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Article tiré de "The Economics of Ludwig von
Mises" édité par Laurence. S. Moss (Kansas City : Sheed and Ward, 1976)
repris dans "Perception, Opportunity and Profit"
(Chicago University Press, 1979), dans "Austrian Economics : a
reader" édité par Richard. M. Ebeling
(Hillsdale College Press, 1991) et dans "Essays on Capital and
Interest" (Edward Elgar, 1996).
Ceux qui étudient
la pensée économique de Mises tombent souvent d'accord sur le
fait que la théorie du capital et de l'intérêt occupe une
place centrale et typiquement autrichienne dans le système
général milésien. C'est la raison pour laquelle Frank H.
Knight, dans son long article critique sur le premier exposé de ce
système [1], a choisi de
se concentrer sur "la théorie du capital et de
l'intérêt" après avoir décidé de
limiter son analyse à "un problème principal qui tient
dès le début une position particulièrement centrale dans
la structure de la théorie, et sur lequel son désaccord avec
l'auteur provient des prémisses et des méthodes
fondamentales" [2].
Dans cet article, Knight présente Mises comme le chef de file de la
position autrichienne sur le capital et l'intérêt. Dans un
article de 1945 Friedrich A. Hayek fait allusion à Mises comme
l'auteur le plus pointu parmi les autrichiens sur ces problèmes [3].
Et pourtant, dans ses
ouvrages publiés, Mises semble avoir porté peu d'attention aux
théories du capital et de l'intérêt jusqu'à une
époque relativement tardive de sa carrière. Son influence dans
ce domaine était principalement limitée à ses cours
oraux et à la discussion de ses séminaires. Même en 1941
(probablement sans avoir lu le livre Nationalökonomie de Mises [une version allemande qui
préfigurait Human
Action, NdT], publié en 1940), Hayek remarque dans son livre Pure Theory of Capital que, bien que "les œuvres
publiées de Mises s'occupent principalement des problèmes plus
complexes qui surviennent au point ou [ce livre] se termine", Mises a
néanmoins suggéré certains angles d'approche pour la
partie la plus abstraite [de ce livre]" [4].
Hormis un article
d'hommage [Festschrift] de 1931 sur le capital inconvertible [5], le travail publié
préalablement à 1940 par Mises sur le capital et
l'intérêt se limite à quelques pages de son Socialisme (en dehors d'occasionnels obiter dicta) [6]. D'un autre côté,
il y a, dans la seconde édition (1924) de la Théorie de la monnaie et
du crédit, une note de bas de page étrange et plutôt
énigmatique [7]. Cette
note montre clairement que depuis 1912 Mises (1) a réfléchi de
manière très critique à la théorie de
l'intérêt, (2) considère alors qu'Eugen von Böhm
Bawerk, bien qu'étant "le premier à éclaircir la
voie qui mène à la compréhension du
problème", a néanmoins proposé une théorie non satisfaisante, et (3) espère
publier dans "un futur pas trop éloigné" sa propre
étude spécifique du sujet. Il est certes bien dommage que Mises
n'ait jamais sorti son étude et que nous soyons obligés, afin de
comprendre ce qu'il trouvait de non satisfaisant dans la position de
Böhm-Bawerk, de nous fier à la liste relativement maigre des
remarques dispersées au long de ses ouvrages plus importants.
Heureusement, bien que ses ouvrages ultérieurs ne contiennent pas de
discussion critique détaillée sur les écrits de
Böhm-Bawerk, ils nous fournissent un traitement théorique complet
des problèmes du capital et de l'intérêt, justifiant
ainsi l'affirmation de Knight suivant laquelle la théorie du capital
et de l'intérêt occupe une place centrale dans le système
milésien. Dans ce qui suit je résumerai d'abord les propres vus
de Mises sur les problèmes de capital et d'intérêt et
discuterai ensuite jusqu'à quel point elles diffèrent de celles
de Böhm-Bawerk et de Knight. Ce faisant, nous découvrirons que la
position ultérieure de Mises est, comme signalé par Knight et
Hayek, typiquement autrichienne.
