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Ce que ces rapports ont été
aux diverses époques de la civilisation ; ce qu'ils sont ;
quels principes de conduite en dérivent [1] ;
Par A. Thierry
(Brochure in-8° de 150 pages).
Qu'est-ce qu'une nation ?
Quelles conditions sont nécessaires pour former une nation ?
Une multitude d'hommes constituent-ils une nation, par cela seul
qu'ils sont nés dans un certain nombre de lieues carrées, par
cela seul qu'ils sont renfermés dans de certaines limites ? mais
alors on ne sait plus de quelle nation sont les hommes ; car le nombre des
lieues carrées peut tous les jours diminuer ou
s'accroître ; tous les jours, les limites peuvent s'étendre
ou se resserrer ; et trois hommes qui croyaient hier
très-fermement être Polonais, par exemple, peuvent
très-bien se trouver aujourd'hui, l'un Autrichien, l'autre Russe et
l'autre Prussien. Suffit-il pour former une nation de parler
la même langue ? mais les Belges et les Français parlent la
même langue, et cependant ils sont de nation différente ;
mais le peuple, au midi de la France, ne parle pas le même idiome
qu'à l'ouest, et cependant un Breton et un Provençal sont de la
même nation. Faut-il, pour former une nation,
être soumis aux mêmes lois, vivre sous le même
gouvernement ? mais tous les peuples de l'Allemagne ne sont pas soumis
aux mêmes lois et au même gouvernement, et cependant on dit
vulgairement la nation allemande. Qu'est-ce donc qu'une nation ?
On voit qu'en se servant de ce mot dans le sens ordinaire, on est
exposé à tomber dans d'assez grandes contradictions, et qu'on
ne sait pas trop précisément ce que l'on dit.
Cela étant, nous adopterons
volontiers la définition que M. Thierry nous donne du mot nation.
Elle nous paraît beaucoup plus satisfaisante que celle qu'on en donne
vulgairement. Nation et société, dit-il, sont
des termes synonymes : or, société, association, c'est
ligue ; ligue, c'est union d'efforts pour un intérêt
commun ; donc nation c'est ligue, c'est union
d'efforts. "Partout où il se trouve un objet où des hommes
tendent, de concert, là, et seulement là, il y a une nation."
"C'était une nation,
dit M. Thierry, que le peuple de guerriers, qui, par des efforts
communs, défendit sa liberté contre les Perses ; et cette nation c'étaient
tous les Grecs. C'était une nation que le peuple de
marchands, qui, dans le treizième siècle, maintenait de concert
son indépendance contre l'Empire germanique ; et c'était
l'Italie presque entière. C'était aussi une nation que
le peuple de dévots qui se jetait sur l'Afrique, pour rendre aux
Sarrasins tout le mal qu'il en avait reçu ; et cette nation,
c'était l'Europe."
"Voulons-nous donc savoir, ajoute
M. Thierry, quelles sont en Europe les nations ? Jetons
hardiment les yeux au loin, sans nous laisser arrêter ou distraire par
les inégalités du sol, par les différences du langage,
du gouvernement, de l'habit, des manières ; et partout où
nous verrons des hommes pensant et voulant de même, à
l'égard de ce qu'ils croient être leurs plus chers
intérêts, disons, sans craindre de nous tromper : Ces
hommes s'entendent, ils sont unis, ils sont actifs dans des vues
communes ; ici il y a une nation.
C'est une chose commode pour la
géographie que les divisions de territoire formées par des
limites remarquables ; mais c'est tomber dans un abus de mots que de
donner, sans examen, le nom de nation au nombre de peuple
contenu entre deux mers, deux rivières, deux chaînes de
montagnes. Tel prince qui dit : "La nation à
qui je commande....", bâtit souvent d'une seule parole un
édifice que toute sa puissance ne saurait élever là
où les bases n'en sont point posées, une société.
On n'associe les hommes que lorsqu'ils consentent : il faudrait au
préalable avoir vérifié le consentement.
