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Lorsque
l'on se réfère à la science économique
développée à Vienne et en Autriche, on parle
habituellement de l'« École autrichienne ». De
nombreuses personnes se méprennent sur ce terme et imaginent qu'il
existait une école d'économie autrichienne particulière
à Vienne, une sorte d'institution organisée à peu
près comme une faculté de droit aux États-Unis. En
réalité, le terme d'« école », quand on
l'utilise à propos de l'économie autrichienne, se
réfère à une orientation quant à la doctrine: il
s'agit d'un terme doctrinal.
À l'origine, l'expression « École autrichienne »
fut accolée à un petit groupe d'économistes de
nationalité autrichienne par leurs adversaires allemands. Quand elle
fut utilisée pour la première fois à propos des
Autrichiens, dans les années 1880, elle se voulait péjorative
et portait en elle une certaine dose de mépris. À cet
égard, elle se différenciait nettement des noms
attribués aux deux autres groupes autrichiens – le mouvement
psychanalytique et le Cercle de Vienne du positivisme logique –, qui
choisirent eux-mêmes leur appellation. Ces deux autres groupes furent
reconnus sur le plan international comme des groupes scientifiques. À
vrai dire, les positivistes logiques en sont même arrivés à
occuper une position dominante dans l'enseignement de la philosophie au sein
des universités anglo-saxonnes, avant tout en Angleterre et aux
États-Unis, ce qui est moins le cas en France. Ce que les trois
groupes avaient en commun, c'était de ne pas être très
populaires auprès des autorités de la hiérarchie de
l'administration universitaire autrichienne.
Toutes les universités du continent européen sont des
universités d'État. L'idée même qu'une
université puisse être une institution privée est
étrangère à la mentalité de la plupart de ces
pays. Les universités sont donc gérées par le
gouvernement. Mais il y avait une différence fondamentale avec les
autres institutions gouvernementales: les professeurs jouissaient de la
liberté de l'enseignement.
Tous les employés et fonctionnaires du gouvernement sont
obligés, par leurs fonctions, d'obéir de manière stricte
aux ordres que leurs directeurs leur donnent. Mais, bien que les enseignants
des universités classiques, des universités techniques et de
toutes les autres écoles de même rang, étaient des
employés du gouvernement, ils n'avaient pas de supérieurs et
bénéficiaient de la liberté de l'enseignement. Personne,
pas même ceux qui avaient pour rôle de devoir assurer la gestion
de l'enseignement, n'avait le droit se s'immiscer en quoi que ce soit dans
leurs cours. Ceci était très important parce que les
gouvernements de ces pays avaient toujours eu tendance à exercer leur
influence sur l'enseignement du Droit, ainsi que sur celui de
l'économie, des sciences politiques et des sciences sociales en
général.
Ce qui compte, c'était que ces trois groupes – l'École
économique autrichienne, le Cercle de Vienne du positivisme logique et
le mouvement psychanalytique – avaient une chose en commun. Dans la
période d'après-guerre, du moins, ils étaient
représentés, non par des professeurs
rémunérés pour enseigner, mais par desPrivatdozents.
Un Privatdozent est
quelque chose d'inconnu dans les universités des pays anglo-saxons.
C'est un individu admis à l'université en tant qu'enseignant
privé. Il ne reçoit aucune rémunération de la
part du gouvernement; en fait, il perçoit uniquement les droits
d'inscription payés par les étudiants, ce qui ne constitue pas
grand chose: la plupart des Privatdozents obtenaient
de ces inscriptions l'équivalent d'environ 5,00 à 10,00 dollars
par an. Ils devaient donc trouver un autre moyen de gagner leur vie, et ce
comme ils l'entendaient. En ce qui me concerne, j'étais conseiller
économique à la Chambre de Commerce du gouvernement autrichien.
J'avais obtenu le droit de donner des cours à l'Université de
Vienne comme Privatdozent à
peu près un an avant le déclenchement de la Première
Guerre Mondiale. La guerre interrompit mon enseignement. Lorsque je revins de
la guerre quelques années plus tard, je pus constater que de nombreux
jeunes gens étaient très intéressés par
l'étude de l'économie. Ils ne voulaient pas seulement passer
leurs examens, mais voulaient aussi devenir économistes et contribuer à
la recherche et à l'enseignement dans ce domaine.
En ce qui concerne l'étude des langues vivantes, la formation des
étudiants se destinant au Droit et à l'économie –
ces deux domaines étant regroupés à l'université
– laissait beaucoup à désirer en Autriche. L'enseignement
était plutôt bon en grec et en latin au niveau des
collèges et des lycées autrichiens – et il en
était de même dans les autres pays d'Europe, comme en France et
en Allemagne –, mais on négligeait les langues vivantes. Ceux
qui parlaient français ou allemand l'avaient appris en dehors de
l'école, ce qui n'était pas facile pendant la guerre. Et
après la guerre, les jeunes gens qui suivaient le séminaire que
j'animais en tant quePrivatdozent ne
connaissaient presque aucune langue étrangère. L'un d'eux,
Fritz Machlup, aujourd'hui professeur dans l'une des plus grandes et plus
célèbres universités américaines, Princeton, me
dit à chaque fois que je le rencontre: « Vous souvenez-vous que
vous m'aviez donné une liste de livres pour un article que je devais
préparer pour votre séminaire et que la majorité
était composée d'ouvrages en anglais? » Consterné,
Machlup m'avait dit: « Mais ce sont des livres
anglais! » Et Machlup me rappelle que je lui avais répondu:
« Bien sûr. Apprenez l'anglais. »
À cette époque déjà, juste après la
guerre, j'eus mon premier étudiant américain. Il était
venu à Vienne non comme simple citoyen, mais comme lieutenant de
l'armée américaine, et servait d'aide de camp à un autre
Américain, plus âgé et portant le grade de colonel. La
mission de ce colonel à Vienne ne lui demandait pratiquement aucun
travail et il disposait d'un grand temps libre. Son jeune assistant avait
encore moins à faire, et il bénéficiait d'un temps de
loisir encore plus grand. Il avait décidé de l'utiliser d'une
façon qui lui permette de revenir aux États-Unis, à
l'Université de Harvard, avec une thèse de doctorat
déjà prête. Durant mon séminaire, il
écrivit une thèse sur la taxation directe en Autriche. À
l'époque, l'impôt sur le revenu était encore très
récent aux États-Unis. L'Autriche, avec ses 100 ans d'histoire
d'impôts sur le revenu et avec son impôt sur les
bénéfices, avait bien plus d'expérience que les
États-Unis, et les Américains pouvaient donc apprendre beaucoup
de l'Autriche au sujet des impôts. Ce jeune homme, John van Sickle,
devint l'auteur bien connu de plusieurs livres et est aujourd'hui professeur
à la retraite de Wabash College.
J'avais un séminaire de deux heures par semaine à
l'université. Mais celui-ci se révéla rapidement
insuffisant. Certains étudiants de ce séminaire avaient
déjà une très bonne connaissance des problèmes
économiques et voulaient faire un travail de recherche sérieux.
D'autres étaient des débutants. Très tôt, je mis
sur pied unPrivatseminar, ce que les systèmes allemand,
français et autrichien considèrent comme le travail le plus
important que puisse faire un professeur. Un Privatseminar n'a
pratiquement aucun lien légal ou officiel avec l'université:
c'est simplement une institution qui permet à un membre de la
faculté de rencontrer régulièrement ses étudiants
pour travailler et discuter des problèmes de l'économie et de
l'histoire.
