|
Par
son exactitude historique, Un Hiver sans Fin passe pour le
tome le plus autobiographique de la série « La Petite Maison dans la
Prairie » de Laura Ingalls Wilder. L’auteur y raconte le rude hiver
1880-1881, durant lequel sa propre famille et les habitants de DeSmet (Dakota
du Sud, à l’époque Territoire du Dakota) faillirent mourir de faim. Cette
année-là, après une mauvaise récolte, plusieurs tempêtes successives
ensevelissaient la région sous trois mètres et demi de neige, immobilisant
les trains et coupant les pionniers du reste des États-Unis.
Alors
que les maigres provisions étaient presque épuisées, la rumeur courut qu’une
collecte de blé avait eu lieu et que d’importantes quantités étaient
disponibles à une trentaine de kilomètres des maisons enneigées. Peu après,
au péril de leur vie, Almanzo Wilder - futur mari de Laura - et l’un de ses
amis parvinrent effectivement à rapporter suffisamment de vivres pour
permettre à la bourgade de passer l’hiver. Au printemps, avec le dégel, la
circulation des chemins de fer reprit, la nourriture fut livrée en abondance
et la famille Ingalls put enfin fêter Noël… au mois de mai.
Un Hiver sans Fin vient
opportunément rappeler au lecteur du XXIe siècle que, jusqu’à l’avènement des
transports et des technologies agricoles modernes, les mauvaises récoltes et
l’isolement géographique étaient des phénomènes aussi fréquents que
meurtriers. On peut d’ailleurs ajouter deux notes historiques au récit
véridique livré par Laura Ingalls : d’une part, les parents d’Almanzo
avaient dû quitter la ville de Malone (dans l’État de New-York) en 1875 en
raison de mauvaises récoltes. D’autre part, peu après l’hiver 1880-1881,
trois années de sécheresses et de feux de prairie obligèrent la plupart des
colons de DeSmet à abandonner leurs fermes pour s’établir ailleurs.
Par
chance pour les Ingalls et leurs voisins, ils jouissaient toutefois d’un
immense avantage par rapport aux hommes qui, dans les siècles précédents,
avaient connu semblable disette : en effet, et bien que temporairement
en panne, des trains les reliaient désormais au reste du monde. On a
aujourd’hui du mal à se figurer le bouleversement que signifia l’apparition
du chemin de fer. Pourtant, avant lui, songeons que le transport terrestre
d’une cargaison lourde sur une distance de cinquante kilomètres était aussi
couteux que son acheminement par voilier entre l’Europe et l’Amérique du
Nord.
Le
rail permit à des fermiers enclavés dans les terres de se spécialiser,
d’exporter le meilleur de leurs productions et d’acheter à d’autres ce dont
ils avaient besoin. Cette évolution fut synonyme de nourriture plus abondante
et moins chère. De plus en plus, l’agriculteur commença à produire en
quantités supérieures à ses besoins, puisqu’il lui était désormais
relativement facile d’écouler ses excédents sur des marchés très éloignés de
son exploitation, plutôt que de les laisser pourrir. Si cette possibilité de
commercer avec de lointains consommateurs n’avait pas existé, on peut
d’ailleurs douter que les agriculteurs de la région de DeSmet eussent produit
les excédents de céréales auxquels Almanzo Wilder eut finalement accès.
Et
dès le dégel, c’est encore le chemin de fer qui apporta de grandes quantités
de nourriture en provenance d’autres régions. Sans ce lien avec le reste du
monde, la famille Ingalls et ses voisins auraient dû faire face à ce que les
agriculteurs appellent la « soudure », c’est-à-dire la saison de
pénurie maximale juste avant les nouvelles récoltes. Ce cycle avait toujours
été la norme dans les sociétés produisant elles-mêmes l’essentiel de leur
alimentation. Par exemple, en Angleterre, la fin du printemps, et notamment
le mois de mai, était jadis qualifié de « période de famine »
(« starving time » ou « hungry gap »), tandis que dans le
Sahel, la période de grande privation s’étendait de mai à août.
Malheureusement,
une armée de plus en plus fournie de militants « locavores » tient
absolument à persuader la majorité des consommateurs de n’acheter qu’à des
producteurs locaux, par exemple situés dans un rayon de 150 kilomètres de
leur domicile. À les en croire, la seule façon d’éviter l’apocalypse
climatique serait de renoncer aux dérivés du pétrole, sur lesquels reposent
nos systèmes de transport et notre industrie agroalimentaire.