Voit-on dans les villes les mêmes
partis, les mêmes coteries, toujours renfermés dans les
mêmes quartiers, entre les mêmes rues ? Les
intérêts qui ameutent les factions ne planent-ils pas au-dessus
de la population toute entière ? ne la séparent-ils pas
lorsqu'elle rapprochée ? ne l'unissent-ils pas lorsqu'elle est
séparée ? Les nations sont des partis.
Tel homme vivant où il est né, a ses concitoyens loin de lui,
et les étrangers à sa porte.
Les nations se forment
d'elles-mêmes, se détruisent d'elles-mêmes, se
maintiennent d'elles-mêmes. La guerre et la diplomatie ont beau faire,
ce qu'elles divisent reste uni, ce qu'elles unissent reste
divisé : leur action ne change point les choses ; elle
trouble seulement, et pour un temps. La diplomatie opère, et les nations subsistent ;
la diplomatie passera, et les nations resteront."
Il n'y a donc de nation,
selon M. Thierry, que là où il y a des hommes unis dans un
intérêt commun, organisés en vue de cet
intérêt et agissant conformément à leur
organisation. S'il en est ainsi, quels seront les peuples en Europe que nous
pourrons considérer comme une nation ? Quel sera
l'état où nous trouverons la population ralliée autour
d'un même intérêt et agissant dans des vues
communes ? Interrogez le premier ministre de tel pays de l'Europe que
vous voudrez ; demandez-lui quel est l'objet des dix, des vingt, des
trente millions d'hommes qu'il administre ; demandez-lui si cette
multitude a un intérêt commun, si elle est unie et agissante
dans la vue de cet intérêt, si elle est une nation en
un mot : qu'aura-t-il à vous répondre ?
Il y a eu plusieurs nations en
Europe. Les Romains, depuis la fondation jusqu'à la chute de leur
république, ont été certainement une nation.
Leur objet, durant cet intervalle, n'a pas été un instant
douteux ; cet objet, c'était l'agrandissement indéfini de
leur empire, c'était sa prospérité fondée sur la
ruine de tous les peuples qu'ils subjuguaient. Ils avaient une organisation
fortement adaptée à cet objet ; enfin, pendant sept
siècles, ils ont tendu au but de leur institution avec une force, un
ensemble, une constance imperturbable.
L'Europe chrétienne, depuis le
11e. siècle jusqu'au 16e. depuis Grégoire VII
jusqu'à Léon X, depuis l'établissement de la
domination absolue des papes jusqu'à la naissance du schisme de
Luther, peut être considérée comme une nation.
La masse des peuples chrétiens, dans ce long espace de temps, ont
été unis dans une même pensée, celle de faire leur
salut, d'éviter l'enfer et de conquérir le Ciel. Ils ont eu des
institutions appropriées à cette fin : c'était la
constitution de l'église romaine ; c'étaient tous les règlements
relatifs aux pratiques du culte catholique ; enfin on les a vu marcher
ensemble par les voies qu'elles leur traçaient, et avec un zèle
ardent, aveugle, illimité, au but de ces institutions. Ils ne
considéraient ce monde que comme une terre d'exil, une vallée
de larmes et de misère, un lieu de passage à un monde meilleur.
Leur première pensée était pour cet autre monde ;
leurs plus grands efforts avaient pour objet de le conquérir ;
ils usaient pour cela leur vie dans la prière, le jeune, la
pénitence ; ils couvraient la terre de monuments religieux, ils
donnaient leur bien à l'église, ils faisaient des pèlerinages,
ils se précipitaient par torrents à la poursuite des
infidèles.
Dans le gouvernement féodal, le
chef de chaque seigneurie, ses vassaux, ses compagnons, ses coureurs, toute
sa clientèle formaient ensemble une nation. Ces hommes
étaient unis et actifs dans un but commun, celui de faire payer tribut
aux industrieux répandus dans leurs terres, de rançonner les
voyageurs qui y passaient, de piller les pays voisins de ceux de leur
obéissance, de soumettre les chefs de ces pays à des
redevances, à des hommages.
Depuis l'établissement des
monarchies absolues, les chefs de ces monarchies, leur noblesse, tout ce qui
a participé à l'exercice du pouvoir, ont aussi formé des nations.
Ces hommes avaient un objet commun, le même, à peu près,
que celui des seigneurs féodaux et de leurs compagnons ;
c'était de faire contribuer les industrieux, d'arrondir le domaine, de
porter la guerre dans les pays voisins, d'y amasser, à main
armée, de l'argent et de la gloire ; ils étaient
parfaitement constitués en vue de leur objet ; enfin ils allaient
ordinairement d'un pas ferme et bien réglé au but de leur
institution.
Les peuples de la Grande-Bretagne ont
formé une nation, depuis plus d'un siècle. Ces
peuples se sont montré fortement ralliés autour d'un même
objet ; cet objet, c'était le monopole indéfini de
l'industrie et du commerce ; conséquents à leur but, ils
ont créé chez eux des lois favorables à la production,
une immense marine marchande pour transporter leurs produits, et une marine
militaire formidable pour protéger leurs navigation et s'ouvrir des
débouchés ; enfin ils ont mis dans la poursuite de leur
objet un art, un accord, une ténacité que n'y avait peut
être mis encore aucune autre nation.
Voilà une partie des nations qu'il
y a eu en Europe, à prendre ce mot dans le sens que lui donne
M. Thierry. Toutes ces nations sont tombées, ou
touchent au moment de leur ruine. La nation romaine a
commencé à se désorganiser aussitôt qu'elle a
cessé de conquérir, et elle était dissoute depuis longtemps,
lorsque les Barbares se sont présentés pour lui ravir ses
conquêtes. La nation chrétienne s'est
divisée en une multitude de sectes, et le sentiment religieux n'unit
plus que d'une manière assez faible les membres de chacune de ces
sectes ; le sentiment religieux semble n'être plus assez fort pour
constituer des nations. Les nations féodales
ont été vaincues par leurs tributaires, et se sont vu
forcées de se réfugier au sein des monarchies absolues. Les
monarchies absolues, à leur tour, se trouvent faibles en
présence de leurs sujets ; elles sentent la
nécessité de transiger avec eux, et de toutes parts elles
cherchent leur salut dans ces traités qu'on nomme constitutions. Une
grande partie des habitants de l'Angleterre commencent à s'apercevoir
que le monopole leur coûte plus qu'il ne leur rapporte ; ils
cessent dès-lors de se rallier à cet objet, et le peuple
anglais ne forme plus un corps de nation. Ainsi, les
intérêts divers qui avaient réuni, jusqu'ici, les habitants
de l'Europe, l'esprit de conquête et de rapine, celui de religion,
celui de monopole, etc., ont cessé d'agir sur eux d'une manière
assez forte, pour leur servir de point de ralliement. Chacun de ces objets,
il est vrai, retient toujours sous son empire un nombre d'hommes plus ou
moins considérable : le monopole unit encore une partie de la
population anglaise ; beaucoup d'hommes continuent à vivre sous
l'influence du sentiment religieux ; le pouvoir absolu ne laisse pas que
de compter autour de lui un assez bon nombre de fidèles ; il y a des
voltigeurs de la féodalité ; on en trouverait, en
cherchant un peu, de la république romaine. Mais si ces objets
rallient encore un assez grand nombre d'hommes, ils en laissent un bien plus
grand nombre dans l'isolement, et l'on peut dire que la masse de la
population européenne se trouve dans un état de
désorganisation dont ses annales n'avaient pas encore offert
d'exemple.
M. Thierry paraît avoir eu
le sentiment de cette grande vérité, quand il a composé
l'écrit qui fait l'objet de cet article. Il suffit de rechercher avec
quelque soin l'intention de cet écrit pour voir que l'auteur, en
traitant des rapports des nations, s'est moins proposé de
dire ce que ces rapports ont été que ce qu'ils ont cessé
d'être, que ce qu'ils sont devenus, et qu'il a eu
particulièrement en vue de faire ressortir, de mettre en
évidence les intérêts nouveaux autour desquels la
civilisation prescrit aux hommes de se rallier.
