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Publié en 1949 dans la University of Chicago Law Review,
et republié en 1998
(avec une introduction) par The
Institute of Economic Affairs (Rediscovered
Riches No. 4)
[L'idée de Hayek est que les idées
jouent un rôle décisif dans la constitution des institutions, et que le
pouvoir de l'élite consiste à pouvoir faire accepter des idées qui feront
évoluer le monde. Il partage ce point de vue avec Rothbard, Mises et Keynes.
Pour des analyses différentes le lecteur se rapportera avec profit (sans
forcément les suivre) à la contribution de Norman Barry (qui estime que les
gens agissent dans leurs intérêts et n'ont pas toujours besoin d'être guidés,
bien ou mal, par les élites) dans "Hayek ‘Serfdom' revisited" édité
par The Institute of Economic Affairs et au dernier livre de Jean-Jacques
Rosa "Le second XXème siècle" (qui estime que l'évolution vers plus
d'étatisme ou plus de libéralisme traduit une efficacité objective mais
temporellement limitée des divers systèmes). NdT]
I
Dans tous les pays démocratiques, et
aux États-Unis plus qu'ailleurs, une forte croyance prévaut selon laquelle
l'influence des intellectuels sur la politique est négligeable. C'est
certainement vrai du pouvoir des intellectuels d'influencer les décisions par
leurs opinions particulières du moment et de leur capacité à modifier le vote
populaire sur des questions où leurs vues diffèrent de celles des masses.
Pourtant, sur de périodes quelque peu plus longues, ils n'ont probablement
jamais influencé une aussi grande importance qu'aujourd'hui dans ces pays. Ce
pouvoir, ils l'exercent en façonnant l'opinion publique.
A la lumière de l'histoire récente, il
est assez curieux que l'on n'ait pas encore reconnu plus généralement ce
pouvoir décisif des marchands professionnels de seconde main du monde des
idées. Le développement politique du monde occidental dans les cent dernières
années fournit la démonstration la plus éclatante. Le socialisme n'a jamais
et nulle part été un mouvement de la classe ouvrière. Ce n'est en aucun cas
un remède évident contre le mal évident que les intérêts de cette classe vont
nécessairement réclamer. C'est une construction de théoriciens, découlant de
certaines tendances de la pensée abstraite dont, pendant longtemps, seuls les
intellectuels étaient familiers ; et il fallut de grands efforts de la part
des intellectuels pour persuader les classes ouvrières de l'adopter comme
programme.
Dans tous les pays qui se sont tournés
vers le socialisme, la phase de développement durant laquelle le socialisme a
eu une influence déterminante sur la politique a été précédée pendant de
nombreuses années par une période où les idéaux socialistes ont dirigé les
réflexions des intellectuels les plus actifs. En Allemagne, cette étape a été
atteinte vers la fin du siècle dernier ; en Angleterre et en France à
l'époque de la Première Guerre Mondiale. Pour l'observateur fortuit il
semblerait que les États-Unis aient atteint cette phase après la Deuxième
Guerre Mondiale et que l'attrait d'un système économique planifié et dirigé
soit désormais aussi fort chez les intellectuels américains qu'il le fut chez
leurs collègues allemands ou anglais. L'expérience suggère que, lorsque cette
phase se produit, ce n'est plus qu'une question de temps avant que les idées
des intellectuels gouvernent la politique.
Le caractère du processus par lequel
les idées des intellectuels influencent la politique de demain est donc bien
plus qu'une question académique. Que nous voulions simplement prévoir ou que
nous voulions influencer le cours des événements, c'est un facteur bien plus
important qu'on ne le croit habituellement. Ce qui apparaît à l'observateur
contemporain comme une bataille d'intérêts conflictuels a été en réalité
décidée longtemps avant lors de confrontations d'idées confinées à des
cercles restreints. Assez paradoxalement, cependant, les partis de gauche
sont en général responsables pour la plus grande part de la croyance qui veut
que ce soit la force numérique qui décide du résultat politique. En pratique
ces mêmes partis ont cependant agi, régulièrement et avec succès, comme s'ils
comprenaient la position clé des intellectuels. Que ce soit par volonté ou
par la force des circonstances, ils ont toujours dirigé leurs efforts pour
gagner le soutien de cette "élite" [en français dans le texte,
NdT], alors que les groupes les plus conservateurs ont agi, régulièrement et
sans succès, selon une idée plus naïve de la démocratie de masse et ont
essayé généralement en vain de persuader l'électeur individuel.
II
Le terme "intellectuel",
toutefois, ne donne pas immédiatement une image exacte de la grande classe à
laquelle il se réfère. Le fait que nous ne disposions pas d'un meilleur nom
pour décrire ce que nous avons appelé des marchands d'idées de seconde main
n'est pas la moindre des raisons pour laquelle leur pouvoir n'est pas mieux
compris. Même des personnes qui utilisent le mot "intellectuel"
principalement comme un terme méprisant sont enclins à ne pas l'appliquer à
des personnes qui accomplissent sans aucun doute cette fonction
caractéristique. Cette fonction n'est ni celle du penseur original ni celle
du savant ou de l'expert dans un domaine particulier de la pensée.
L'intellectuel typique n'a besoin d'être ni l'un ni l'autre : il n'a pas
besoin de posséder une connaissance spéciale quelconque, ni même d'être
spécialement intelligent, pour jouer son rôle d'intermédiaire dans la
diffusion des idées. Ce qui le qualifie pour ce travail est la vaste étendue
de sujets sur lesquels il peut immédiatement parler et écrire, ainsi qu'une
position ou des habitudes qui lui permettent de se familiariser avec les
nouvelles idées avant ceux auxquels il s'adresse.