Nos
locavores paraissent ignorer une autre « Apocalypse », annoncée il
y a environ deux mille ans par l’apôtre Jean : dans ce texte, un « troisième
cavalier », portant une balance à grains, vient annoncer au peuple que
le prix des céréales a décuplé. Canicule ou froidure intempestive,
précipitations excessives ou insuffisantes, inondations, insectes ravageurs,
rongeurs, parasites, dégradation des sols ou épidémies : bien avant
qu’on ait songé à accuser l’humanité de perturber le climat mondial en
brûlant des hydrocarbures, il semblerait que le troisième cavalier (à savoir
la famine) soit régulièrement venu hanter nos villes et nos villages.
Disette
et famine ne cessèrent d’être des phénomènes habituels qu’avec l’avènement du
commerce au long-cours, tout d’abord dans ces puissances commerciales que
furent la Grande-Bretagne et les Pays-Bas à la grande époque de la navigation
à voile. Dans d’autres contrées, il fallut attendre l’arrivée du bateau à
vapeur et du chemin de fer. Sans surprise, on se rendit compte que le secret
de la sécurité alimentaire résidait dans la possibilité de transférer, à un
coût abordable, les excédents d’une bonne récolte vers d’autres régions où
elle avait été médiocre. Et bien sûr, une région pouvait connaître une
récolte exceptionnelle une année et une mauvaise la suivante. Comme
l’écrivait l’historien britannique George Dodd en 1856 : « tant que
les échanges étaient circonscrits, une piètre récolte pouvait entraîner
d’effroyables conséquences, les populations n’ayant aucune solution de repli.
Elles dépendaient de producteurs vivant à proximité. Chaque fois que ces
derniers venaient à manquer de marchandise, la seule autre issue
n’apparaissait que trop clairement : la faim et la mort. »
En
1871, voici comment le fonctionnaire britannique William Wilson Hunter
résumait un train de mesures préventives visant à lutter efficacement contre
les famines récurrentes en Inde : « Toutes mesures contribuant à
étendre les moyens de transport et de distribution… [et permettant] de rendre
chaque région [d’un pays] moins dépendante à l’égard d’elle-même ».
Aujourd’hui,
la plupart des Américains ont du mal à imaginer ce que peut concrètement
signifier une pénurie alimentaire. Pourtant, les intempéries qui ont frappé
de nombreux agriculteurs en 2012 ont peut-être eu l’intérêt de faire
comprendre à certains, combien il est risqué, dans l’intérêt de la sécurité
alimentaire, de mettre tous ses œufs dans un unique panier régional. Dans le
nord-est du pays, ce furent tout d’abord des gelées tardives qui dévastèrent
les vergers – épisode suivi par la pire sécheresse qu’ait connue la région en
cinquante ans, puis par le passage de l’ouragan Sandy qui détruisit de
nombreux équipements. Fort heureusement, les militants de la Côte Est ne
vivaient pas encore dans l’utopie locavore qu’ils voudraient imposer :
une grande quantité de denrées alimentaires fut donc importée, à des prix
abordables, depuis d’autres régions épargnées par ces problèmes de météo.
La
diversification de nos ressources alimentaires grâce à des réseaux denses et
étendus de transports, utilisant le pétrole comme carburant, constitue l’un
des grands miracles oubliés du monde moderne. Certes, l’homme a naturellement
tendance à privilégier les circuits courts et à croire que les producteurs
locaux seront plus fiables, en cas de crise politique ou économique, que des
étrangers se contentant de vendre leur marchandise au plus offrant. Néanmoins,
et l’histoire humaine nous en donne de cruelles illustrations, lors d’une
mauvaise année, ce sont tous les agriculteurs locaux qui se retrouvent en
difficulté, indépendamment de leurs bonnes intentions, de leur dévouement ou
des subventions qu’ils reçoivent.
Les
militants de la croisade anti-pétrole aimeraient que nous renoncions aux flux
commerciaux de longue distance et à la sécurité alimentaire inhérente au
recours à de multiples fournisseurs d’origines géographiques très diverses.
Or, loin d’éloigner de nous le spectre du troisième cavalier, leur obsession
anti-carbone le ramènera à nos portes, plus terrible que jamais
|
|