|
Entretien avec Philippe Fabry
Philippe Fabry est
historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a
enseigné à l’Université Toulouse 1 Capitole.
Féru d’histoire romaine, il est aussi passionné par la
doctrine libérale, politique comme économique, et
spécialement par les travaux de l’École autrichienne. Ce
qui rend son livre unique, c’est qu’il croise
précisément les données de diverses disciplines :
l’histoire, le droit, la philosophie politique et
l’économie.
Au IIe siècle avant
Jésus-Christ, le grec Polybe essayait de répondre à la
grande énigme historique de l’époque : comment Rome
s’était-elle si vite rendue maîtresse de l’univers ? En 1776, l’œuvre monumentale
d’Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de
l’Empire romain, retraçait l’histoire romaine depuis
Trajan jusqu’à l’effondrement de l’empire. Pourtant,
estime Philippe Fabry, le problème était mal posé par
Gibbon. Car, comment savoir pourquoi l’Empire s’est
effondré si l’on n’a pas au préalable
déterminé comment il est apparu ? Or, quelques années
auparavant, en 1734, dans ses Considérations sur les causes de la
grandeur des Romains et de leur décadence, Montesquieu avait
développé une thèse originale et unifiée pour
expliquer l’ascension et la chute de la puissance romaine : la
liberté gagnée sous la République puis perdue sous
l’Empire.
À la suite de Montesquieu, Philippe Fabry démontre que Rome a
connu une trajectoire qui va du libéralisme au socialisme. La République romaine, qui
fut la plus grande puissance
libérale du monde antique, a duré
de 510 avant J.-C. à 23 avant J.-C., soit près de 500
ans. En comparaison, les États-Unis d'Amérique n'existent que
depuis 1776, soit moins de 250 ans. Mais progressivement, la
collégialité civique qui caractérisait la
République romaine va disparaître au profit d’un pouvoir
personnel incarné par des empereurs qui vont adopter le style de
gouvernement des potentats orientaux de l'Égypte et de la Perse
antique. « De manière générale, lorsqu’on
dit qu’un empereur était très apprécié du
peuple, il faut comprendre qu’il ouvrit les robinets de la
dépense publique. Et de manière générale, taxes
et dépenses ne devaient cesser d’augmenter dans la Rome
impériale, à quoi s’ajouterait aussi l’inflation
monétaire ».
La
thèse du livre de Philippe Fabry est que «
la chute de l’Empire romain est la conséquence de l’impasse
dans laquelle le socialisme impérial avait conduit le monde antique
». Au-delà de son
intérêt pour qui aime l’Histoire, cet essai original est
également l’occasion d’entamer une réflexion sur le
monde contemporain et sur l’évolution politique, économique
et sociale des États-Unis, qui semblent suivre la voie de la Rome
antique.
DT : Je voudrais commencer cet entretien avec
Montesquieu dont vous revendiquez le parrainage, en quelque sorte, au
début de votre livre. La thèse de Montesquieu est
qu’à partir du moment où s’étend la
domination romaine, se perd la liberté et s’introduit la
décadence. Pour lui tout vient du fait que Rome perd les valeurs qui
ont fait sa force et qui découlent de la vertu civique. Peut-on dire
que Montesquieu avait tout compris, avant tout le monde ? Quelles sont
les limites de son approche ?
PF : Concernant Montesquieu, la
première chose frappante dans ses Considérations est
qu’il avait compris des choses que peu d’auteurs comprenaient
– au sens fort du terme, c’est-à-dire en faisaient un
pilier de leur analyse – à savoir que le bateau ne va pas plus
vite que le vent qui le pousse, c’est-à-dire que les
individualités fortes qui apparaissent, et qui jalonnent
spécialement l’histoire romaine, sont avant tout les signes de
tendances profondes. C’est en ayant cette idée à
l’esprit qu’il s’est attaché à
l’histoire de Rome en se demandant pourquoi elle a évolué
comme elle l’a fait, quels ressorts peuvent bouleverser le
caractère d’un peuple. En réfléchissant ainsi, il
a vu (pouvait-on ne pas le voir ?) que le système politique et
économique changeait, entre le début de la République et
la chute de l’Empire, du tout au tout. Les premiers Romains
étaient obsédés par l’idée de défendre
leur liberté (le respect des institutions garantissant la
liberté, le dévouement dans la défense de ces
institutions en cas de menaces extérieures, voilà comment se
définit la « vertu civique »), qu’ils ont
fini par abandonner dans l’Empire.
Sur
l’intuition, Montesquieu a pour ainsi dire tout bon.
