Nouriel Roubini a récemment publié un article au titre
évocateur chez nos confrères des Échos: «Les cinq ingrédients
qui préparent la crise de 2020». Le docteur en économie voit un cocktail
composé d’une note de récession globale, d’une touche de hausse des taux
d’intérêt, d’un parfum de valorisations boursières excessives, d’un zeste de
difficulté politique et d’impuissance des banques centrales en guise de
rondelle de citron. Un cocktail dur à avaler, vous l’aurez compris.
Sommes-nous vraiment dans la même situation qu’en 2007-2008, voire pire?
Sylvie Matelly note des points communs et de nouveaux risques:
«Je pense au haut niveau d’endettement des États qui s’est renforcé après
la crise de 2008, mais également à l’endettement des ménages qui est de plus
en plus inquiétant. On a aussi des bulles spéculatives qui se sont formées,
comme celle sur l’immobilier en Chine, la survalorisation des GAFA (Google,
Apple, Facebook, Amazon) et plus globalement sur certains marchés actions
comme aux États-Unis. Ces risques d’éclatement fragilisent l’économie
mondiale. De plus, les régulations de la finance mises en place après la
crise de 2008 ont été insuffisantes pour limiter les risques.»
Commençons par la remontée des taux. Pendant des années, plusieurs Banques
centrales, celles des États-Unis, du Japon et la Banque Centrale Européenne
(BCE) en tête, ont mené des politiques ultra-accommodantes afin de soutenir
l’économie. Des taux très bas conjugués à des programmes de rachat d’actifs
ont permis l’afflux de liquidité dans le système financier. Puis, la Réserve
fédérale américaine a commencé a relever progressivement ses taux d’intérêts.
Le 26 septembre, elle l’a fait pour la troisième fois de l’année avec une
hausse d’un quart de point, pour les porter à une fourchette située en 2 et
2,25%. Avec une croissance de 4,1% au deuxième trimestre, l’économie
américaine surchauffe. Et la Fed craint que l’inflation, toujours
officiellement autour des 2%, ne dérape.
«La politique extrêmement favorable pour l’économie américaine mise en
place par Donald Trump, notamment au niveau des allégements d’impôts, a créé
un emballement qui appellera inévitablement à une réaction de la Réserve
fédérale américaine. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il la critique
si fortement. Si la FED durcit sa politique monétaire, c’est l’ensemble du
secteur financier qui s’en trouvera fragilisée», note Sylvie Matelly.
Le locataire de la Maison-Blanche avait en effet peu goûté la décision du
26 septembre: «Malheureusement, ils viennent juste d’augmenter un peu les
taux d’intérêt parce que nous (l’économie) nous portons bien. Je ne suis pas
content.» Hausse des taux signifie augmentation du coût du crédit, moins de
liquidités, dollar plus fort et donc exportations américaines plus chères.
Mais ce n’est pas forcément le pire pour la directrice adjointe de l’Iris:
«Aux États-Unis, une augmentation des taux d’intérêt aura pour conséquence
un ralentissement de la croissance économique. Mais ce n’est pas sûr que ce
soit le plus inquiétant. Dans le contexte actuel, une telle décision
rapatrierait un certain nombre de capitaux aux États-Unis du fait des risques
limités. Il faut rappeler que les taux d’intérêts sont le loyer de l’argent.
Vous allez où cela rapporte le plus avec le minimum de risques. Le problème,
c’est que ces capitaux vont venir de pays très endettés. Dans le cas de
l’Europe, cela pourrait créer des crises, mais la Banque centrale européenne
et le mécanisme européen de stabilité pourrait intervenir. Mais dans des pays
émergents comme le Brésil ou l’Argentine, la fuite de capitaux vers les
États-Unis pourrait avoir des conséquences désastreuses pour leurs
économies.»Pour Philippe Béchade, président des Éconoclastes, la hausse des
taux que l’on voit aux États-Unis est naturelle et fait partie d’une
stratégie qui vise à se dégager des marges de manœuvre:
«On n’est pas encore dans des politiques de hausse des taux restrictives.
La hausse des taux actuelle aux États-Unis est juste une normalisation. On se
situe encore entre 2 et 2,25% face à une croissance de 4%. Et en Europe, la
croissance est autour de 2% avec des taux proches de 0. Je pense que les
banques centrales sont convaincues que l’on se dirige vers un ralentissement
du cycle économique, avec ou sans hausse de taux. Elles souhaitent se ménager
des marges de manœuvre, mais la situation risque fort d’être critique.
La Fed, même avec des taux à 2,25%, n’a pas de latitude suffisante pour
qu’une baisse de ce taux ait un impact significatif sur l’économie. En
Europe, c’est encore pire. La BCE ne les a pas encore montés et elle ne le
fera probablement pas avant l’automne 2019. Si le cycle se retourne et que le
marché se met à corriger, la BCE n’aura aucun instrument pour soutenir
l’économie en cas de crise.»
C’est en substance l’avis de Nouriel Roubini qui, dans son article publié
par Les Échos, décrit des gouvernements pieds et poings liés: «à la
différence de 2008, époque à laquelle les gouvernements disposaient des
outils politiques permettant d’empêcher une chute libre, les dirigeants qui
affronteront la prochaine récession auront les mains liées, sachant par ailleurs
que les niveaux globaux de dette sont supérieurs à ceux d’avant-crise.»