Avant de dresser la liste des
professions et activités qui font partie de cette classe, il est difficile de
se rendre compte à quel point elle est nombreuse, à quel point l'étendue de
ses activités augmente sans cesse dans la société moderne et à quel point
nous en sommes devenus dépendants. Cette classe ne comprend pas seulement des
journalistes, des enseignants, des ministres, des conférenciers, des
publicitaires, des commentateurs de radio, des écrivains de fiction, des
dessinateurs humoristiques et des artistes - qui sont peut-être tous passés
maîtres dans la technique de transmission des idées mais qui ne sont le plus
souvent que des amateurs en ce qui concerne la substance des idées qu'ils
transmettent. Cette classe comprend aussi de nombreux professionnels et
techniciens, comme des scientifiques et des médecins, qui, au travers de
leurs rapports habituels avec le monde de l'écrit, véhiculent de nouvelles
idées hors de leur propre domaine et qui, en raison de leur grande connaissance
de leur spécialité, sont écoutés avec respect par la plupart des autres. Il y
a peu de choses que l'homme ordinaire apprenne sur les événements ou les
idées en dehors de la médiation de cette classe. Et hors de notre domaine de
travail, nous sommes presque tous des hommes ordinaires et dépendons pour
notre information et notre apprentissage de ceux qui ont fait un métier de se
maintenir au courant des choses. Ce sont les intellectuels dans ce sens qui
décident quelles idées et opinions doivent nous êtres enseignées, quels faits
sont assez importants pour être donnés, sous quelle forme et de quel angle
ils doivent être présentés. Il dépend principalement d'eux que nous
apprenions les résultats des travaux d'un expert ou d'un penseur original.
Le profane, peut-être, n'est pas
pleinement conscient à quel point les réputations populaires des
scientifiques et des savants sont faites par cette classe et sont
inévitablement affectées par ses idées sur des sujets qui n'ont que peu à
voir avec les mérites des véritables travaux. Il est particulièrement
significatif pour notre problème que chaque spécialiste peut probablement
donner plusieurs exemples dans son domaine de gens qui ont une réputation
populaire non justifiée de grands scientifiques, uniquement parce qu'ils ont
des idées politiques "progressistes". Mais j'attends encore un seul
exemple où une telle pseudo-réputation scientifique a été faite pour des
raisons politiques à un savant de tendances plus conservatrices. Cette
création de réputations par les intellectuels est particulièrement importante
dans les domaines où les résultats des études ne sont pas utilisés par
d'autres spécialistes mais dépendent de la décision politique du public dans
son ensemble. Il n'y a pas de meilleure illustration que l'attitude prise par
les économistes professionnels dans l'évolution de doctrines comme le
socialisme ou le protectionnisme. Il n'y a probablement jamais eu une
majorité d'économistes, reconnus comme tels par leurs pairs, favorables au
socialisme (ou au protectionnisme). Il est probablement même vrai qu'aucun
autre groupe similaire d'étudiants ne contient une si grande proportion
d'adversaires du socialisme (ou du protectionnisme) [Voir cependant le cas
particulier de la France actuelle, analysé par Lemennicier, Marrot et Setbron
: "L'originalité des économistes français" in Journal des
économistes et des études humaines. Les étudiants en économie français et
belges ne se différencient pas des autres étudiants (les professeurs ne
connaissant pas l'économie et ne pouvant donc pas leur transmettre les
bases). Cité dans Action et taxation, p. 330, de Lacoude et
Sautet. NdT]. Le cas est encore plus significatif de nos jours, car il est
désormais probable que c'est un intérêt précoce pour les plans socialistes de
réforme qui a conduit les gens à choisir la profession d'économiste.
Pourtant, ce ne sont pas les idées prédominantes des experts mais les idées
d'une minorité, le plus souvent de réputation douteuse au sein de leur
profession, qui ont été adoptées et diffusées par les intellectuels.
L'influence envahissante des
intellectuels dans la société contemporaine est encore renforcée par
l'importance croissante de "l'organisation". Il est fréquent, mais
probablement erroné, de croire que l'augmentation de l'organisation accroît
l'influence de l'expert ou du spécialiste. Ceci peut être vrai de l'expert
administrateur et organisateur, s'il existe de telles personnes, mais
rarement de l'expert d'un domaine particulier de la connaissance. On augmente
plutôt le pouvoir de la personne dont la connaissance générale est supposée
la qualifier pour apprécier la déclaration d'un expert et pour juger entre
les experts des différents domaines. Ce qui est important pour nous,
cependant, est le fait que le savant qui devient président d'université, le
scientifique qui prend la direction d'un institut ou d'une fondation, le
spécialiste qui devient directeur ou fondateur actif d'une organisation
servant une cause particulièrement, tous cessent rapidement d'être des
savants ou des experts et deviennent des intellectuels au sens que nous avons
donné, des gens qui jugent les problèmes non d'après des mérites spécifiques
mais, de la manière caractéristique des intellectuels, uniquement à la
lumière de certaines idées générales à la mode. Le nombre de telles
institutions, qui engendrent des intellectuels et augmentent leurs pouvoirs,
croît chaque jour. Presque tous les "experts" dans la simple
technique d'acquisition de la connaissance sont, en ce qui concerne le sujet
dont ils s'occupent, des intellectuels et non des experts.
Au sens que nous donnons au terme, les
intellectuels sont en fait un phénomène assez récent de l'histoire. Certes,
personne ne regrette que l'éducation ait cessé d'être un privilège des
classes possédantes, mais le fait que ces dernières ne soient plus les mieux
instruites, ainsi que le fait que la plupart des gens qui ne doivent leur
situation qu'à leur éducation générale ne possèdent pas l'expérience du
fonctionnement du système économique (expérience donnée par l'administration
de la propriété) , sont des points importants pour comprendre le rôle des
intellectuels. Le Professeur Schumpeter, qui a consacré un chapitre éclairant
de son livre Capitalisme, Socialisme et Démocratie à
certains aspects de notre problème, a souligné à juste titre que c'est
l'absence de responsabilité directe dans les affaires pratiques et l'absence
consécutive d'une connaissance de première main qui distingue l'intellectuel
typique des autres personnes qui exercent aussi un pouvoir dans le monde oral
et écrit. Ce serait aller trop loin que d'examiner ici plus complètement le
développement de cette classe, tout comme l'étrange affirmation, avancée par
un de ses théoriciens, selon laquelle cette classe serait la seule dont les
idées ne sont pas soumises à des intérêts économiques. Un des points
importants qui devrait être examiné dans une telle discussion serait de
savoir jusqu'à quel point la croissance de cette classe a pu être
artificiellement stimulée par la loi du copyright [1].
