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Alors que les fumeurs et fabricants
de cigarettes sont l'objet d'une persécution de plus en plus agressive
par les gouvernements (voir LES FUMEURS DANS LE COLLIMATEUR, p. 9 et
SUR LES HISTOIRES QUI SE TERMINENT MAL, p. 7), le
mouvement en faveur d'une décriminalisation de la marijuana prend de
l'ampleur aussi bien au Canada qu'ailleurs en Occident.
La Chambre des Communes a, il y a
quelques semaines, formé un comité pour étudier la
question, et des députés de tous les partis se sont
prononcés en faveur d'une telle mesure. De nombreux pays
européens en sont déjà rendus là et même
aux États-Unis, malgré la poursuite fanatique d'une «
guerreà la drogue »
par l'État fédéral, la porte s'entrouve
dans plusieurs États qui permettent une utilisation limitée
à des fins thérapeutiques.
Corps fumé
Il y a un tas de bons arguments
pour mettre fin à cette persécution.
D'abord, s'il n'y pas encore de consensus sur les vertus
thérapeutiques de la marijuana, il est tout à fait évident
que ses effets néfastes ont été complètement
exagérés, sinon carrément inventés. Des millions
de Nord-Américains ont déjà fumé du pot. Nous en
connaissons tous qui ont fait l'expérience ou qui continuent à
en consommer. Pourtant, quand entend-on parler de personnes qui ont des
troubles de comportement majeurs parce qu'ils fument? Jamais! Alors que les
alcooliques dépressifs, violents, imprudents et accrochés
semblent être légion, les fumeurs de pot ne causent aucun trouble.
Pourquoi s'attaquer à des gens qui veulent se détendre et
rigoler?
Non
seulement cette persécution est-elle futile, mais elle coûte une
fortune et a des effets désastreux. Environ 40 000 faux
criminels sont arrêtés chaque année au Canada pour
possession de marijuana, sans effet apparent sur la vente et la consommation.
Le marché noir engendre évidemment une véritable
criminalité, de la violence et des guerres de gangs, tout comme la
Prohibition a engendré des Al Capone dans les
années 1920. Mais les policiers ont beau faire leur petit spectacle
à la télé pratiquement toutes les semaines après
une descente ou une perquisition quelconque pour montrer comment ils ont
porté un « dur coup » à
un « important réseau de trafiquants »,
il y a longtemps que plus personne ne croit qu'on pourra mettre fin à
ce trafic par la répression.
Ces
arguments utilitaristes, et bien d'autres, ont leur pertinence. Les
gouvernements se rendent compte que cette guerre à la marijuana est
inutile, néfaste et de plus en plus impopulaire, et c'est pourquoi ce
mouvement de libéralisation va sans doute se poursuivre. Tant mieux.
S'agit-il cependant des raisons les plus fondamentales? La réponse
à une seule question suffirait en fait à clore ce débat
demain matin: À qui appartient notre corps? À l'État ou
à nous?
Corps public
L'un des accomplissements majeurs
de la civilisation occidentale est l'idée que les gens peuvent adopter
les croyances religieuses, philosophiques ou idéologiques qu'ils
veulent et que l'État n'a pas à s'en mêler ni ne doit
persécuter ceux qui s'écartent de l'opinion de la
majorité. Jusqu'au 17e siècle, on emprisonnait, torturait, ou
brûlait encore les hérétiques et ceux qui critiquaient le
souverain. Aujourd'hui, la liberté de religion et d'opinion distingue
les pays civilisés des autres, tels que l'Iran, l'Afghanistan ou la
Chine, où l'on est encore persécuté pour ses croyances.
On a en gros accepté l'idée que le pouvoir ne doit pas
s'exercer sur l'esprit des gens, c'est-à-dire que notre conscience
nous appartient et que ce qu'elle contient ne regarde personne d'autre que
nous.
L'État impose bien certaines limites à l'expression verbale ou
écrite de nos idées, et on voit même poindre quelques
nouvelles menaces à la liberté de conscience – la
rectitude politique vise carrément à criminaliser certaines
idées – mais en gros, il y a eu un progrès
considérable sur ce plan au cours des derniers siècles.