Tensions commerciales et trading à haute fréquence
Car comme le souligne Philippe Béchade, «l’éléphant dans le corridor reste
la taille des dettes, qui sont à des niveaux bien au-delà de ceux qui étaient
déjà jugés insupportables en 2008». La crise économique a vu l’endettement de
nombreux États augmenter à vitesse grand V, de même que celui des ménages et
du secteur privé. D’après le FMI, la dette mondiale a atteint un record de
164.000 milliards de dollars en 2016. Cela représente 225% du PIB de la
planète.
«Aujourd’hui, la seule raison pour laquelle on juge que la dette est
tolérable est à chercher du côté de raisonnement du type: « Il y a 4% de
croissance aux États-Unis, donc ils peuvent faire face à un déficit de
3% ». C’est un calcul totalement basique. Le problème c’est que
l’accroissement de la dette américaine est en fait beaucoup plus rapide que
ces 3%. En Europe, on n’a pas non plus réussi à se désendetter, hormis
l’Allemagne. Si les taux montent et qu’il n’y a pas de croissance pour
compenser cela, on va droit dans le mur», avertit Philippe Béchade.
Le fait que les Banques centrales coupent progressivement les vivres
pourrait avoir un autre effet désastreux: un krach des marchés actions. Les
politiques ultra-accommodantes ont eu pour conséquence de faire grimper les
marchés financiers à des niveaux prodigieux. À New York, les indices Dow
Jones et S&P 500 battent record sur record depuis l’élection de Donald
Trump. Privés de leur carburant, ils pourraient sérieusement dévisser… et la
bulle imploser.
«C’est la plus phénoménale bulle spéculative qu’on a connue depuis 1929.
Et elle va forcément exploser. Comme le souligne l’économiste en chef
d’Allianz, Mohamed Aly El-Erian, la question est de savoir comment la
correction ne s’est encore produite. Cela fait depuis 2015 que les niveaux
atteints par les marchés sont délirants. Arrive là-dessus Donald Trump qui
crée un nouvel emballement de la croissance avec un choc fiscal et qui tend
encore plus le ressort», s’alarme Philippe Béchade.
Autre avis de tempête sur l’économie mondiale: la guerre commerciale. La
rhétorique protectionniste de Donald Trump l’a mis en position de
confrontation avec l’Union européenne, mais surtout avec la Chine.
«Les tensions commerciales peuvent impacter la croissance mondiale, car
elles vont ralentir le commerce international. À partir du moment où vous
imposez des droits de douane sur des produits, vous les rendez plus chers et
donc vous en limitez les échanges. Or le commerce international est un
élément clef de la croissance économique partout dans le monde», souligne
Sylvie Matelly.
Encore plus quand les deux premières économiques mondiales s’affrontent.
Les milliards de dollars d’augmentation des tarifs douaniers que s’imposent
réciproquement les États-Unis et la Chine ont tout de la dangereuse escalade.
Les invectives sortent du domaine du commerce. Le vice-président américain
Mike Pence a récemment accusé Pékin d’ingérence dans les élections américaines.
Des déclarations qualifiées d’«injustifiées» et de «ridicules» par l’Empire
du Milieu. «Cette guerre commerciale devient un enjeu plus politique
qu’économique et cela va peser sur la croissance économique», s’inquiète
l’économiste de l’Iris.
Un tableau d’ensemble que Nouriel Roubini saupoudre d’un peu d’inquiétude
politique. D’après lui, la montée de partis à la rhétorique anti-finance
compliquera davantage la tâche des gouvernements en cas de crise économique.
«Par ailleurs, les sauvetages dans le secteur financier seront intolérables
pour des pays marqués par la résurgence de mouvements populistes et dirigés
par des gouvernements quasi insolvables», prévient-il.
«Sur le sauvetage des banques et le populisme, la question à se poser est
la suivante: « Comment vont réagir les opinions publiques? » Je
pense qu’elles l’accepteront, car les politiques qui sont mises en place pour
accompagner le secteur financier dans la perspective d’une telle crise sont
des politiques de responsabilité. Ce qui n’a pas forcément été le cas en
2008. L’essentiel est d’expliquer les démarches. Ne pas sauver le secteur
financier, c’est pousser à la faillite un certain nombre d’entreprises en
premier lieu desquels les plus fragiles. C’est également ruiner des citoyens.
Nous sommes prisonniers de ce système financier. Par définition, il finance
l’économie. Il n’est pas totalement déconnecté même s’il l’est en partie»,
anticipe Sylvie Matelly.
C’est justement ce manque de lien avec la réalité que dénonce Philippe
Béchade, notamment par rapport à ce qu’il se passe sur les marchés actions:
«Le pire dans tout cela, c’est que les réflexes sont toujours les mêmes. Les
gérants ne croient pas vraiment à la hausse. Ils sont parfaitement conscients
que les valorisations sont tendues. Et en même temps, ils sont pris dans une
logique de réplication des performances indicielles qui les contraint à
acheter toujours les mêmes valeurs et qui de fait progressent plus vite que
la moyenne. On est donc obligé de les surpondérer ce qui a pour effet de les
faire monter encore plus vite. C’est un système de spirale complètement
imbécile.» Avant de poursuivre: