On entend
souvent dire, avec cette certitude qui est la marque des opinions
irréfléchies, que le libéralisme est dénué
de dimension morale, se limitant au cadre de la propriété
privée, de la concurrence et de l’échange marchand, sans
considérer les devoirs d’entraide et de partage liant les
membres d’une communauté.
En
vérité, le libéralisme est au contraire
éminemment moral, au sens où il est avant tout une
philosophie morale, dont sa défense de la liberté
économique dépend entièrement.
Le point de
départ du libéralisme est l’idée selon laquelle
chaque homme est légitime propriétaire de lui-même. Tel
est le fondement de sa défense de la propriété
privée, et donc de la liberté des échanges, tout comme
de son opposition à l’intervention du gouvernement dans
l’une et l’autre.
On peut
très bien refuser cette idée de
« propriété intérieure, » comme
l’appelait Gustave de Molinari. En fait, on le doit, si l’on
entend refuser les autres aspects du libéralisme, notamment
économique, car ceux-ci en sont la conséquence
nécessaire.
Mais
l’on ne peut nier que le libéralisme repose bel et bien sur un
principe moral : celui selon lequel chaque homme est, dans le
vocabulaire du philosophe Emmanuel Kant, une « fin en
soi, » une « personne »,
c’est-à-dire un être d’une autre nature que les
simples choses au moyen desquels on peut agir en leur imposant sa force.
De ce point de
vue, le principe de propriété de soi est très proche de
celui de « non-agression », qui est une autre
manière de comprendre le fondement du libéralisme, et
d’après lequel l’initiation de la force envers autrui est
toujours, et seule, moralement condamnable.
De ce point de
vue, le fait de taxer une personne afin de financer une action publique
bénéfique à d’autres est illégitime, car
cela revient pour ces dernières à initier la force envers la
première en lui imposant un paiement.
On pourrait
aussi dire que, à travers l’État, celles-ci se servent
alors d’un homme comme d’un simple moyen en vue de leurs propres
fins. Ou bien l’on pourrait encore dire que, ce faisant, elles violent
la propriété dont cet homme jouit légitimement sur
lui-même, ainsi que sur les produits de son travail et de ses
échanges avec autrui.
Quelque formulation
que l’on choisisse, l’idée est bien la même, et
montre par trois fois que le libéralisme se fonde, dans sa
défense de la propriété privée et de la
liberté des échanges comme dans son opposition à
l’intervention du gouvernement, sur une philosophie éthique.
Confrontés
à ce fait, les antilibéraux se réfugient
d’ordinaire derrière l’idée qu’une telle
morale est trop simpliste. Leur erreur est de confondre la simplicité
de l’évidence avec le simplisme du préjugé.
Certes,
l’idée selon laquelle chaque homme est légitime
propriétaire de lui-même n’a rien de bien
compliqué : chacun d’entre nous le sait intuitivement.
« C’est ma vie », nous écrions-nous
dès lors qu’il nous semble qu’autrui transgresse cette
propriété intérieure.
Sa
simplicité n’invalide pas une telle affirmation : il est
bien d’autres choses que nous savons comme par instinct, avant toute
réflexion, et qui n’en sont pas moins vraies. En fait, elle
démontre que la propriété de soi, pour métaphysique
qu’en semble le concept, est un fait premier, basique, mais
fondamental, et irréfutable.
Elle
n’en est pas moins susceptible d’une justification rationnelle,
c’est-à-dire d’une démonstration. Dès lors
qu’on l’entreprend, le fondement moral du libéralisme
devient cependant hautement sophistiqué.
Par exemple,
pour Hans-Hermann Hoppe, toute discussion entre deux personnes
présuppose l’acceptation d’un certain nombre de
vérités. Par exemple, chacun démontre, du fait
même qu’il échange des idées avec un autre,
qu’il croit que son interlocuteur est lui aussi un être
doué de raison.
De même,
toute discussion présuppose que chacun des participants reconnaisse
qu’il doit convaincre autrui, ou plus exactement qu’il lui est
interdit de recourir à la force pour imposer ses convictions à
l’autre.
De ce fait,
conclut Hoppe, toute discussion éthique présuppose le principe
de non-agression. Ce dernier s’élève ainsi au rang
d’axiome, c’est-à-dire d’une vérité
absolue. En effet, il est impossible de la réfuter, toute tentative
par une personne de convaincre une autre de sa fausseté devant la
présupposer.