III
Il n'est pas surprenant que le
véritable savant ou expert et l'homme d'affaires pratique méprisent
l'intellectuel, ne soient pas enclins à reconnaître son pouvoir et éprouvent
un ressentiment quand ils découvrent ce pouvoir. Individuellement, ils
trouvent que les intellectuels sont pour la plupart des personnes qui ne
comprennent aucune chose vraiment bien et dont le jugement sur les affaires
qu'ils [les savants ou les hommes d'affaires] connaissent ne montre que très
peu de sagesse. Mais ce serait une erreur fatale de sous-estimer leur pouvoir
pour cette raison. Même si leur connaissance reste souvent superficielle et
leur intelligence limitée, ceci ne change pas le fait que c'est leur jugement
qui détermine principalement les idées qui mèneront la société dans un futur
pas très éloigné. Il n'est pas exagéré de dire que, une fois la partie la
plus active des intellectuels convertie à un ensemble de croyances, le
processus d'acceptation générale est presque automatique et irrésistible. Les
intellectuels sont les organes que la société moderne a développés pour
diffuser la connaissance et les idées, et c'est au crible de leurs
convictions et de leurs opinions que passent toutes les nouvelles conceptions
avant d'atteindre les masses.
Il est de la nature du travail de
l'intellectuel d'utiliser ses propres connaissances et convictions pour
accomplir sa tâche quotidienne. Il occupe une position parce qu'il possède,
ou a eu affaire tous les jours avec, une connaissance que son employeur ne
possède en général pas, et ses activités ne peuvent donc être dirigées par
d'autres que dans une faible mesure. Et précisément parce que les
intellectuels sont la plupart intellectuellement honnêtes, il est inévitable
qu'ils poursuivent leurs propres convictions à chaque fois qu'ils peuvent le
faire et qu'ils ajoutent un parti pris à tout ce qui passe entre leurs mains.
Même si la direction politique est dans les mains d'hommes d'affaires avec
d'autres idées, l'exécution de la politique passera en général entre les
mains des intellectuels, et c'est fréquemment la décision sur les détails qui
détermine l'effet final.. Nous pouvons en trouver une illustration dans
presque tous les domaines de la société contemporaine. Des journaux
appartenant à des "capitalistes", des universités présidées par une
direction "réactionnaire", des radios ou télévisions possédées par
des gouvernements conservateurs sont connus pour influencer l'opinion
publique dans la direction du socialisme, parce que telle est la conviction
du personnel. Ceci s'est souvent produit non seulement malgré, mais peut-être
même à cause, des tentatives des gens au sommet de contrôler l'opinion et
d'imposer les principes de l'orthodoxie.
L'effet d'une telle filtration des
idées au travers des convictions d'une classe constitutionnellement disposée
envers certaines idées n'est nullement confiné aux masses. Hors de son
domaine de spécialisation, l'expert n'est en général pas moins dépendant de
cette classe et à peine moins influencé par sa sélection. Le résultat est
qu'aujourd’hui, dans la plupart du monde occidental, même les adversaires les
plus déterminés du socialisme tirent leurs connaissances de sources
socialistes pour la majorité des sujets sur lesquels ils ne disposent pas
d'une information de première main. Pour beaucoup des idées préconçues les
plus générales de la pensée socialiste, le lien avec les différentes
propositions pratiques n'est pas du tout évident ; en conséquence, beaucoup
d'hommes qui croient eux-mêmes être des adversaires déterminés de ce système
de pensée répandent en fait ses idées. Qui ne connaît pas d'homme pratique
qui dénonce dans son domaine le socialisme comme étant "pourri"
mais qui hors de son sujet débite le socialisme comme un journaliste de
gauche ?
Dans aucun autre domaine cette
influence des intellectuels socialistes n'a pu mieux se constater au cours
des cent dernières années que lors des contacts entre différentes
civilisations nationales. Ce serait dépasser le cadre de cet article que de
décrire les causes et la signification d'un fait très important : dans le
monde moderne les intellectuels fournissent à une communauté internationale
quasiment la seule approche. C'est ce qui explique principalement ce
spectacle extraordinaire : pendant des générations, l'Ouest supposé
"capitaliste" a offert son soutien moral et matériel presque
exclusivement à ceux des mouvements idéologiques des pays de l‘Est qui
cherchent à détruire la civilisation occidentale. Et, au même moment,
l'information du public occidental sur les événements dans les pays d'Europe centrale
ou d'Europe de l'Est est presque toujours biaisée en faveur du socialisme. La
plupart des activités "éducatives" des forces d'occupation
américaines en Allemagne sont un exemple clair et récent de cette tendance.
IV
Il est donc important d'avoir une bonne
compréhension des raisons qui tendent à pousser tant d'intellectuels vers le
socialisme. Le premier point que ceux qui ne partagent pas ce biais doivent
reconnaître franchement est que ce ne sont pas des intérêts égoïstes ni des
intentions malveillantes mais principalement des convictions honnêtes et des
bonnes intentions qui déterminent les idées des intellectuels. En fait, il
est nécessaire de reconnaître qu'en général l'intellectuel typique est
aujourd'hui d'autant plus enclin au socialisme qu'il est guidé par une bonne
volonté et par l'intelligence, et qu'en ce qui concerne l'argumentation
purement intellectuelle il pourra présenter de meilleurs arguments que les
adversaires de sa classe. Si nous pensons cependant qu'il a tort, nous devons
admettre qu'il puisse s'agir d'une véritable erreur qui conduit les gens bien
intentionnés et intelligents qui occupent les positions clés de notre société
à répandre des idées qui nous semblent être une menace contre notre civilisation [2].
Il n'y a rien de plus important que d'essayer de comprendre les sources de
cette erreur afin de pouvoir la contrer. Pourtant, ceux qui sont généralement
considérés comme les représentants de l'ordre existant et qui croient
comprendre les dangers du socialisme sont habituellement loin d'avoir une
telle compréhension. Ils ont tendance à considérer les intellectuels
socialistes comme rien d'autres qu'une bande nuisible de radicaux sans
apprécier leur influence et, par leur attitude envers eux, tendent à les
repousser dans une opposition encore plus grande vis-à-vis de l'ordre actuel.
Si nous voulons comprendre ce biais
spécifique d'une grande partie des intellectuels, nous devons être clairs sur
deux points. Le premier est qu'ils jugent généralement tous les problèmes
particuliers exclusivement à la lumière de certaines idées générales. Le
second, que les erreurs caractéristiques de chaque époque découlent
fréquemment de certaines vérités véritablement neuves venant d'être
découvertes, et que ces erreurs sont des applications erronées de nouvelles
généralisations qui ont montré leur valeur dans d'autres domaines. La
conclusion à laquelle nous devons arriver par la pleine prise en compte de
ces faits est que la réfutation effective de telles erreurs demande
fréquemment de plus grandes avancées intellectuelles, et souvent des avancées
sur des points très abstraits et semblant très éloignés des problèmes
pratiques.