Nous avons vu que ce qui avait
fondé jusqu'ici la plupart des sociétés, que ce qui
avait été l'objet des nations, c'était la
conquête, le pillage, la superstition, le monopole, etc. Si l'un ou
l'autre de ces objets, auxquels on a mis tant d'importance, auxquels on s'est
attaché avec tant d'obstination, de persévérance, de
fanatisme, avait été l'objet unique, l'objet exclusif de tous
les hommes, on sent que ç'eût été bientôt
fait de l'espèce humaine. Heureusement, il n'en a pas
été, il ne pouvait pas en être ainsi ; et tandis que
chez les nations guerrières on employait son activité à
ravager le monde, et que chez les nations dévotes on usait de la
moitié de son temps à de stériles pratiques, chez les
uns comme chez les autres, un nombre d'hommes plus ou moins
considérable s'occupait quelquefois à produire les choses
nécessaires à la vie humaine. Il est vrai que le travail utile,
le travail productif n'a été longtemps, aux yeux des nations,
qu'une chose très-secondaire, une chose vile même sur laquelle
elles remettaient le soin aux esclaves, et qu'elles reléguaient avec
eux hors de l'état. Mais ce qui d'abord avait paru vil, est peu
à peu devenu noble ; ce qui avait paru secondaire a fini par
devenir capital. L'industrie exclue de la cité par la barbarie y est
entré avec la civilisation ; à mesure qu'elle y a
répandu ses bienfaits, et qu'on s'est trouvé plus en
état d'en sentir le prix, elle y a acquis un nouveau degré
d'influence, et le temps est venu où l'on commence à la
considérer comme ce qu'il y a de plus important dans l'état,
comme la source de toutes les vertus dont il a besoin pour se soutenir, comme
le principe qui lui doit servir de base et l'objet en vue duquel il doit
être constitué.
C'est ainsi que M. Thierry l'a
considéré dans son ouvrage. Il a vu, avec tous les bons
esprits, dans l'industrie étendue, dans l'industrie
éclairée, le principe qui doit servir à reconstituer
l'Europe, l'intérêt autour duquel doivent se reformer les nations.
Il dit d'abord ce que c'est que nation et ce que c'est qu'étranger : nation,
c'est tout ce qui est d'une même civilisation ; étranger,
c'est tout ce qui est d'une civilisation différente. Il montre ensuite
quel était dans l'origine l'objet des nations, et quels
rapports il en résultait entre elles. Il fait voir comment l'industrie
ayant changé d'objet, il en est résulté de nouveaux
rapports ; il dit enfin ce que ces rapports ont d'abord
été et ce qu'ils doivent devenir.
"Les nations ont été
d'abord des soldats se battant loyalement, et barbares avec noblesse ;
puis elles sont devenues de petits marchands occupés à se
disputer des places pour leurs petites boutiques, au lieu de songer à
les garnir, et volant leurs pratiques pour avoir plus à leur
vendre : elles sont aujourd'hui de riches négociants, ayant de
vastes comptoirs, de nombreux ateliers, de grands capitaux
accumulés : ce nouvel état est bien différent de
l'autre ; mais les mœurs qu'il commande sont aussi bien
différentes. Les nations tiendront-elles maintenant leur esprit plus
bas que leur fortune ?"
M. Thierry emploie un chapitre
entier sur l'esprit guerrier, et une foule de passage, dans tout le cours de
son écrit, à prouver que les nations ne sont plus des soldats,
quoiqu'il y ait encore beaucoup de soldats parmi les nations, et que la
guerre n'est plus leur objet encore que la guerre soit permanente au milieu
d'elles. "A voir les choses d'un œil ferme, dit-il, la guerre n'a
plus de place dans les système intérieur de l'Europe ;
elle n'y existe plus que comme action du corps entier sur le dehors ; et
pourtant il y aura encore des guerres intestines : il y aura des
guerres, parce qu'il y a encore des soldats ; mais les soldats ne sont
point les peuples : on pourra voir aux prises soldats contre soldats,
nations contre soldats, mais non plus nations contre nations. Ces troubles
même et ce tumulte hâteront le moment de l'ordre et du
repos ; les soldats et leurs chefs, comme les guerriers de Cadmus, se
détruiront les uns par les autres ; ils mourront ; mais les
nations vivront et vivront libres."