1. Mises sur le capital et l'intérêt
Les vues de Mises sur le
capital et l'intérêt peuvent être résumées
d'une manière commode comme suit :
a. L'intérêt
n'est pas le revenu spécifique
dérivé de l'utilisation des biens du capital [8] ; il n'est pas non plus "le
prix payé pour les services du capital" [9]. Au contraire,
l'intérêt exprime le phénomène universel
("catégoriel") de la préférence temporelle et
émergera par conséquent inévitablement aussi dans une
économie d'échange pure sans production.
b. Comme la production
prend du temps, les prix du marché des facteurs de production (qui
tendent à refléter le prix du marché des biens de
consommation qu'ils produisent) sont eux-mêmes sujets à des
considérations de préférence temporelle. Le
marché, dans une économie de production, génère
donc l'intérêt en tant que valeur excédentaire des biens
produits par rapport aux valeurs convenablement escomptées des
facteurs de production associés.
c. Le concept de capital (comme le concept associé de revenu) est uniquement un
outil pour le calcul économique et donc ne veut dire quelque chose que
dans un contexte de marché où le calcul monétaire a un
sens. Ainsi, le capital est correctement défini comme la valeur
monétaire (perçue subjectivement) de la part du
propriétaire dans les avoirs d'une société
particulière. Il faut distinguer nettement le capital des biens du capital.
d. Les biens du capital sont des facteurs de production
produits ; ils sont "des étapes intermédiaires sur le
chemin menant du tout début de la production à son but final,
la transformation en biens de consommation" [10].
e. Il n'est pas utile de définir le capital
comme la totalité des biens de production. Le concept de
totalité des biens du capital n'aide par ailleurs aucunement à
comprendre le processus de production.
f. Les biens du capital
sont le résultat d'étapes de production antérieures
(c'est-à-dire plus élevées) et ne sont donc pas des
facteurs de production en eux-mêmes en dehors des facteurs
utilisés pour leur production. Les biens du capital n'ont pas de
capacités de production qui ne puissent être attribuées
à ces facteurs antérieurs.
Lors de ses discussions
sur le capital et l'intérêt, Mises ne donne jamais le nom des
auteurs avec lesquels il engage la controverse. Comme l'observe Knight
(à propos du volume qu'il étudiait), la présentation de
Mises sur le capital et l'intérêt "est particulièrement
au centre de controverses, sur le fond et sur la forme, bien que
l'argumentaire soit dirigé contre des positions, avec très peu
de débat ou d'échanges avec des auteurs nommément
cités." [11]
Les indications
données par Mises lui-même, ainsi qu'une comparaison soigneuse
entre les idées énoncées par Mises et celle des autres
théoriciens du capital, nous permettent de comprendre comment ses
idées se situent par rapport aux théories plus
généralement connues du capital et de l'intérêt
contre lesquelles il se battait. Une telle compréhension est de la
plus haute importance pour apprécier pleinement la contribution de
Mises. Dans l'analyse suivante j'indiquerai les points de désaccord
entre Mises et les deux autres principales approches de son époque au
sujet du capital et de l'intérêt. Je commencerai par
étudier la tradition de Böhm-Bawerk et passerai ensuite au point
de vue de [John Bates] Clark et Knight.
2. Mises et la théorie de Böhm-Bawerk
Nous avons
déjà vu que, dès 1924, Mises avait indiqué son
désaccord avec la théorie de Böhm-Bawerk. Ce pourrait
être une surprise pour ceux qui pensent - de manière
erronée - que la position autrichienne est une position monolithique
sur la plupart des questions économiques et spécialement sur la
théorie du capital et de l'intérêt. En
vérité, alors que l'éclat suggestif de la contribution
de Böhm-Bawerk a été reconnu au plan international comme
caractéristique du travail de l'Ecole autrichienne, il ne fut en aucun
cas accepté par les autres figures représentatives de cette
école. Il est aujourd'hui bien connu, comme l'a rappelé Joseph
A. Schumpeter, que Carl Menger considérait la théorie de
Böhm-Bawerk sur le capital et l'intérêt comme "une des
plus grandes erreurs jamais commises" [12].