Le trait peut-être le plus
caractéristique de l'intellectuel est de juger les nouvelles idées non
d'après leurs mérites spécifiques mais selon le degré auquel elles
s'accordent avec ses conceptions générales, avec l'image qu'il se fait du
monde moderne et avancé. C'est par leur influence sur sa personne et ses
choix d'opinions sur des questions particulières que le pouvoir des idées
augmente en proportion de leur généralité, de leur abstraction et même de
leur caractère vague. Comme l'intellectuel connaît peu de choses sur les
sujets particuliers, son critère doit être la compatibilité avec ses autres
idées et la possibilité de combiner le tout dans une vision cohérente du
monde. Cette sélection parmi la multitude de nouvelles idées s'offrant à
chaque instant crée les courants d'opinion, la représentation du monde (Weltanschauung)
d'une époque, qui fourniront des conditions favorables à la réception de
certaines opinions et défavorables à d'autres et qui feront que
l'intellectuel sera prêt à accepter une conclusion et à en rejeter une autre
sans véritable compréhension des problèmes.
Sur certains points l'intellectuel est
en fait plus proche du philosophe que d'un spécialiste quelconque, et le
philosophe est à plus d'un égard le prince des intellectuels. Bien que son
influence soit plus éloignée des affaires pratiques et donc plus lente et plus
difficile à observer que l'influence de l'intellectuel ordinaire, elle est de
la même nature et même à long terme plus puissante. C'est la même tentative
de synthèse, poursuivi de façon plus méthodique, le même jugement des idées
particulières d'après leur capacité à entrer dans un système général de
pensée plutôt que d'après leurs mérites spécifiques, le même combat pour une
vision cohérente du monde, qui dans les deux cas forment la base principale
pour accepter ou rejeter les idées. Pour cette raison, le philosophe exerce
probablement une plus grande influence sur les intellectuels que tout autre
érudit ou scientifique et, plus que tout autre, détermine la manière dont les
intellectuels exercent leur fonction de censure. L'influence populaire du
spécialiste scientifique commence à faire concurrence à celle du philosophe
uniquement quand il cesse d'être un spécialiste et commence à philosopher à
propos des progrès de sa discipline - et d'habitude seulement après avoir été
accepté par les intellectuels pour des raisons qui ont peu à voir avec sa
compétence scientifique.
Les "courants d'opinion" de
toute époque sont donc essentiellement un ensemble d'idées générales
préconçues d'après lesquelles l'intellectuel juge l'importance des nouveaux
faits et opinions. Ces idées préconçues sont principalement des applications
de ce qui lui semble les aspects les plus importants des réussites
scientifiques, un transfert vers d'autres domaines de ce qui l'a impressionné
dans les travaux scientifiques. On pourrait dresser une longue liste de
telles modes intellectuelles qui au cours de deux ou trois générations ont
dominé chacune à leur tour la pensée des intellectuels. Qu'il s'agisse de
"l'approche historique" ou de la théorie de l'évolution, du
déterminisme du 19ème siècle et de la croyance à l'influence prépondérante de
l'environnement sur l'hérédité, de la théorie de la relativité ou de la
croyance au pouvoir de l'inconscient - chacune de ces conceptions générales
fut la pierre de touche qui permettait de tester les innovations dans les
différents domaines. [Voir également à ce sujet le livre Impostures
intellectuelles de Sokal et Bricmont, qui fournit des illustrations
affligeantes de transferts erronés de concept scientifique au sein de la
pensée post-moderne. Les élucubrations citées sont proprement consternantes.
NdT] Il semble que moins les idées sont spécifiques et précises (ou moins
elles sont comprises), plus grande est leur influence. Parfois ce n'est rien
de plus qu'une vague impression rarement traduite en mots qui exerce une
profonde influence. Le développement politique a été grandement affecté par
des croyances telles que la constante supériorité, également pour les
questions sociales, du contrôle délibéré (ou d'une organisation consciente)
par rapport aux résultats de processus spontanés qui ne sont pas dirigé par
un esprit humain ; ou le caractère préférable d'un ordre basé sur un plan
préétabli par rapport à un ordre créé par l'équilibre de forces opposées.
Le rôle des intellectuels n'est qu'en
apparence différent en ce qui concerne le développement des idées vraiment
sociales. Dans ce cas, leur propension particulière se manifeste dans la
création de doctrines arbitraires à partir d'abstractions, dans la
rationalisation et dans leur soutien extrême de certaines ambitions qui
émergent des rapports normaux entre les hommes. Comme la démocratie est une
bonne chose, plus le principe démocratique est poussé loin, mieux c'est à
leurs yeux. La plus puissante de ces idées générales, à l'origine du
développement politique récent, est bien sûr l'idée d'égalité matérielle. De
façon caractéristique, ce n'est pas une conviction morale qui s'est
développée spontanément, d'abord appliquée dans les relations entre les
individus particuliers. C'est au contraire une construction intellectuelle
conçue au départ dans l'abstrait et dont l'application et la signification
pour des cas particuliers sont douteuses. Néanmoins elle a opéré fortement
comme principe de sélection parmi les possibilités alternatives de politique
sociale, en exerçant une pression constante vers un arrangement des questions
sociales que personne ne conçoit clairement. Qu'une mesure particulière tende
à apporter une plus grande égalité est considéré comme une recommandation si
forte que peu d'autres choses seront prises en compte. Comme dans chaque cas
particulier c'est sur cet aspect que les leaders d'opinion ont une conviction
ferme, l'égalité a déterminé les changements sociaux encore plus grandement
que ses partisans ne le souhaitaient.