Si les nations ne sont plus des
soldats, elles ne doivent pas être davantage de petits marchands
envieux et fripons, se disputant des places pour leurs boutiques, et
cherchant à se ruiner mutuellement pour faire de meilleures affaires.
M. Thierry a autant dirigé son ouvrage contre les jalousies
commerciales que contre l'esprit militaire, et il s'est appliqué avec
beaucoup de soin à faire sentir l'absurdité du système
exclusif. Il a reproduit avec force et avec quelques développements
qui lui sont propres, les idées de Smith et de M. Say sur ce
chapitre.
Enfin, il s'est efforcé
d'établir que l'industrie étendue, l'industrie
éclairée, était le seul principe qui pût
s'accorder avec l'état actuel des peuples, le seul qui pût en
faire des nations. Il a fait voir les nouveaux rapports que ce
principe tendait à établir entre eux, et il a montré
comment dans ces rapports, et dans ces rapports seulement, se trouvaient la
sûreté, la richesse, l'honneur, le bonheur, et tous les biens
qu'ils ont cherché jusqu'ici dans la guerre, le monopole, etc. Cela
l'a conduit à traiter successivement de l'existence, de la sûreté,
de la richesse, de la valeur nationales, de l'honneur national
et du bonheur national ; et sous chacun de ces points
de vue, il a fait voir à la fois quels étaient les anciens
rapports établis par l'esprit guerrier, quels sont les rapports
nouveaux établis par l'esprit d'industrie, et combien ceux-ci sont
mieux appropriés que ceux-là au but que les hommes se
proposent. Parcourons rapidement quelques-uns de ses chapitres.
En parlant de l'existence nationale,
M. Thierry observe que, longtemps, chaque peuple n'a su voir de moyen de
se conserver que dans la destruction ou l'asservissement des autres peuples.
"De là, dit-il, l'égoïsme patriotique, la haine des
étrangers, l'aversion pour le repos, l'amour de la gloire et des
conquêtes." il montre dans quelle situation violente ces
sentiments plaçaient les nations les unes à l'égard des
autres, et combien ils compromettaient leur existence au lieu de l'assurer.
Il y voit la cause de toutes les révolutions qui ont troublé
les anciens états, la cause qui fit tomber tous les peuples sous le
joug des Romains, la cause qui fit tomber les Romains sous le joug des
Barbares. Il montre ensuite combien le dogme de la fraternité des
hommes, substitué par le christianisme à l'égoïsme
national, a été impuissant à son tour pour assurer l'existence des
nations ; enfin il termine par les réflexions suivantes :
"C'est par la multiplication des
besoins et des travaux divers, que la fraternité des hommes peut
devenir un objet de pratique. La véritable société
chrétienne est celle où chacun produit quelque chose qui manque
aux autres, lesquels produisent tout ce qui lui manque. L'intérêt
d'union, c'est l'intérêt des jouissances de la vie ; le
moyen d'union, c'est le travail.
Ce n'est point dans les plus beaux
temps de la ferveur chrétienne, que des nations liguées contre
une nation qui les avait toutes insultées, ont proclamé que
l'existence de leurs ennemis leur était précieuse ; c'est
aujourd'hui, c'est dans un temps où l'on se plaint que le
christianisme est oublié. Une ligue de peuples chrétiens a
signalé son zèle par ses dévastations et ses
cruautés ; une ligue de peuples industrieux a servi ses
intérêts en épargnant la nation dont elle avait à
se venger : rendons grâces aux lumières qui nous rendent
meilleurs."
Après avoir parlé de l'existence des
nations, l'auteur s'occupe de leur sûreté.