En se référant spécifiquement non seulement à
Menger mais aussi à Friedrich von Wieser et à Schumpeter
lui-même, Hayek fit remarquer que ceux qui sont "habituellement
considérés comme les chefs de file de l'Ecole autrichienne en économie"
n'acceptaient pas les idées de Böhm-Bawerk [13]. Nous ne devons donc pas
être autrement étonnés du désaccord de Mises avec
les enseignements de son propre mentor.
Les désaccords de
Mises avec la théorie de Böhm-Bawerk sont le reflet d'un
thème constant. Mises était intéressé à
distiller les idées de base de Böhm-Bawerk pour les extraire des
atours non-subjectifs, techniques et empiriques dans lesquels elles
étaient présentées. Mises essayait de montrer que les
idées fondamentales de Böhm-Bawerk découlaient
naturellement de sa propre approche praxéologique, ou, en d'autres
mots, qu'elles pouvaient être énoncées dans un cadre
strictement subjectiviste. Knight décrit (correctement) Mises comme
prenant une position extrêmement autrichienne sur la question de l'intérêt
en refusant de donner un quelconque rôle explicatif aux conditions
objectives ou physiques qui gouvernent la production dans un monde utilisant
le capital. Tout comme la théorie autrichienne de la valeur ne
dépend que de considérations sur l'utilité, sans
considération pour les coûts objectifs, de même, explique
Knight, la théorie milésienne de l'intérêt
dépend entièrement de la préférence temporelle
subjective, et n'accorde aucune influence à la productivité physique [14]. Il faut se rappeler le
commentaire profond de Hayek concernant la nature de la contribution de Mises
à l'économie. Remarquant "qu'il n'est probablement pas
exagéré de dire que chaque avancée importante en
théorie économique fut un pas de plus dans l'application du subjectivisme" [15], Hayek citait Mises comme
l'économiste qui a le plus constamment appliqué ce
développement subjectiviste : "Probablement tous les traits
caractéristiques de ses théories... sont la conséquence
directe... de cette position centrale" [16].
De façon plus précise, la théorie de Mises sur le capital
et l'intérêt est en désaccord avec celle de
Böhm-Bawerk sur les points suivants :
a. Sur le rôle du
temps : Mises, bien que rendant hommage aux "mérites
impérissables" du rôle fructueux de Böhm-Bawerk dans
le domaine du développement de la théorie de la
préférence temporelle, critique sévèrement la
perspective épistémologique dans laquelle Böhm-Bawerk fait
intervenir le temps dans l'analyse. Pour Böhm-Bawerk, la
préférence temporelle est une régularité
empirique remarquée au travers d'une observation psychologique
fortuite. Au lieu de cela, Mises considère la préférence
temporelle comme un "élément catégoriel
déterminé... valable à chaque occasion d'action" [17]. Du point de vue de Mises, la
théorie de Böhm-Bawerk ne rend pas justice à
l'universalité et au caractère inévitable du
phénomène de préférence temporelle. De plus,
Mises prend Böhm-Bawerk à partie pour ne pas avoir reconnu que le
temps doit entrer dans l'analyse uniquement dans le sens ex ante. Le rôle que le
temps "joue dans l'action est constitué entièrement par
les choix que fait l'homme agissant entre différentes périodes
de production de durées différentes. La durée
nécessitée dans le passé pour la production des biens du
capital disponibles aujourd'hui n'entre nullement en compte... La
‘période moyenne de production' est un concept vide" [18]. Il convient de remarquer
qu'ici Mises identifie une source de confusion constante à propos du
rôle du temps dans la théorie autrichienne. De nombreuses
critiques adressées par Knight et d'autres à l'encontre de la
théorie autrichienne sont hors sujet parce que cette théorie
est énoncée explicitement en termes de décisions orientées
vers le futur, faites par les producteurs et les consommateurs ayant
conscience du temps [19].
b. Sur le rôle de la
productivité : comme déjà signalé, Mises
déplore nettement les concessions faites par Böhm-Bawerk aux
théoriciens de la productivité. Pour Mises, il est à la
fois malheureux et inexplicable que Böhm-Bawerk, qui avait "si
brillamment réfuté" l'approche productiviste dans son
histoire critique des doctrines de l'intérêt, se rende
lui-même coupable, jusqu'à un certain point, du même type
d'erreur dans sa Théorie
positive. Il y a certains désaccords dans la littérature
sur l'importance des considérations productivistes que
Böhm-Bawerk a en réalité fait entrer dans sa
théorie. Le débat remonte au moins à la remarque de
Frank A. Fetter en 1902 qu'il "était surprenant pour beaucoup
d'étudiants de Böhm-Bawerk de trouver qu'il avait proposé
une théorie dont le trait le plus important est la productivité
technique des processus détournés. Sa critique des
théories productivistes de l'intérêt était
énoncée de telle sorte qu'elle conduisait à croire qu'il
les rejetait totalement... [Mais] il apparaît d'après les
déclarations ultérieures de Böhm-Bawerk qu'il ne s'oppose
pas à la théorie productiviste comme explication partielle,
mais non exclusive, de l'intérêt." [20] Bien plus tard Schumpeter a
insisté sur le fait que la productivité ne joue qu'un
rôle accessoire dans ce qui est en réalité
entièrement une théorie de la préférence
temporelle [21]. Il est assez
intéressant de noter que, lorsque Böhm-Bawerk considérait
les rôles alternatifs de la productivité dans une théorie
ayant conscience du temps, il utilisait carrément une interprétation
qui plaçait la productivité et "l'impatience" au
même niveau [22].
Böhm-Bawerk précisait clairement qu'il ne voulait pas identifier
sa position avec celle de Fetter, qui épousait une théorie de
l'intérêt basée sur la préférence
temporelle sans mention aucune pour des considérations de
productivité. Böhm-Bawerk remarquait que "Fetter
lui-même épouse une [théorie qui] le place à
l'aile la plus extrême des théoriciens de l'intérêt
purement ‘psychologique' - ‘psychologique' entendu comme
opposé à ‘technique'. Il occupe une position bien plus
extrême que la mienne" [23].
A coup sûr, Mises a
proposé une théorie de l'intérêt aussi
"extrême" que celle développée par Fetter. Plus
loin nous verrons que Mises refuse à la productivité du capital
tout rôle dans la théorie de l'intérêt.
c. Sur la
définition du capital : Böhm-Bawerk définissait le capital
comme l'ensemble des produits intermédiaires (c'est-à-dire des
moyens de productions déjà produits) [24] et ce faisant était
critiqué par Menger [25].
Menger essaya "de réhabiliter le concept abstrait de capital
comme valeur monétaire de la propriété dévolue
à des buts d'acquisition, par opposition au concept de Smith des
‘moyens de production déjà produits'." [26] Dès son livre Socialisme (1923) Mises adoptait
catégoriquement la définition de Menger [27]. Dans L'Action humaine il continue à étudier
de façon plus approfondie la question, bien que sans dire
explicitement qu'il s'oppose à la définition de
Böhm-Bawerk. Les économistes, assure Mises, font l'erreur de
définir le capital comme capital
réel - l'ensemble
des choses physiques. C'est non seulement un concept "vide" mais
aussi responsable de sérieuses erreurs dans les diverses utilisations
pour lesquelles le concept de capital a été utilisé.