Ce ne sont pas seulement les idéaux
moraux qui agissent de cette manière, cependant. Parfois les attitudes des
intellectuels sur des problèmes sociaux sont la conséquence d'avancées dans
la connaissance purement scientifique, et c'est dans ces circonstances que
leurs fausses idées sur des cas particuliers peuvent sembler bénéficier du
prestige des dernières découvertes scientifiques. Il n'est pas en soi
surprenant qu'une véritable avancée de la connaissance devienne ainsi à
l'occasion source de nouvelles erreurs. Si aucune fausse conclusion n'était
tirée des nouvelles généralisations, ces dernières seraient des vérités
finales qui ne demanderaient jamais à être révisées. Bien qu'en règle
générale une telle nouvelle généralisation partage simplement les fausses
conséquences qu'on pouvait déjà tirer des idées précédentes et ne conduise
pas à une nouvelle erreur, il est probable qu'une nouvelle théorie, au moment
où sa valeur est démontrée par les nouvelles conclusions valides qu'elle
produit, produit aussi d'autres nouvelles conclusions que des avancées
ultérieures montreront être erronées. Mais dans ces circonstances une fausse
croyance apparaît entourée du prestige de la plus récente connaissance
scientifique sur laquelle elle s'appuie. Bien que, dans le domaine particulier
à laquelle cette croyance s'applique, toutes les évidences scientifiques
soient contre elle, la croyance va néanmoins être sélectionnée, devant le
tribunal des intellectuels et à la lumière des idées qui gouvernent leur
pensée, comme l'idée la plus en accord avec l'esprit du temps. Les
spécialistes qui obtiendront une célébrité publique et une grande influence
ne seront pas ceux reconnus par leurs pairs mais souvent des hommes que les
autres experts considèrent comme des excentriques, des amateurs ou même des
imposteurs. Toutefois, aux yeux du public, ils seront considérés comme les
meilleurs connaisseurs de leur spécialité.
En particulier, il n'y a pas de doute
que la façon dont, durant les cent dernières années, l'homme a appris à
maîtriser les forces de la nature a grandement contribué à la formation de la
croyance selon laquelle un contrôle similaire des forces de la société
améliorerait de même les conditions humaines. Il est aisé de croire que, avec
l'application des techniques d'ingénierie, la conduite de toutes les formes
d'activité humaine sous la forme d'un simple plan cohérent devrait avoir
autant de succès dans la société que dans les innombrables problèmes
d'ingénieur. Et ceci est une conclusion trop plausible pour ne pas avoir
séduit la plupart de ceux qui étaient enthousiasmés par les réussites des
sciences naturelles. Il faut en effet admettre que des arguments puissants
sont nécessaires pour contrer la forte présomption en faveur d'une telle
conclusion et que ces arguments n'ont pas été énoncés correctement. Il n'est
pas suffisant de souligner les défauts de propositions particulières fondées
sur un tel raisonnement. L'argument des intellectuels ne perdra pas sa force
tant que l'on n'aura pas démontré de manière concluante pourquoi l'utilité de
ce qui a pu si bien réussir dans tant de domaines connaît des limites et
pourquoi il est néfaste de franchir ces limites. C'est un problème qui n'a
pas été traité de façon satisfaisante et qu'il faut traiter avant de
repousser le mouvement particulier conduisant vers le socialisme.
Bien entendu, c'est seulement l'un des
cas où des avancées intellectuelles plus poussées sont nécessaires pour
réfuter les idées nocives aujourd'hui courantes, et où le cours des
événements que nous traverserons sera finalement décidé par une discussion de
problèmes abstraits. Il n'est pas suffisant pour l'homme d'affaires d'être
convaincu, sur la base de sa connaissance profonde d'un domaine précis, que
les théories du socialisme découlant d'idées plus générales sont impraticables.
Il peut avoir parfaitement raison, et pourtant sa résistance sera submergée
et toutes les conséquences désolantes qu'il prévoit s'ensuivront s'il n'est
pas soutenu par une réfutation efficace des idées mères [en
français dans le texte, NdT]. Tant que les intellectuels gagneront pour
l'argumentation générale, la plupart des objections valides sur des cas
spécifiques seront repoussées. [La philosophe et romancière libérale Ayn Rand
(qui n'appréciait pas Hayek) a également souligné l'importance des idées
générales et de la philosophie sur la vie quotidienne dans son recueil
d'articles Philosophy, who needs it ? NdT]
V
Ce n'est cependant pas tout. Les forces
qui influencent le recrutement dans les rangs des intellectuels opèrent toutes
dans la même direction et permettent d'expliquer pourquoi tant des gens parmi
les plus capables penchent vers le socialisme. Il y a bien sûr de nombreuses
différences d'opinion parmi les intellectuels, comme dans tout groupe. Mais
il semble vrai qu'en général ce sont les hommes les plus actifs, les plus
intelligents et les plus originaux au sein des intellectuels qui penchent le
plus fréquemment vers le socialisme, alors que ses adversaires sont d'un
calibre inférieur. C'est particulièrement vrai au début de l'infiltration des
idées socialistes. Plus tard, bien qu'en dehors des cercles intellectuels ce
soit parfois encore un acte de courage de professer des convictions
socialistes, la pression de l'opinion parmi les intellectuels sera souvent
tellement faveur du socialisme qu'il faudra à un homme plus de force et
d'indépendance pour y résister que pour rejoindre ce que ses collègues
considèrent comme des idées modernes. Par exemple, personne ne peut ignorer,
s'il est familier d'un grand nombre d'universités (et de ce point de vue la
majorité des enseignants de l'université doivent être classés comme
intellectuels plutôt que comme experts), le fait que les professeurs les plus
brillants et ayant le plus de succès ont aujourd'hui plus de chances d'être
socialistes, alors que ceux qui ont des idées plus conservatrices sont
fréquemment des médiocrités. C'est évidemment en soi un facteur important qui
conduit la plus jeune génération vers le camp socialiste.
Le socialiste y verra, bien sûr, une
preuve que les personnes les plus intelligentes sont destinées de nos jours à
devenir socialistes. Mais c'est loin d'être l'explication nécessaire ni même
la plus probable. La raison principale de cet état de fait est probablement
que, pour l'homme exceptionnellement doué qui accepte l'ordre actuel de la
société, s'offrent une multitude d'autres possibilités pour exercer son
pouvoir et son influence. Alors que la carrière intellectuelle est pour celui
qui est mécontent le chemin le plus prometteur pour exercer influence et
pouvoir afin de contribuer à la réussite de ses idéaux. Plus que ça : l'homme
conservateur très doué choisira en général un travail intellectuel (et le
sacrifice matériel qui en résulte d'habitude) seulement si le travail en
lui-même lui plaît. Il est donc plus fréquemment amené à devenir un savant
expert plutôt qu'un intellectuel au sens spécifique du terme. Tandis que, que
pour celui qui a des idées socialistes, le travail intellectuel est le plus
souvent un moyen plutôt qu'une fin, un chemin vers la grande influence
exercée par l'intellectuel professionnel. Probablement, la réalité n'est pas
que les plus intelligents soient socialistes, mais qu'une plus grande
proportion de socialistes parmi les esprits intelligents se destine aux
occupations intellectuelles grâce auxquelles ils obtiennent une influence
décisive sur l'opinion publique dans la société moderne [3].
La sélection du personnel chez les
intellectuels est aussi très liée à l'intérêt prédominant qu'ils montrent
pour les idées générales et abstraites. Les spéculations sur la possible
reconstruction totale de la société donnent à l'intellectuel une place bien
plus à son goût que les considérations plus pratiques et à court terme de
ceux qui ont pour but une amélioration faite petit à petit de l'ordre
existant. En particulier, la pensée socialiste doit en grande partie
l'attrait qu'elle exerce sur les jeunes à son caractère visionnaire. Le
courage même de s'adonner à la pensée utopique est à cet égard une source de
force pour les socialistes et dont le libéralisme traditionnel manque
fâcheusement. Cette différence opère en faveur du socialisme, non seulement
parce que la spéculation à propos des principes généraux fournit, à ceux qui
ne s'encombrent pas des faits de la vie de tous les jours, une occasion de
jouer avec leur imagination, mais aussi parce qu'elle satisfait un désir
légitime de comprendre la base rationnelle de tout ordre social et offre la
possibilité d'exercer une envie constructive à laquelle le libéralisme, après
avoir remporté ses grandes victoires, a laissé peu d'exutoires.
L'intellectuel, par toutes ses dispositions, ne s'intéresse pas aux détails
techniques et aux difficultés pratiques. Ce qui lui plaît, ce sont les
grandes visions, la compréhension illusoire de l'ordre social en tant que
tout que nous promet un système planifié.
Ce fait, que les goûts des
intellectuels soient mieux satisfaits par les spéculations des socialistes
s'est avéré fatal quant à l'influence de la tradition libérale. Une fois
apparemment satisfaites les demandes de base de leurs programmes, les
penseurs libéraux se sont tournés vers les problèmes de détail et ont eu
tendance à négliger le développement de la philosophie générale du
libéralisme, qui a en conséquence cessé d'être une question vivante offrant
un terrain à la spéculation générale. Ainsi, pendant plus d'un demi-siècle,
seuls les socialistes ont offert quelque chose ressemblant à un programme
explicite de développement social, une image de la société future qu'ils
voulaient atteindre et un ensemble de principes généraux guidant les
décisions sur les questions particulières. Bien que, si j'ai raison, leurs
idéaux souffrent de contradictions internes, et que toute tentative de les
mettre en pratique doive produire quelque chose de totalement différent de ce
qu'ils espèrent, ceci ne change pas le fait que leur programme de changement
est le seul à avoir réellement influencé le développement des institutions
sociales. C'est parce que les leurs idéaux sont devenus l'unique philosophie
générale explicite sur la politique sociale à être partagée par un grand
groupe, le seul système théorique qui pose de nouveaux problèmes et ouvre de
nouveaux horizons, que les socialistes ont réussi à inspirer l'imagination
des intellectuels.
Les développements actuels de la
société durant cette période ont été déterminés non par une bataille d'idéaux
conflictuels, mais par un contraste entre un état de choses existant et
l'idéal d'une société future possible que les socialistes seuls ont présentée
au public. Très peu d'autres programmes offerts fournissent de véritables
alternatives. La plupart ne sont que des compromis à mi-chemin entre les
types les plus extrêmes de socialisme et l'ordre existant. Tout ce qui
restait à faire pour rendre presque chaque proposition socialiste raisonnable
à ces esprits "judicieux", qui étaient constitutionnellement
convaincus que la vérité doit toujours se trouver au milieu des extrêmes,
était de trouver un partisan pour soutenir une position qui soit suffisamment
plus extrême. Il ne semblait exister qu'une direction vers laquelle on puisse
se diriger, et la seule question semblait être de connaître à quelle vitesse
et jusqu'à quel point le mouvement devrait se produire.
VI
La signification de cet attrait spécial
éprouvé par les intellectuels, attrait que le socialisme tire de son
caractère spéculatif, deviendra plus clair si nous comparons plus
profondément la position de la pensée socialiste avec celle sa contrepartie,
qui est libérale au vieux sens du terme. Cette comparaison nous conduira
aussi aux leçons que nous pouvons tirer d'une appréciation adéquate des
forces intellectuelles qui déterminent les fondations d'une société libre.
Assez paradoxalement, un des principaux
handicaps qui empêchent le penseur libéral d'avoir une influence populaire
est intimement lié au fait que, avant que le socialisme n'arrive dans les
faits, il a plus d'occasions d'influencer directement les décisions de
politique courante, et qu'en conséquence non seulement il n'est pas tenté par
la spéculation à long terme qui est la force des socialistes, mais en est
même découragé parce que tout effort de ce type réduira probablement le bien
immédiat qu'il peut produire. Quel que soit son pouvoir d'influencer les
décisions pratiques, il le doit à sa position vis-à-vis des représentants de
l'ordre existant. Et cette position serait en danger s'il se consacrait
lui-même au type de spéculations qui plaisent aux intellectuels et qui
pourraient influencer à travers lui les développements sur de longues périodes.
Afin d'avoir du poids pour les pouvoirs en place, il doit être
"pratique", "sensé" et "réaliste". Tant qu'il
se consacre aux questions immédiates, il est récompensé par l'influence, les
succès matériel et la popularité aux yeux de ceux qui jusqu'à un certain
point partagent sa perspective générale. Or ces hommes ont peu de respect
pour les spéculations sur les principes généraux qui dictent le climat
intellectuel. S'il se prête sérieusement à de telles spéculations à long
terme, il risque d'acquérir la réputation d'être "peu valable"
voire à moitié socialiste parce qu'il refuse d'identifier l'ordre existant au
système libre qu'il désire [4].
Si, malgré ceci, il continue à porter
ses efforts vers la spéculation générale, il découvre rapidement qu'il est
peu sûr de s'associer de trop près avec ceux qui semblent partager la
majorité de ses convictions et se trouve vite isolé. Il y a en effet peu de
tâches moins gratifiantes de nos jours que celle qui consiste à développer le
fondement philosophique sur lequel puisse reposer le développement futur de
la société libre. Comme l'homme qui entreprend un tel travail doit accepter
la plupart du cadre de l'ordre existant, il apparaîtra à beaucoup des
intellectuels à l'esprit spéculatif comme un simple apologiste timide des
choses telles qu'elles sont. Et au même moment il sera écarté par les hommes
dirigeant les affaires comme un théoricien qui manque d'esprit pratique. Il
n'est pas assez radical pour ceux qui ne connaissent que le monde où
"les pensées cohabitent aisément" et bien trop radical pour ceux
qui ne voient que "combien difficilement les choses se heurtent".