"C'était pour leur sûreté, dit-il, que les
Lacédémoniens faisaient la chasse des Ilotes ;
c'était pour leur sûreté que les romains faisaient la
chasse des Barbares..... Détruire pour n'être point
détruit, conquérir pour n'être point conquis,"
telles étaient les relations des anciens peuples. L'industrie a
changé ces relations ; la guerre n'est plus nécessaire
à la sûreté. "Une nation prise à
part d'autres, n'a point maintenant ce besoin d'être guerrière
qu'elle aurait naturellement au milieu de nations intéressées
à la guerre ou passionnées pour elles. Désormais, un
peuple qui voudra s'autoriser à une action militaire, doit
alléguer d'autres raisons que sa sûreté,
d'autres intérêts que son existence."
Aussi M. Thierry ne comprend-il
pas comment la sûreté des états peut
exiger qu'on entretienne dans leur sein ces multitudes armées qui en dévorent
la substance. "On dit que ce sont des remparts pour l'État. Avant
d'examiner si l'état a besoin de remparts, dit-il, on peut demander
pourquoi ces remparts de l'état ne se trouvent point aux confins de
l'état, comme les murs aux bornes d'une ville, afin d'avoir là
en face l'étranger et derrière la nation ? Pourquoi, au
contraire, ils sont le plus souvent placés au centre, autour de la
capitale, autour du siège de l'administration suprême, ayant là
en face la nation et derrière le gouvernement ? est-ce que le
gouvernement serait la nation ? est-ce que la nation serait
l'étranger ?"
L'auteur pense que la véritable sûreté des nations industrieuses
est dans la communauté d'intérêts que l'industrie
établit entre elles, dans leur alliance, dans leurs efforts communs
pour le maintien de la paix. Il trouve que l'Angleterre, la France, la
Hollande ont toutes trois pour objet l'industrie ; il en conclut
qu'elles ont les mêmes intérêts, qu'en conséquence
elles doivent s'unir, et il pense que leur union suffit pour garantir la paix
et la sûreté générales. Cette vue, telle que
l'auteur l'a présentée, ne nous paraît pas juste ;
elle est même contraire à ses principes. Il y a en Angleterre
plusieurs nations, il y en a plusieurs en France. Les
ministres anglais qui défendent le monopole, ne sont pas de la
même nation que les industrieux français qui
l'ont en aversion ; si ces ministres sont des hommes civilisé,
ces industrieux sont des barbares ; il n'y a pas d'accord praticable entre la
barbarie et la civilisation. Il ne peut donc point se former d'alliance,
d'une manière générale, entre la France, la Hollande et
l'Angleterre ; il ne peut point s'en former d'une manière
générale entre deux états ; il ne peut s'en former
qu'entre les hommes de ces deux états qui ont la même
civilisation. Ainsi, pour ramener la pensée de M. Thierry
à sa juste expression, il faudrait dire : la sûreté des
hommes industrieux est dans la communauté de leurs
intérêts, dans leur alliance, dans leurs efforts communs pour le
maintien de la paix. Il y a, en Angleterre, en France, en Hollande, un
très-grand nombre d'hommes industrieux, et d'industrieux
éclairés ; il y a en Allemagne, il y en a dans toute
l'Europe : ces hommes ont les mêmes intérêts ;
ils doivent donc s'allier, s'allier pour la paix ; c'est dans la paix
qu'ils trouveront leur sûreté, et ils sont assez
forts pour la maintenir.
Un des meilleurs chapitres de l’ouvrage
de M. Thierry, c'est celui qui traite de la valeur nationale.
L'auteur cherche à établir que la valeur n'est
pas l'apanage exclusif des nations guerrières. Il prouve que cette
qualité peut se montrer aussi chez les nations
industrieuses, et chez celles-ci à un plus haut degré que chez
celles-là ; il le prouve par des faits nombreux ; il le
prouve aussi par d'éloquents raisonnements.