Le refus de Mises
d'accepter la notion de capital comme ensemble des biens de productions
déjà produits exprime son insistance autrichienne constante sur
la prise de décision orientée vers le futur. Menger avait
déjà indiqué que "l'origine historique d'un bien
n'entre pas en considération du point de vue économique" [28]. (Plus tard, Knight et Hayek
ont souligné que l'insistance sur les origines historiques des biens
de production déjà produits est un résidu des anciennes
perspectives des coûts de production et n'est pas cohérente avec
la remarque précieuse que le passé est le passé [et
qu'il faut l'oublier] [29].)
Ainsi, le rejet par Mises de la définition de Böhm-Bawerk
reflète un point de vue subjectiviste convaincu.
De plus, le
désaccord de Mises avec la notion de capital de Böhm-Bawerk
provient de son scepticisme typiquement autrichien à l'encontre des
agrégats économiques. Comme l'écrit Mises, "[La]
totalité des facteurs de production déjà produits est
simplement une énumération d'une quantité physique de
milliers et de milliers de divers biens. Un tel inventaire ne sert à
rien pour l'action. C'est une description d'une partie de l'univers en termes
de technique et de topographie et n'a aucun lien de quelque sorte que ce soit
avec les problèmes posés par les tentatives
d'amélioration du bien-être humain" [30]. Lachmann suggère qu'une
objection similaire vis-à-vis de la pratique contestable
d'agrégation économique est peut-être la raison du
désaccord profond de Menger avec la théorie de Böhm-Bawerk [31].
A la place de la notion de
capital de Böhm-Bawerk, Mises reprit la définition du terme par
Menger. Ainsi, dans L'Action
humaine, Mises souligne longuement que la mesure du capital n'a de
signification que dans le rôle qu'elle joue pour le calcul
économique. Le terme dénote donc un concept de
comptabilité et dépend pour sa mesure d'un système de
prix du marché : Mises explique que "le concept de capital est
opératoire tant que les hommes se laissent guider dans leurs actions
par une comptabilité du capital"[32]. Ailleurs, Mises
écrit : "Le capital est la somme de monnaie équivalant
à tous les avoirs moins la somme de monnaie équivalant aux
dettes tel que consacré à une date donnée pour la
conduite des opérations d'une unité d'affaires
donnée" [33]. Il
s'ensuit pour Mises que le capital "est inévitablement lié
au capitalisme, à l'économie de marché. Ce n'est qu'un
fantôme dans les systèmes économiques pour lesquels il
n'y a ni échange marchand ni prix monétaires des biens de tous
les ordres" [34]. Nous
reviendrons sur plusieurs des implications de la substitution faite par Mises
de la définition de Böhm-Bawerk par le concept du capital de
Menger.
3. Mises et la tradition de Clark et Knight
Si les écrits de
Mises sur le capital et l'intérêt divergent de la théorie
de Böhm-Bawerk, ils impliquent en tout cas certainement un rejet total
de la principale alternative à cette tradition, l'approche
développée dans les écrits de Clark et de Knight. Le
concept de capital chez Clark et Knight et la théorie productiviste de
l'intérêt furent le sujet de sévères attaques dans
les principaux travaux (ultérieurs) de Mises. Comme nous l'avons
mentionné, l'article critique de Knight sur le livre Nationalökonomie de Mises consiste presque
entièrement en une attaque de la théorie de Mises sur le
capital et l'intérêt, conjointement avec une redéfinition
et une clarification de ses [Knight] propres positions. En faisant la liste
des objections de Mises aux idées de Clark et Knight, nous obtenons en
même temps une compréhension plus complète du
désaccord de Mises avec Böhm-Bawerk. La raison en est que la
théorie de Knight sur l'intérêt est, comme l'affirme
Knight lui-même, totalement opposée au caractère
"absolument autrichien" de l'approche de Mises. Et ce que Mises
trouve contestable dans la théorie de Böhm-Bawerk, c'est
précisément les points qu'il considérait incompatibles
avec une perspective autrichienne cohérente. On comprend ainsi
parfaitement pourquoi la position de Mises vis-à-vis de la
théorie de Böhm-Bawerk est clarifiée par ses critiques des
idées de Clark et Knight. On peut regrouper l’objection de Mises
à l'encontre des positions de Clark et Knight comme suit :
a. Le concept de capital
chez Clark et Knight : Mises a peu de patience pour la notion de capital en
tant que fonds qui se reproduit de lui-même, qu'il décrit (avec
d'autres) comme pur mysticisme [35].
"Une existence", écrit Mises,
"a été
attribuée au ‘capital', indépendamment des biens du
capital dans lequel il est concrétisé. Le capital, dit-on, se
reproduit de lui-même et permet ainsi son propre entretien. Tout ceci
n'est qu'une absurdité." [36]
Il est facile de voir
à quel point cette notion "d'entretien automatique du
capital" a pu paraître éloigné à Mises. Une approche
qui concentre son attention analytique - comme le fait l'économie
autrichienne - sur l'existence de buts et sur les décisions
délibérées des êtres humains individuels
lorsqu'elle s'occupe de tous les phénomènes
socio-économiques doit considérer l'idée d'un capital
comparable à une plante croissant spontanément non seulement
comme fausse dans les faits, mais comme tout bonnement absurde[37]. En outre,
Mises a compris que ces idées de Knight peuvent conduire les hommes à
des erreurs assez dangereuses dans le domaine de la politique publique, s'ils
ignorent le cadre institutionnel et le système d'incitation qu'il faut
avoir pour encourager les décisions délibérées
qui sont nécessaires à l'entretien du stock de capital et
à sa croissance continue [38].
La critique
milésienne des idées de Clark et Knight et son acceptation du
concept de capital de Menger suggère ce que Mises aurait pu dire de la
classification récente de Hicks des idées des
économistes concernant l'ensemble des biens productifs en idées
"fondistes" [fundist] ou "matérialistes" [39]. Mises aurait rejeté un
fondisme qui, en submergeant les biens du capital physiques
séparés, finit par se concentrer sur une certaine
qualité supposée hors des biens eux-mêmes. Il aurait
soutenu que la reconnaissance des plans élaborés par les
producteurs conscients du temps ne requière pas de mettre au-dessus
des individualités de ces biens une notion telle que la période
moyenne de production. Et, comme nous l'avons vu, il rejetait clairement
l'idée de Clark - une idée "matérialiste"
selon Hicks - qui, en faisant abstraction des plans aux diverses
périodes nécessaires pour générer une production
à partir de biens du capital, voyait ces biens générer
spontanément des flux perpétuels de revenus nets. En
réalité, Mises soutiendrait que le débat
fordiste-matérialiste repose sur la pratique plutôt malheureuse
qui consiste à diriger son attention vers les agrégats de biens
physiques. Le seul but utile d'un concept du capital réside
strictement dans son rôle comptable d'outil permettant le calcul
économique - un rôle très important permettant
d'opérer efficacement dans une économie de production. Ce fut,
insisterait Mises, l'erreur de Böhm-Bawerk de ne pas avoir vu tout ceci
(et son empressement à accepter la base pour un débat
fordiste-matérialiste), ce qui a ajouté foi à
l'idée de Clark et Knight sur le concept de capital réel, qui
implique la mythologie d'un certain type de fordisme ("le capital
perpétuel") que Böhm-Bawerk lui-même n'acceptait pas. En rejetant la
définition de Böhm-Bawerk du capital en faveur de celle de
Menger, Mises a rendu la classification de Hicks inapplicable pour son propre
travail.
b. Les arbres et leurs
fruits : l'adoption par Mises du concept de capital de Menger lui permet
d'éviter les pièges de la théorie de
l'intérêt qui provient de la dichotomie capital-revenu. Dans
l'expérience quotidienne la propriété du capital fournit
l'assurance d'un revenu régulier. Dès que le capital est
identifié à un certain agrégat de facteurs de
production, il devient tentant de décrire le revenu régulier
rendu possible par la propriété du capital comme exprimant en
quelque sorte la productivité de ces facteurs. Ceci a toujours
été le point de départ des théories
productivistes de l'intérêt. L'idée de Knight d'une
quantité permanente du capital en ce qui concerne le capital physique
est simplement une variante de ces théories qui considéraient
l'intérêt comme un revenu net perpétuellement
généré par la productivité d'un capital abstrait
temporairement incarné dans certaines parties du capital physique. Le
stock de capital, selon cette idée, est un arbre permanent qui produit
spontanément et continûment des fruits (l'intérêt) [40]. Mises conclut explicitement
que cette idée erronée de l'intérêt résulte
d'une définition du capital comme agrégat des facteurs de
production déjà produits. "Le pire développement de
l'utilisation de la notion mythique du capital réel fut que les
économistes ont commencé à spéculer sur le faux
problème de ce qu'on a appelé la productivité du capital
(réel)". Ce fut cette spéculation, explique Mises, qui
sont responsable de la "bévue" qui consiste à
expliquer "l'intérêt comme un revenu dérivé
de la productivité du capital"[41].
Le concept de Menger du capital
comme outil comptable nous permet de rester à l'écart de telles
bévues. Le concept de comptabilité ne rentre en ligne de compte
que pour refléter un motif particulier que montrent les êtres
humains calculateurs : "L'esprit calculateur de l'acteur trace une ligne
de séparation entre les biens de consommation qu'il projette
d'utiliser pour la satisfaction immédiate de ses besoins et les
biens... qu'il projette d'utiliser pour la satisfaction de besoins futurs en
les employant dans une action supplémentaire" [42]. Il n'y a aucune implication,
de quelque ordre que ce soit, que le flux de revenu ainsi obtenu pour des
buts de consommation - par un emploi prudent du capital - est le fruit
automatique de la productivité du capital.
c. La structure du processus
de production : Le cœur du rejet par Mises de la théorie
productiviste de l'intérêt réside peut-être dans
son soutien sans réserves à l'idée de Menger selon
laquelle le processus productif consiste à utiliser des biens d'ordres
plus élevés pour la production de biens d'ordres moins
élevés. "Il est possible de penser aux biens de production
comme disposés suivant différents ordres selon leur
proximité vis-à-vis du bien de consommation vers lequel cette
production est dirigée. Les biens de production qui sont le plus
près de la production du bien de consommation sont classés
comme biens du deuxième ordre, et ceux qui sont utilisés pour
la production des biens de deuxième ordre sont classés comme
biens du troisième ordre, etc." [43].
Le but d'un tel schéma de classification est de démontrer
"comment l'évaluation et les prix des biens d'ordres
élevés dépendent de l'évaluation et des prix des
biens d'ordres inférieurs produits par leur utilisation" [44]. Cette approche fondamentale de
l'établissement des prix des facteurs de production est capable,
explique Mises, de mettre de côté le raisonnement des
théoriciens de la productivité. Les prix des biens du capital
doivent refléter les services attendus par leurs futurs emplois [45]. En l'absence de
préférence temporelle, le prix d'un terrain (ou d'un bien du
capital) - c'est-à-dire le prix en termes de biens de consommation -
serait égal à la somme non escomptée des valeurs
marginales des futurs services qu'on lui attribue. La capacité
productive d'un facteur ne peut pas (sans préférence
temporelle) rendre compte d'un flux d'un revenu d'intérêt sur sa
valeur marchande. Le phénomène de l'intérêt se
produit parce que, en raison de la préférence temporelle, les
prix des facteurs reflètent seulement les valeurs escomptées de leurs services. "Lorsque la
production continue, les facteurs de production sont transformés ou
mûris en biens présents d'un ordre plus
élevé" [46].