S'il tire avantage du soutien qu'il pourrait avoir des hommes d'affaires, il
se discrédite presque certainement aux yeux de ceux dont il dépend pour
diffuser ses idées. Au même instant il doit éviter très soigneusement tout ce
qui ressemble à des fantaisies ou des exagérations. Si l'on ne connaît pas de
socialiste connu pour s'être discrédité auprès de ses collègues même après
les propositions les plus folles, le libéral de la vieille école se
condamnerait par une suggestion irréaliste. Cependant, pour les intellectuels
il ne sera jamais assez spéculatif ou aventureux, et les changements et
améliorations de la structure sociale qu'il a à offrir sembleront limités en
comparaison de ceux que leurs imaginations moins restreintes conçoivent.
Au moins dans une société dans laquelle
les préalables nécessaires principaux de la liberté sont déjà présents et
dans laquelle les améliorations ultérieures ne concernent plus que des points
de détail, le programme libéral ne peut prétendre à la fascination de la
nouveauté. Apprécier les améliorations qu'il peut offrir demande plus de
connaissance du fonctionnement de la société existante que n'en possède
l'intellectuel moyen. La discussion de ces améliorations doit provenir d'un
niveau plus pratique que celle des programmes plus révolutionnaires. Ainsi
les choses se présentent sous un aspect qui exerce peu d'attrait sur
l'intellectuel et tendent à apporter des éléments qui lui semblent hostiles.
De plus, ceux qui connaissent le mieux le fonctionnement de la société
actuelle sont également intéressés à préserver des traits spécifiques de
cette société qui ne pourraient se défendre sur la base de principes
généraux. Au contraire de la personne qui envisage un futur totalement neuf
et qui cherche naturellement l'aide du théoricien, les hommes qui croient à
l'ordre actuel pensent également le comprendre bien mieux que tout
théoricien, et par conséquent rejettent la plupart du temps tout ce qui est
théorique et peu familier.
La difficulté de trouver un soutien
réel et désintéressé à une politique systématique de liberté n'est pas
nouvelle. Dans un passage que la réception d'un de mes récents livres m'a
rappelé, Lord Acton décrivait il y a longtemps comment :
de tout temps les amis sincères de la
liberté ont été rares, et son triomphe dû à des minorités, qui ont pu réussir
en s'associant à des alliés dont les buts différaient des leurs ; et cette
association, qui est toujours dangereuse, s'est parfois révélée désastreuse,
en donnant aux adversaires des raisons d'opposition valables...[5]
Plus récemment, un des plus distingués
économistes américains vivants s'est plaint d'une façon similaire que la
tâche principale de ceux qui croient aux principes de base du système
capitaliste doivent fréquemment défendre ce système contre les capitalistes -
en fait, les grands économistes libéraux, depuis Adam Smith jusqu'à nos
jours, l'ont toujours su.
L'obstacle le plus important qui sépare
les hommes pratiques, qui ont la cause de la liberté vraiment à cœur, et les
forces qui, dans le royaume des idées, décident du cours de leur
développement est la profonde méfiance de ces hommes dans les spéculations
théoriques et leur tendance à l'orthodoxie. Ceci, plus que toute autre chose,
crée une barrière presque infranchissable entre eux et les intellectuels qui
se consacrent à la même cause et dont l'aide est indispensable pour faire
régner cette cause. Bien que cette tendance soit peut-être naturelle chez des
hommes qui défendent un système parce qu'il s'est justifié en pratique, et
que sa justification intellectuelle semble sans importance, elle est fatale à
la survie du système parce qu'elle le prive du soutien dont elle a le plus
besoin. Toute orthodoxie, toute prétention qu'un système d'idées est fini et
doit être accepté sans question comme un tout, sont des idées qui s'opposent
nécessairement aux intellectuels, quelles que soient leurs opinions sur des
questions particulières. Tout système qui juge les hommes selon leur entière
adhésion à un ensemble d'opinions, selon leur orthodoxie ou le degré auquel
on peut leur faire confiance pour professer des avis ratifiés sur tous les
points, se prive d'un soutien sans lequel aucun ensemble d'idées ne peut
conserver son influence dans la société moderne. La possibilité de critiquer
les idées acceptées fournit l'atmosphère sans laquelle l'intellectuel ne peut
pas respirer. Une cause qui n'offre pas de telle possibilité ne peut pas
trouver le soutien de l'intellectuel et est amenée à disparaître dans une
société qui, comme la nôtre, dépend de ses services. [On pourra objecter à
Hayek l'exemple de l'orthodoxie communiste, qui a toujours attiré les
intellectuels, en partie parce qu'elle leur évitait de penser mais pas de
gesticuler et de protester, ce qui me semble être, plus que le goût des
idées, leur raison d'être. Ndr]
VII
Il est possible qu'une société libre
comme nous l'avons connu porte en elle les germes de sa destruction, qu'une
fois la liberté obtenue elle soit considérée comme admise et cesse d'avoir de
la valeur, et que la croissance libre des idées qui représente l'essence
d'une société libre conduise à la destruction des fondements dont elle
dépend. Il y a peu de doutes que l'idéal de la liberté est aujourd'hui moins
attirant pour la jeunesse dans des pays comme les États-Unis que dans des
pays où l'on a appris ce que sa perte voulait dire. D'un autre côté, il y a
plusieurs signes qu'en Allemagne et ailleurs, pour les jeunes gens qui n'ont
jamais connu une société libre [le texte date de 1949, NdT], la tâche d'en
construire une peut devenir aussi existant et fascinant que n'importe quel
plan socialiste qui est apparu au cours des cent dernières années. C'est un
fait extraordinaire, que de nombreux voyageurs ont pu ressentir, qu'en
parlant à des étudiants allemands des principes d'une société libérale on
trouve une audience plus réactive et même plus enthousiaste qu'on ne pourrait
l'espérer dans toutes les démocraties occidentales. En Angleterre aussi, il
apparaît déjà parmi la jeunesse un nouvel intérêt pour les principes du
véritable libéralisme, intérêt qui n'existait pas il y a encore quelques
années.