C’est
sur le détail et la tenue du raisonnement explicatif que l’on
peut se montrer critique.
Ainsi,
Montesquieu a tendance à revenir un peu à l’idée
du « grand homme » quand il explique que les grandes
guerres extérieures ont donné trop de pouvoir aux
généraux qui ont déséquilibré les
institutions. Bien sûr, il ne trahit pas son idée de
départ, puisque ces individus demeurent le produit d’un
mouvement de fond, mais l’intérêt de l’analyse est
limité par les lacunes de Montesquieu sur la réalité
antique. Lacunes dont on ne peut certes le blâmer, puisque on les a
comblées depuis avec une puissante archéologie scientifique qui
n’existait pas à son époque ; de ce point de vue
Montesquieu est à l’histoire romaine ce qu’Aristarque fut
à l’héliocentrisme : il avait l’intuition et
raisonnait bien, mais il lui manquait les instruments de mesure efficaces
pour étayer ses raisonnements ! Ainsi Montesquieu croit-il encore que
Rome, dans sa « jeunesse » n’avait que le pillage
de ses voisins pour s’enrichir, alors que l’on sait
aujourd’hui que la ville avait une agriculture et un artisanat
florissants, et qu’elle commerçait beaucoup avec ses voisins. De
même, sur le plan économique, il manque encore à
Montesquieu un bagage intellectuel qui ne devait apparaître
qu’une quinzaine d’années après la première
édition des Considérations, avec la physiocratie. Or, le
rôle des bouleversements économiques sur la mutation politique
est essentiel : si Montesquieu avait eu les notions et les informations dont
on dispose aujourd’hui, il aurait remarqué que les grandes
conquêtes du IIIe-IIe siècle n’ont pas seulement
donné un grand rôle aux généraux, ce qui est
plutôt secondaire, mais que surtout, avec l’afflux massif
d’esclaves et de terres et ses conséquences sur l’offre,
la demande, et donc les prix, et par là les coûts de production,
se sont produits d’énormes transferts de richesse qui ont eu un
effet très important sur le tissu socio-économique romain, et
par suite sur le système politique, par le classique schéma
marxiste infrastructure/superstructure (oui, en Histoire Marx a
inventé des outils intellectuels de grande valeur).
Montesquieu
a donc fait un travail d’analyse très riche, limité
principalement par le manque d’informations et d’outils propres
à son époque. En science, c’est le rôle des
successeurs que de reprendre les intuitions intéressantes de leurs
aînés avec les nouveaux instruments à leur disposition et
de se demander si cela donne des résultats valables. Le drame de Montesquieu
est d’avoir été éclipsé par Gibbon qui
était peut-être un historien plus appliqué dans le
détail mais certainement moins trapu pour ce qui est de
l’analyse historique, la réflexion sur les causes et les
conséquences, la théorisation des
« couches » de l’Histoire. Gibbon a repris
l’idée de « décadence de la vertu
civique » de Montesquieu mais sans bien la comprendre : la
meilleure preuve de cela est qu’il commence son histoire par le
règne de Trajan, qu’il estime être l’âge
d’or de Rome, alors que pour Montesquieu à ce moment la vertu
civique avait déjà complètement disparu, avec
l’avènement de l’Empire. Hélas, les historiens ont
une sorte de préférence instinctive pour les gros livres
détaillés au détriment des livres courts mais riches
intellectuellement. Ils ont donc réfléchi au problème
tel que posé par Gibbon, et non par Montesquieu.
DT :
Benjamin Constant distinguait deux formes de liberté : la
liberté des anciens (collective) et la liberté des modernes
(individuelle). Et vous dites qu'en fait, ces deux libertés ont
existé dans le monde antique. Mais qu'est ce qui permet d'affirmer que
la notion d'individu existait vraiment à Rome avant l'apparition du
christianisme auquel on la rattache traditionnellement ?
PF :
Benjamin Constant, ainsi que d’autres auteurs comme
Frédéric Bastiat, avaient une image assez faussée de la
Rome primitive et de son rapport au droit et à la
propriété. Il faut dire que leur science de Rome était
celle d’avant Mommsen et l’école allemande, or notre
connaissance de la Rome primitive a énormément progressé
depuis.
