nouvelle, c'est qu'une de leurs propositions a été mise en oeuvre : la TVA, votée par le Parlement il y a exactement soixante ans. La mauvaise, c'est que les deux autres propositions n'ont pas percé.

Commençons par le vainqueur : Maurice Lauré. Après-guerre, ce jeune polytechnicien entre au cabinet du ministre de l'Economie et des Finances. Il participe à la création de la Direction générale des impôts, dont il devient directeur adjoint. Sa réflexion commence en préparant une intervention sur le thème « Fiscalité et productivité », pour un séminaire organisé par Raoul Nordling, le consul de Suède (celui-là même qui empêcha les Allemands de faire exploser Paris en 1944, campé par André Dussolier dans le récent film « Diplomatie »). Il se demande comment faire pour que l'argent destiné à investir ne soit pas matraqué par l'impôt. Il forge ainsi, tout seul dans son coin, un système où l'entreprise paie un impôt sur ses achats et encaisse un impôt sur ses ventes, reversant la différence au percepteur. Pour lui donner de la crédibilité, il en fait une thèse d'économie. Le jury lui reproche de ne pas l'avoir accompagnée de références - « mais où diable serais-je allé prendre une bibliographie pour appuyer des raisonnements de ma propre invention ? » se demande Lauré. Qui sait faire preuve d'intelligence tactique : il parle de « taxe sur la valeur ajoutée » et non d'un « impôt sur la consommation ». Simple, efficace, la TVA est aujourd'hui le premier impôt français, qui récoltera cette année 140 milliards d'euros malgré les niches bâties au fil des décennies. C'est aussi un succès mondial, exporté dans plus de 130 pays. Si les héritiers de Lauré touchaient aujourd'hui de minimes royalties, comme 0,01 % de ce que rapporte la TVA dans le monde entier, ils toucheraient près de 200 millions d'euros par an !

Le deuxième homme est un entrepreneur : Eugène Schueller, dont la fille est la richissime Liliane Bettencourt. Lui aussi rêve de simplifier la fiscalité sur les entreprises. En 1952, il publie « L'impôt sur l'énergie » aux éditions du Rond-Point (que dirigea quelques années plus tôt un certain François Mitterrand). Son idée est encore plus simple que celle de Lauré : il faut taxer l'énergie dans un monde « où l'énergie est le bien le plus précieux ». Cette taxe remplaçant toutes les autres, la France deviendrait « sans feuille d'impôt » (une feuille devenue trop lourde, comme l'a souligné le Premier ministre Manuel Valls). « L'énergie serait ainsi économisée.» Eugène Schueller s'efforce de vendre son idée aux quatre coins du pays. Il en débat parfois avec Maurice Lauré qui se moque gentiment. Après un débat à Limoges où le patron avait vanté des routes fréquentées seulement par des 2 CV, le fonctionnaire part à pied vers la gare et croise « M. Schueller qui montait dans une sorte de Rolls »...

Le troisième homme est un économiste : Maurice Allais. Dans un livre publié en 1946, il propose un impôt sur le capital de 2 % par an. Trois ans plus tard, il découvre le projet conçu en 1874 par le chocolatier Emile-Justin Menier (qui fit construire la superbe chocolaterie de Noisiel où est implanté aujourd'hui le siège de Nestlé France). Ce chef d'entreprise prônait une taxe frappant le capital fixe (et donc ni les actions ni les obligations, visées par la première mouture d'Allais). Comme la taxe sur l'énergie, la taxe sur le capital a pour double objet de lever de l'argent pour l'Etat et d'inciter à employer plus efficacement une ressource rare.

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Imaginons une seconde que la France des années 1950 ait adopté non pas une proposition, mais les trois. Impôt sur la consommation, l'énergie, le capital : le pays aurait aujourd'hui une fiscalité moderne, adaptée aux défis du XXIe siècle. Ses entreprises mèneraient depuis des décennies une stratégie fondée sur un usage efficace du capital et de l'énergie, leur donnant un avantage compétitif majeur. Ses habitants auraient construit moins de passoires thermiques (maisons mal isolées) au bout du monde... Mais voilà. Si Lauré était un haut fonctionnaire au coeur du système, qui a su déployer des trésors de ruse pour faire passer son idée dans une administration rétive à tout changement, ce n'était le cas ni de Schueller ni d'Allais. Le premier n'était « qu'un chef d'entreprise » un peu allumé, dont le livre mêle intuitions pénétrantes et théories fumeuses, et qui avait financé plus tôt un nauséabond mouvement d'extrême-droite, la Cagoule. Le second n'était « qu'un universitaire », brillant mais intransigeant comme le sont aujourd'hui encore certains professeurs, avançant au rythme académique - son livre « L'Impôt sur le capital » sera publié deux décennies plus tard. Dans soixante ans, les Français débattront sans doute encore du meilleur moyen de desserrer l'étau fiscal sur les entreprises.

Jean-Marc Vittori

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