"On connaît les vertus de la
guerre, dit-il, on ne connaît point celles de l'industrie. La passion
de l'indépendance paisible a de quoi tremper les ames, aussi bien que
la passion de l'indépendance guerrière. D'un citoyen soldat
celle-ci fait un héros ; mais l'autre fait davantage, elle fait
un héros d'un citoyen qui n'était pas même soldat.
Le premier sentiment qu'éprouve
l'homme guerrier, l'homme qui se destine à combattre, c'est qu'il y a
d'autres hommes à qui il doit nuire. Le premier sentiment
qu'éprouve l'homme industrieux, l'homme qui se destine à produire,
c'est qu'il y a d'autres hommes à qui il sera utile.
Et de même, la première
impression que le guerrier fait sentir à ceux qui l'entourent, c'est
le besoin d'échapper à son action, c'est la crainte. La
première impression que fait éprouver l'industrieux, c'est le
besoin d'avoir part aux fruits de son travail, c'est l'amitié.
De là vient à tous les
deux le sentiment de leur force et la confiance dans leur force. Je suis
fort, dit le guerrier : partout les hommes tremblent à mon
nom ; je suis fort, dit l'industrieux : partout les hommes embrassent
mon intérêt. Personne n'osera m'attaquer, dit l'un ; tous
me défendront, dit l'autre.
Or, c'est cette confiance dans ses
forces qui est le principe de la valeur ; le guerrier peut
sentir sa force dans le nombre de ceux qu'il épouvante ;
l'industrieux, dans le nombre de ceux qu'il intéresse. La valeur n'est
pas plus étrangère à l'industrieux qu'au guerrier.
Et ce sentiment, principe de la valeur,
doit être plus vif encore dans celui-là. Un ennemi qui
s'élève contre le guerrier, lui en suscite d'autres qui se
taisaient par crainte d'être seuls, et que l'exemple encourage ;
un ennemi qui s'élève contre l'industrieux ne lui suscite que
des défenseurs ; il trouve des amis, comme dit un publiciste, au
sein même de ses ennemis."
L'auteur, parlant de l'honneur national,
observe que les nations placent différemment leur honneur selon
le degré de civilisation auquel elles sont parvenues. Pour l'homme
tout-à-fait barbare, l'honneur est tout entier dans la
force des muscles ; pour l'homme un peu plus avancé, dans les
forces du cœur, dans le courage ; pour l'homme tout-à-fait
civilisé, dans les forces de l'esprit, dans l'intelligence. Au premier
rang sont les hommes habiles et sages ; au second les hommes
intrépides ; au dernier les hommes robustes : Hercule,
aujourd'hui, ne serait plus un homme distingué qu'à la halle.
"Toutes les nations, dit M. Thierry, n'ont longtemps tiré
vanité que de leurs généraux et de leurs
victoires ; c'était là ce que chacune enviait aux autres.
L'Espagne aurait acheté, de tout ce qu'elle avait, l'honneur d'avoir
produit Bayard, et la France l'honneur de la journée de
Pavie. Aujourd'hui, si un peuple envie quelque chose au peuple anglais, ce
n'est ni son général, ni sa victoire de Waterloo....
Lutter de corps, poursuit-il, c'est le
propre des enfants, ou bien des hommes qui restent enfants malgré
l'âge. Les hommes formés, les hommes vraiment hommes, ne luttent
que des forces de l'esprit. Les nations de l'Europe sont maintenant à
l'âge d'homme ; toute lutte corporelle n'est plus pour elles un
exercice ; leur honneur n'est plus dans leurs bras. Les
objets présents de dispute, de concurrence, d'ambition, de gloire, au
lieu d'un peu de fumée à payer de beaucoup de sang, ce sont
tous les biens de l'humanité à produire au sein de la
paix ; nos facultés à perfectionner, nos sciences à
agrandir, nos jouissances à multiplier. Les peuples doivent
désormais placer là tout leur honneur.
Loin que ces rivalités paisibles
aient rien de commun avec le tumulte des armées et la fureur des
guerriers, l'aspect seul des guerriers est importun ; plus on les
tiendra éloignés, plus les efforts qu'ils gênent seront
grands et utiles. Si les nations de l'Europe ont encore à faire la
guerre, c'est pour bannir la guerre du sein de l'Europe.