Cela veut-il dire que la liberté n'a de
valeur que quand elle est perdue, que le monde doit partout passer par une
phase sombre de totalitarisme socialiste avant que les forces de la liberté
ne réunissent à nouveau assez de puissance ? Peut-être, mais j'espère que
non. Pourtant, tant que les gens qui déterminent à long terme l'opinion
publique continueront à être attirés par les idéaux du socialisme, la
tendance continuera. Si nous voulons éviter un tel développement, nous devons
être capables d'offrir un programme libéral neuf, qui attire l'imagination.
Nous devons à nouveau rendre la création d'une société libre une aventure
intellectuelle, un acte de courage. Ce qui nous manque, c'est une utopie
libérale, un programme qui ne semble être ni une simple défense des choses
existantes, ni une forme diluée de socialisme, mais un véritable radicalisme
libéral qui n'épargne pas les susceptibilités des puissants (y compris les
syndicats), qui ne soit pas strictement pratique, et qui ne se confine pas à
ce qui semble aujourd'hui politiquement possible. Nous avons besoin de
leaders intellectuels qui soient préparés à résister aux flatteries des gens
puissants et influents, qui aient envie de travailler pour un idéal, aussi
faibles soient les perspectives de sa prochaine réalisation. Il doit s'agir d'hommes
qui veulent adhérer à des principes et se battre pour leur pleine
réalisation, aussi éloignée soit elle. Ils devront abandonner les compromis
pratiques aux hommes politiques. Le libre échange et la liberté sont des
idéaux qui peuvent encore stimuler les imaginations de nombreuses personnes,
mais la
simple "liberté raisonnable
d'échanger" ou le simple "assouplissement des contrôles" ne
sont ni intellectuellement respectables ni susceptibles d'inspirer un
quelconque enthousiasme. [Depuis ce texte, Rothbard et Rand sont arrivés,
rejoints par d'autres libertariens, et ont rempli ces fonctions aux
États-Unis. NdT]
La leçon principale que le vrai libéral
doit apprendre du succès des socialistes est que c'est leur courage d'être
utopique qui leur a apporté le soutien des intellectuels et donc une
influence sur l'opinion publique qui rend tous les jours possible ce qui
semblait encore récemment tout à fait lointain. Ceux qui se sont limités
exclusivement à ce qui semblait possible dans l'état actuel de l'opinion ont
toujours pu constater que même ceci est rapidement devenu politiquement
impossible à cause des changements de l'opinion publique qu'ils n'ont rien
fait pour guider. A moins que nous ne puissions refaire de la construction
des fondations philosophiques d'une société libre une question intellectuelle
d'actualité, et de son accomplissement une tâche qui soit un défi pour
l'ingéniosité et l'imagination de nos esprits les plus vivants, l'avenir de
la liberté est effectivement sombre. Mais si nous pouvons retrouver la
croyance au pouvoir des idées qui était la marque du libéralisme à sa
meilleure époque, la bataille n'est pas perdue. Le renouveau intellectuel du
libéralisme est déjà en cours dans plusieurs parties du monde. Sera-t-il à
l'heure au rendez-vous ?
Notes
[1]. Il serait intéressant de découvrir à quel point une
analyse critique sérieuse des bénéfices pour la société de la loi sur le
copyright, ou l'expression de doutes quant à l'intérêt public de l'existence
d'une classe qui vit de l'écriture de livres, auraient des chances d'être
énoncées publiquement dans une société où les canaux d'expression sont
largement contrôlés par ceux qui ont un intérêt direct à la situation
existante.
[2].Ce n'était pas (comme l'a suggéré
un des critiques de La Route de la servitude, le Professeur
Schumpeter) "la politesse" mais une conviction profonde de
l'importance de cet aspect qui me fait, pour reprendre les mots de
Schumpeter, "rarement attribuer aux adversaires plus qu'une erreur
intellectuelle".
[Effectivement, Hayek a une certaine
tendance à excuser les adversaires et à leur prêter de bonnes intentions
(personnellement, j'avoue avoir du mal à trouver la moindre excuse aux
"intellectuels" français qui me semblent être à la fois bêtes et
méchants). C'est ainsi qu'il avait dédié la Route de la servitude "aux
socialistes de tous les partis", en pensant qu'ils pourraient s'amender.
Cette attitude bienveillante a été dénoncée ultérieurement par d'autres
auteurs, Rothbard et Block (qui estime à juste titre qu'il ne s'agit pas
uniquement d'un procédé rhétorique mais bien de la conviction de Hayek, voir
les lignes ci-dessus) par exemple. Il reste cependant que Hayek, clément et
charitable avec les hommes, ne l'est pas avec les idées. NdT]
[3]. Un autre phénomène familier est
lié à cette idée : il y a peu de raisons de croire que les très grandes
capacités intellectuelles pour créer un travail original soient plus rares
chez les Gentils que chez les Juifs. Pourtant il n'y a pas de doute que la
quantité de gens d'origine juive constitue presque partout un nombre
disproportionnellement grand parmi les intellectuels selon notre définition,
c'est-à-dire dans les rangs des interprètes professionnels des idées. C'est
peut-être un don spécial de leur part et c'est certainement leur meilleure
occasion dans des pays où des obstacles leur sont opposés dans d'autres
domaines. Plus que pour toute autre raison, c'est probablement parce que les
Juifs constituent une si grande proportion chez les intellectuels qu'ils
semblent être plus réceptifs aux idées socialistes que les gens d'autres
origines.
[4]. L'exemple récent le plus éclatant
d'une telle dénonciation comme "socialiste" d'un libéral pas tout à
fait orthodoxe a été fourni par quelques commentaires sur le livre Economic
Policy for a Free Society (1948) de feu Henry Simon. On n'est pas
obligé d'être d'accord avec la totalité de l'ouvrage et même penser que
certaines suggestions qui y figurent sont incompatibles avec une société
libre. Et pourtant on peut le considérer comme une des plus importantes
contributions récentes à notre problème, et comme étant le type de travail
nécessaire pour commencer la discussion sur des questions fondamentales. Même
ceux qui sont violemment en désaccord avec certaines de ses suggestions
devraient l'accueillir comme une contribution qui pose clairement et
courageusement les problèmes centraux de notre époque.
[5]. Acton, The
History of Freedom, Londres, 1922.
Traduction : Hervé de Quengo
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