Je commençais donc ce Privatseminar et, je
dois le dire en y repensant aujourd'hui, il fut un succès. Je vois ici
même [Hayek était présent dans la salle lorsque Mises
prononça son discours] l'un de ces membres les plus anciens, le
professeur Hayek. Et d'autres membres de ce séminaire enseignent
désormais aux États-Unis – Gottfried Haberler à
Harvard, Fritz Machlup et Oskar Morgenstern à Princeton. Il y a aussi
Walter Froelich à l'Université de Marquette. Et encore une
dame, le Dr. Ilse Mintz, professeur à l'École d'études
générales [School of General Studies] de
l'Université de Columbia. Nous
traitions de tous les types de problèmes liés à
l'économie et aux autres sciences sociales, car il n'y avait pas que
des économistes à mon Privatseminar. De nombreux étudiants
s'intéressaient moins à l'économie en tant que telle
qu'aux problèmes généraux des sciences sociales et des
sciences de l'action humaine. L'un d'eux était Eric Voegelin,
professeur pendant 20 ans à l'Université de l'État de
Louisiane, à Bâton Rouge, et désormais professeur de
philosophie à l'Université de Munich, en Allemagne. Vous avez
peut-être entendu le nom de Voegelin, car il jouit d'une certaine
renommée comme auteur de livres de philosophie. Il y a aussi deux
professeurs qui enseignaient à la Nouvelle École de Recherches
Sociales [New School for Social Research], le Dr. Alfred Schütz
et le Dr. Felix Kaufmann. Vous serez peut-être surpris d'apprendre que
l'un des membres de mon séminaire, le Dr. Emanuel Winternitz,
enseigne, ou enseignait, l'histoire de l'art à Yale. Vous serez
peut-être encore plus étonnés d'entendre que le Dr.
Winternitz était avocat et que lorsqu'il arriva aux États-Unis,
il fut presque immédiatement nommé au Metropolitan Museum
à un poste relevant de sa spécialité, qui est un domaine
très particulier concernant les problèmes où peinture et
musique vont de pair. Il est désormais directeur de l'un des
départements du musée d'art du Metropolitan.
Il y avait d'autres étrangers qui vinrent à Vienne pour un
temps et qui suivirent mon séminaire assez souvent, même si ce
n'était pas de manière régulière. Je n'en
mentionnerai que quelques uns. Comme vous le savez, je ne suis pas vraiment
favorable au marxisme et aux doctrines similaires, et vous serez donc
étonnés d'entendre que l'un de ces étrangers s'appelait
Hugh Gaitskell, l'actuel dirigeant du Parti travailliste britannique. Vous
serez également surpris d'apprendre qu'un autre était un
professeur japonais, Kotari Araki, qui plus tard, en tant que professeur
à l'Université de Berlin durant la période de l'Axe,
donna des cours sur l'économie japonaise et sur les problèmes
économiques de l'Axe. Je veux pour finir mentionner un autre
étranger qui assistait à mon séminaire, François
Perroux, actuellement professeur d'économie au Collège de
France, l'institution la plus prestigieuse de l'enseignement français.
Il y en avait encore beaucoup d'autres.
En raison de l'inflation et des conditions économiques de l'Europe de
cette époque, le grand problème était, pour les
étudiants européens en général et pour les jeunes
gens étudiant en Autriche en particulier, en grande partie financier.
L'étude régulière de l'économie était
assez difficile pour des individus qui ne pouvaient pas se payer les textes
et les livres, d'autant que les bibliothèques, même les
bibliothèques publiques, n'avaient pas non plus d'argent pour les
acheter. Par conséquent, il était très important de
trouver des moyens et une méthode pour donner à ces jeunes gens
la possibilité de partir pour l'étranger.
Le premier de mes étudiants qui partit ainsi pour un pays
étranger fut le professeur Hayek. Jeremiah Jenks, éminent
professeur à l'Université de New York, avait écrit des
études importantes sur l'étalon de change-or en Extrême
Orient; on pourrait dire que c'était lui qui avait fait
connaître l'étalon de change-or aux économistes. Il vint
à Vienne parce qu'il voulait étudier et écrire sur les
conditions européennes, et je lui fis rencontrer Hayek. Plus tard, par
un arrangement spécial, le Dr. Hayek devint pendant un moment le
secrétaire de Jenks à New York. C'était un cas
exceptionnel. Jeremiah Jenks et Hayek étaient tous les deux des hommes
exceptionnels. Pour aider les autres, il fallait trouver une autre solution.
À cet égard, une institution américaine fit un excellent
travail: la Fondation Laura Spelman, plus connue sous le nom de Fondation
Rockefeller. Laura Spelman était la femme du premier Rockefeller. La
Fondation Laura Spelman permit à de jeunes étudiants
européens de passer une ou deux années aux États-Unis.
Ils pouvaient suivre les cours des universités s'ils le
désiraient et visiter différentes régions du pays; ils
pouvaient réellement retirer de grands bénéfices de cet
arrangement.