Le principe de
non-agression n’affirme pas seulement que l’initiation de la
force est toujours un mal, mais également que ce type d’action
est seul moralement condamnable.
Le rapport
entre les deux idées est purement logique : si une personne
pouvait mal agir sans pourtant initier la force envers une autre, alors il
serait légitime de l’en empêcher en employant la force
bien qu’elle-même n’y ait pas eu recours – ce qui reviendrait à
l’initier et serait donc contraire au principe de non-agression.
Logiquement,
donc, les membres de la société n’ont,
d’après le libéralisme, aucune obligation les uns envers
les autres, sinon celle de ne pas se faire de mal.
C’est
là une des principales raisons pour lesquelles on croit
généralement le libéralisme immoral : parce
qu’il affirme que les hommes ne se doivent rien. Les riches ne doivent
pas la santé aux pauvres, non plus que l’éducation, etc.
Mais
c’est que l’on confond couramment la morale avec le fait de
chercher le bien d’autrui et d’être généreux.
Au contraire, pour le libéralisme, c’est
précisément parce que les hommes ne se doivent rien,
n’ont aucune obligation morale les uns envers les autres qu’ils
peuvent être généreux.
Si
c’était mon devoir que de permettre l’éducation des
enfants défavorisés et de prendre en charge les soins
médicaux de leurs parents, alors je ne ferais rien de bien en le
faisant : je ne serais pas généreux, mais agirait
simplement normalement. En fait, je me contenterais de leur rendre ce qui
leur revient de droit, puisque je le leur dois.
Ma
générosité consiste donc, à l’inverse, en
ce que je décide librement d’employer ces ressources pour
leur bien, et cela bien qu’elles m’appartiennent légitimement
et que je ne leur doive rien.
Ceci, pour
autant, n’est pas une question morale puisqu’elle concerne, non
pas l’emploi de la force envers autrui, sous quelque forme que ce soit,
mais la manière dont j’entends mener ma propre vie et
disposer de mes propriétés – une question sur laquelle le gouvernement ne saurait
légitimement intervenir.
Cela ne
signifie pas seulement que l’État devrait s’abstenir
d’obliger ses citoyens à agir de diverses manières
qu’il juge « bonnes. » Cela signifie tout aussi
bien qu’il devrait leur laisser la liberté, et les moyens,
d’exercer leur générosité comme ils
l’entendent.
Remarquons,
pour finir, que la réflexion précédente permet
également de déduire le genre de philosophie éthique sur
lequel l’antilibéralisme, l’étatisme et le
socialisme, sous toutes leurs formes et à tous les degrés,
doivent se fonder.
Tout
d’abord, ils doivent nier le principe de non-agression,
c’est-à-dire justifier l’initiation de la force (publique)
au nom d’un principe supérieur.
Ensuite,
celui-ci devrait être une négation de la propriété
de soi, c’est-à-dire affirmer que les hommes sont la
propriété, non pas de leur propre personne, mais de la
communauté à laquelle ils
« appartiennent » au sens littéral, et
dont ils reçoivent aussi bien des droits sur les autres que des
devoirs envers eux.
Rapidement, on
verrait cependant que cela laisse ouverte la question de savoir de quelle
communauté et de quels droits et devoirs il est ici
concrètement question. Les individus n’étant pas
d’accord sur la réponse, il n’est que deux manières
possibles d’y répondre.
La
première consiste, comme le propose le libéralisme, à
laisser chacun en décider pour lui-même dans la mesure où
il ne violente pas autrui. Chacun serait alors libre de déterminer
à quelle communauté il lui semble appartenir (sa famille, son
église, son quartier, sa ville ou son pays, l’humanité
entière, le règne animal, etc.), ainsi que de quelle
manière et dans quelle mesure il entend en poursuivre le bien
par-delà son intérêt purement privé.
Si l’on
refuse cette première option, alors on affirme légitime que la
communauté impose certaines actions aux individus
récalcitrants. Les individus ayant toutefois des vues divergentes sur
les fins collectives qu’il faudrait imposer à tous, cette
seconde option –
qui regroupe,
malgré leurs différences, tous les opposants au
libéralisme (communisme, socialisme, fascisme, etc.) – revient à affirmer la
légitimité de n’importe quel groupe parvenant à
s’imposer et à donner à son hégémonie force
de loi.
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