Là où l'on recule toutefois, c'est sur la question de la
propriété de notre corps. De nombreux sujets de controverse
achoppent directement sur ce point: non seulement la consommation de drogue
ou de tabac, celle d'aliments perçus comme néfastes pour la
santé, mais également la prostitution, les mariages polygames, les
questions reproductives (voir LA GUERRE CONTRE LE CLONAGE, p. 10),
le suicide assisté (voir L'EUTHANASIE: UN CHOIX INDIVIDUEL DANS UNE
SOCIÉTÉ LIBERTARIENNE, le QL, no 61),
ou encore le port de la ceinture de sécurité ou du casque
à bicyclette.
Sauf
dans le cas de l'avortement, aucune de ces actions ne crée de «
victime » autre que la personne qui décide de se faire
quelque chose à elle-même. Dans tous les cas pourtant,
l'État intervient, et intervient dans certains cas de plus en plus, présumément pour protéger le «
bien-être de la population ».
Le ministre
québécois des Transports Guy Chevrette a ainsi annoncé
il y a quelques jours qu'il donnait un an aux cyclistes pour devenir plus
prudents et réduire le nombre d'accidents causant une blessure
à la tête, sinon il allait imposer le port du casque protecteur.
La déclaration est typique de l'absurdité collectiviste qui
passe pour un « débat de société
» aujourd'hui. Le ministre lance une mise en garde à un
groupe de citoyens qui n'ont rien en commun, à part la pratique d'un
sport, et les menace de tous les punir collectivement s'ils ne font rien pour
changer une statistique qu'il consultera l'an prochain.
Chaque
cycliste a pourtant ses propres habitudes, ses propres habiletés, un
niveau de risque tolérable qui le caractérise. En bout de
ligne, c'est lui qui va se blesser à la tête ou ailleurs s'il a
un accident, et c'est lui qui devrait pouvoir décider s'il souhaite ou
non réduire ses risques en portant un casque. Il n'est pas non plus
responsable du comportement des autres.
Mais le
ministre le voit autrement. Et il n'y a qu'une façon d'expliquer cette
perspective: il croit que les corps des cyclistes appartiennent en fait
à l'État, et qu'il est donc justifié d'imposer à
chacun de changer son comportement pour son propre « bien ».
Corps nationalisé
Cette prétention n'est bien sûr jamais
aussi clairement explicitée. Mais c'est elle qui sous-tend tous les
arguments sur la nécessité de réglementer ceci ou cela
même si aucune victime ne peut être trouvée.
L'État n'a bien sûr jamais cessé de réglementer
les comportements sexuels au nom de la moralité, et ces restrictions
puritaines existent toujours. Des lois qui interdisent la sodomie entre deux
adultes consentants existent encore dans certains États
américains. En Australie, une nouvelle loi permet à la police
de trouver chez les fournisseurs de service Internet l'information pour
retracer ceux qui regardent de la pornographie, ce qui constitue maintenant
un crime. Et l'hypocrisie générale règne encore presque
partout sur le sujet de la prostitution.
Ce qui
est nouveau, ce sont toutes ces questions qui ont un impact sur la
santé, qui offrent un terrain fertile aux autocrates qui veulent
imposer leur propre vision d'une vie saine.
La
nationalisation de nos corps est en effet le résultat direct de la
nationalisation des services de santé. À partir du moment
où la santé est publique, où nous payons tous pour les
soins de tout le monde, toute restriction peut se justifier par la
réduction des « coûts sociaux ».
Vous fumez? Vous allez coûter plus cher à la
société! Vous augmenter vos risques d'accident à
bicyclette? Vous allez coûter plus cher à la
société!
Nous
sommes encore, et de plus en plus, au stade de l'Inquisition
moyenâgeuse sur ce plan. Les raisons pour justifier une intervention de
l'État dans le but de protéger les gens contre eux-mêmes
sont infinies. Trop de consommation de sel, selon les
conclusion d'une commission en France! Et n'est-il pas néfaste
de consommer trop de gras ou de ne pas faire assez d'exercice? L'État
doit intervenir! (voir Prix Béquille de bronze, le QL, no 51)
Les
bien-pensants sont les nouveaux puritains, les nouveaux inquisiteurs (voir
LES FASCISTES DE LA SANTÉ, le QL, no 15), et
comme ceux d'époques révolues qui se réclamaient de
l'autorité divine, ils croient avoir la légitimité
morale pour régir ce que nous faisons avec notre corps. La seule
différence est qu'ils le font, aujourd'hui, au nom du bien public et
qu'ils ont remplacé Dieu par l'État.
Martin Masse
Le Quebecois Libre
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