Un jour que le Sénat de Rome
était divisé sur l'une des plus hautes questions d'état,
et que chaque orateur déployait son énergie pour faire
triompher son éloquence et son parti, deux gladiateurs se battaient
à la porte pour l'honneur et pour un dîner. Ces
braves, entendant la dispute, crurent le Sénat disposé à
se battre ; chacun d'eux aussitôt s'élance au milieu de la
salle, voulant prendre parti dans l'assemblée, et vider ainsi les deux
querelles à la fois. A leur aspect, la discussion
s'arrête, et le Sénat, tout d'une voix, ordonne aux licteurs de
chasser plus loin ces misérables."
M. Thierry, dans un dernier
chapitre, traite du bonheur national. Il considère ce
sujet d'une manière très-élevée. Il pense, et il
s'étudie à prouver que le bonheur, pour l'homme, consiste surtout
dans l'exercice, dans l'action de ses facultés. Plus le cercle dans
lequel il peut les exercer utilement pour ses semblables est étendu,
plus le plaisir de l'action a pour lui de vivacité, plus son bonheur
n’est grand et pur. Cela conduit M. Thierry à
considérer combien le bonheur des hommes devait
nécessairement être restreint dans ces premiers âges,
où le bonheur de chaque peuple était en
opposition avec celui de tous les autres, où l'ame était de
nécessité rétrécie par l'égoïsme
national, où ce qu'un citoyen, un homme public faisait pour son pays,
il le faisait contre tous les autres, où il ne pouvait trouver des
concitoyens au-delà des bornes de la patrie, qu'en commençant
par y faire des vaincus. Il finit par montrer combien l'industrie place les
hommes dans une situation plus douce, combien elle élargit la
sphère dans laquelle ils peuvent exercer leurs facultés sans
nuire, combien, par conséquent, elle étend leur bonheur [2].
"Le citoyen industrieux, dit-il,
n'a pas besoin, s'il jette les yeux hors de sa nation, de trouver des vaincus
pour trouver des concitoyens ; il en trouve partout où il y a des
hommes industrieux comme lui. Que l'homme d'état ne craigne pas
désormais d'agrandir ses vues et son ame, qu'il ne craigne pas que son bonheur s'accorde
mal avec son devoir ; le bien de sa patrie est le bien de l'Europe, le
bien de l'Europe est le bien de sa patrie.
Tout ce qui se produit de richesse et
de liberté au-dedans d'une nation, est gagné pour celles qui
l'entourent ; tout ce qui s'en produit autour d'elle, est gagné
pour elle-même. Citoyens, travaillez pour le monde, le monde travaille
pour vous.
Vos armes, ce sont les arts et le
commerce ; vos victoires, ce sont leurs progrès ; pour
patriotisme, c'est la bienveillance et non la haine. Voulez-vous joindre
à ces vertus douces les vertus fortes et mâles auxquelles le
Lacédémonien se formait en combattant ? O citoyens !
vous avez des ennemis, des ennemis plus acharnés que les Perses, L'IGNORANCE et
ceux qu'elle fait vivre."
Voilà comment M. Thierry a
considéré l'industrie. Voilà comment il a montré
qu'en elle se trouvait la sûreté, l'honneur,
le bonheur, tous les biens que l'homme recherche en s'associant
à d'autres hommes ; et c'est ainsi qu'il a fait voir quel
était l'intérêt auquel les peuples devaient se rallier,
la base sur laquelle devait se reconstituer l'Europe, le seul principe
capable d'en former une nation.
D....R.
Notes
[1] Cet écrit se trouve inséré dans
un ouvrage publié récemment, ayant pour titre : L'industrie
littéraire et scientifique liguée avec l'industrie commerciale
et manufacturière, etc.
[2] M. Thierry aurait dû dire aussi combien elle
le rend plus assuré.
Traduction : Hervé de Quengo
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