Le représentant de la Fondation en Autriche était un professeur
d'histoire, Francis Pribam. Ce dernier acceptait aussi des économistes
que je lui recommandais et, au cours des ans, Gottfried Haberler, Oskar
Morgenstern, Fritz Machlup et plusieurs autres vinrent aux États-Unis,
passèrent deux ans ici sous les auspices de la Fondation et revinrent
en tant que « parfaits » économistes, ainsi que je
pourrais le dire. Comme vous le savez, ils écrivirent plus tard
beaucoup de bons et très intéressants ouvrages. Je peux aussi
signaler un autre étudiant ayant bénéficié de
l'aide de Laura Spelman: le professeur allemand Wilhelm Röpke.
Une autre chose se développa en dehors de mon Privatseminar et de
mes activités comme conseiller économique à la Chambre
de Commerce autrichienne: en 1926, nous fondâmes à Vienne
l'Institut de Recherche sur le Cycle Économique. Son premier directeur
fut à nouveau le professeur Hayek. Quand Hayek quitta Vienne en 1931
pour enseigner à la London School of Economics, Morgenstern,
aujourd'hui professeur à Princeton, lui succéda. Malgré
certaines expériences « déplaisantes » avec les
nazis, cet Institut existe encore en Autriche, bien qu'il ne s'agisse plus de
l'Institut de Recherche sur le Cycle Économique mais d'un institut
plus général, l'Institut Autrichien de Recherche
Économique.
Ce qui est très intéressant, c'est que ces étudiants,
qui étudièrent pendant les années 1920 dans les
universités autrichiennes et qui voulaient choisir une carrière
scientifique et contribuer au développement de la science comme, par
exemple, chercheurs en économie, n'avaient en Autriche que très
peu de chances à cette époque de gagner de cette manière
assez d'argent pour vivre. En tant qu'étudiants, ils savaient
parfaitement qu'ils devraient travailler dans un autre domaine et ne
pourraient consacrer que leur temps libre à leur véritable
intérêt, l'étude de l'économie. Ils ne pouvaient
savoir à cette époque que, lors de l'invasion de l'Autriche par
l'Allemagne nazie en 1938, beaucoup d'entre eux pourraient trouver des postes
d'enseignants dans des pays étrangers, en particulier ici, aux
États-Unis, et qu'ils y trouveraient un champ d'activité bien
plus large que celui qu'ils auraient jamais pu connaître en Autriche.
Par conséquent, je dois dire que je considère que le
véritable succès de mon travail comme professeur
d'économie à Vienne fut de permettre à plusieurs
individus très doués et très capables de trouver une
façon de consacrer leur vie à la recherche scientifique. Ceci,
bien sûr, n'était pas dû à mon mérite. C'est
une chose qui a pu se faire en raison de l'attitude générale de
ce pays, les États-Unis, qui accepta comme professeurs ces jeunes
réfugiés européens, et ce sans tenir compte du fait
qu'ils n'étaient pas nés Américains, qu'ils avaient
été formés et avaient grandi en Europe dans des
conditions très différentes. Ce que les États-Unis ont
gagné avec mes anciens étudiants n'est pas mal: ils occupent
aujourd'hui certainement de très bons postes. En tant que professeurs
d'économie de ce pays, ils ont contribué au succès des
universités américaines et particulièrement aux
départements d'économie et de sciences sociales. Beaucoup
travaillent aussi dans d'autres domaines et sur divers travaux, souvent sur
des travaux théoriques.
On parle beaucoup de nos jours de coopération et d'amitié
internationales entre les nations. En réalité, rien n'a
été officiellement fait à cet égard. Au
contraire, le monde est encore divisé en camps hostiles, ce qui est
très triste. Mais ce qui s'est véritablement
développé dans le monde, de façon non officielle, c'est
un internationalisme de la science et de l'enseignement. Je suis fier d'avoir
pu contribuer un peu à cette internationalisation. Le fait qu'il
existe aujourd'hui une coopération internationale au sein des membres
d'un même domaine de recherche constitue l'un des développements
les plus importants des dernières années. Nous pouvons tous
être fiers d'avoir un peu contribué à ce
développement.
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Article originellement
publié par le Québéquois Libre ici
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