Je
ne dis pas que la notion d’individu des Romains était exactement
la même qu’après le christianisme, mais l’essentiel
de la notion juridique d’individu, elle, est là. Bien sûr
l’individu romain, c’est avant tout le citoyen, et la notion peut
être encore vue comme collective en cela que sous l’idée
de citoyen se rassemblent son épouse, ses enfants, ses esclaves qui
n’ont pas d’autonomie juridique. Mais la notion est bien
individuelle en ce que le citoyen est une personne individuelle, et que les
autres ne sont rattachés qu’à son droit, mais ne sont pas
vus comme étant la même personne. Autrement dit, ce qu’a
réellement apporté le christianisme ce n’est pas la
notion d’individu, c’est la notion d’égalité
entre les individus, qui fait que dans notre société moderne
chaque personne humaine a la citoyenneté en propre, que nul
n’appartient à un autre, comme esclave ou conjoint, que nul ne
tire son droit d’un autre : si vous êtes étranger
marié à un Français et que vous êtes accusé
de délit, ce n’est pas en tant qu’époux d’un
Français que vous aurez droit à une défense, avec un
avocat, mais en tant que personne humaine. L’apport du
christianisme est là, pas dans l’existence de droits
attachés à une individualité, mais à sa
généralisation sans condition autre que l’appartenance au
genre humain.
DT :
A Rome, la liberté et les droits n'étaient-ils pas l'apanage
d'une petite minorité ?
PF : Non, en ce sens que tout homme libre majeur et dont le père
– celui dont il tirait sa citoyenneté par naissance –
était mort bénéficiait de la citoyenneté sui
iuris, en droit propre. Or, à une époque où
l’espérance de vie était de 35 ans, rares étaient
ceux qui restaient longtemps « dans la main » de leur
père. De son vivant, celui-ci avait droit de vie et de mort sur les
siens, mais il faut voir que ce droit de vie et de mort de votre père
sur vous signifiait largement une absence de droit de vie et de mort de
l’État sur vous, car le pater familias,
vis-à-vis de l’État, couvrait ses propres
« sujets » de son droit de citoyen, ils en
bénéficiaient donc indirectement. On peut penser que les gens
sont plus libres si leur droit de vivre dépend de leur géniteur
que s’il dépend de l’État ! Tout ceci est
d’autant plus vrai au début de la République où il
y a très peu d’esclave, et où, par conséquent, la
maisonnée qui se trouve sous l’autorité du pater
familias est composée principalement de parents, épouse et
enfants pour lesquels il y a une bienveillance naturelle. Il faut donc se
défaire de l’idée qu’on se fait de ce
« droit de vie et de mort » comme quelque chose
de monstrueux : la plupart des individus, aussi normaux que vous et moi,
vivaient une vie de famille paisible.
DT :
La république romaine était oligarchique et non
démocratique. Pourtant, elle protégeait les libertés
civiles. Pensez-vous que le libéralisme puisse coexister avec des
régimes politiques non-démocratiques ? Et jusqu'à quel
point ?
PF :
On croit depuis longtemps que la démocratie est nécessaire
à préserver la liberté. Cette idée n’est
pas complètement fausse en ce qu’elle découle du
raisonnement suivant : si les décisions de gouvernement sont prises
collectivement par des individus aux droits garantis, ceux-ci ne vont pas
scier la branche sur laquelle ils sont assis et vont utiliser le pouvoir pour
préserver leurs libertés, non les amputer. Mais ce raisonnement
est vicié car il ignore que tous les individus n’ont pas le
même intérêt à la démocratie : des groupes
peuvent vouloir s’en servir pour lutter contre des
inégalités qu’ils assimilent à des injustices.
Dans ce cas, la démocratie devient un régime de redistribution.
Il
est compliqué de dire exactement ce qu’était la
République romaine. C’était plus
précisément une oligarchie contrôlée par des
assemblées populaires. Mais la vraie garantie de la liberté
était dans la sacralisation des libertés individuelles, dans
une proportion qu’à mon sens on n’a retrouvé depuis
que dans la déférence américaine devant les amendements
à la Constitution. Le droit, en garantissant des libertés
inaliénables très importantes, réduisait à
très peu de choses la sphère d’intervention possible de
l’État. Quand vous êtes dans ce type de configuration, peu
importe qui dirige : une oligarchie, une démocratie ou une monarchie,
puisque son pouvoir est de toute façon très restreint. En
résumé, ce qui compte n’est jamais qui exerce le pouvoir,
mais quelle est l’étendue du pouvoir. Ce qui paraît en
revanche assez constant, c’est que les régimes
démocratiques ont une tendance plus forte à ralentir la
croissance, assez inexorable, du pouvoir que les autres régimes.
C’est pour cela qu’on peut penser que, en présence
d’un État, la combinaison la plus favorable à la
liberté est 1) pouvoir très limité par des droits
individuels larges et garantis et 2) un pouvoir confié à un
assentiment du peuple.
Suite
de l’article…
|
|