Pour Mises, la caractéristique économique importante des biens
du capital n'est pas simplement qu'ils peuvent être employés
pour une production future, mais que la relation qu'ils ont par rapport
à leurs futurs produits est une relation de biens d'ordre
élevé vis-à-vis de bien d'ordre moins
élevé. C'est ce facteur qui vicie la théorie de la
productivité.
Le refus de Knight
d'accorder un mérite à ce raisonnement doit être
considéré comme une conséquence de son rejet de la
position de Menger selon laquelle les facteurs de production sont
réellement des biens d'ordre
plus élevés. "Le plus grand défaut du système
économique de Menger est peut-être... son idée de la
production comme processus de conversion de biens d'ordre élevé
en biens d'ordre moins élevé" [47]. Comme l'idée de Knight
sur le processus productif insiste sur le "flux circulaire"
répétitif de l'activité économique tout en
refusant de reconnaître l'importance suprême d'un ordre structurel relié à la demande
final du consommateur, il est possible d'ignorer simplement la critique
autrichienne sur la théorie productiviste de l'intérêt.
C'est au fond, ce que fait Knight.
4. Mises, les capitalistes et l'entrepreneuriat
Une dernière
remarque concernant la théorie de Mises sur le capital et
l'intérêt doit être faite. A tout instant, Mises insiste
sur ce qu'il appelle "l'intégration des fonctions catallactiques"
qui se produit dans le monde réel. Les capitalistes du monde
réel, nous rappelle Mises, doivent nécessairement - tout comme
les propriétaires terriens, les travailleurs et les consommateurs -
être aussi des entrepreneurs.
" Un capitaliste [en plus d'investir des fonds] est virtuellement aussi
toujours un entrepreneur et un spéculateur. Il court toujours le
risque de perdre sa mise" [48].
Il s'ensuit que "l'intérêt stipulé et payé
pour des prêts inclut non seulement l'intérêt originel
mais aussi le profit entrepreneurial" [49].
En d'autres mots,
l'entrepreneuriat existe dans les processus de production utilisant du
capital, non seulement dans le sens usuel où un
producteur-entrepreneur emprunte ou réunit autrement le capital dans
sa fonction d'entrepreneur, mais aussi dans le sens plus subtil où les
capitalistes eux-mêmes, en prêtant leur capital aux
producteurs-entrepreneurs, agissent nécessairement "de
manière entrepreneuriale". Si ceci ne nous empêche pas
d'isoler analytiquement les fonctions de capitaliste pur et d'entrepreneur
pur, cela signifie que dans le monde réel on ne trouvera jamais
l'intérêt originel et le profit d'entrepreneur isolés
l'un de l'autre.
Notes
[1]. Ludwig von
Mises, Nationalökonomie : Theorie
des Handels und Wirtschaftens (Genève
: Editions Union, 1940).
[2]. Frank. H.
Knight, "Professor Mises and the Theory of Capital" Economica 8
(Novembre 1941), 410.
[3]. F.A. Hayek,
"Time-Preference and Productivity : A Reconsideration," Economica 12
(Février 1945), 22.
[4]. F.A. Hayek, Pure Theory of Capital (Londres : Routledge and Kegan Paul,
1941), p. 45.
[5]. Ludwig von
Mises, "Das festangelegtes Kapital," dans Economische Opstelen : Aangeborden aan Prof. Dr. C.A.
Verrijn Stuart (Haarlem : De Erven F. Bohn N.V.,
1931), pp.214-28 ; voir aussi Epistemological Problems of Economics, traduit en
anglais par George Reisman (Princeton : D. Van Nostrand, 1960), pp. 217-310. Je
suis redevable du livre de Bettina Bien [Greaves], The Works of Ludwig von Mises (Irvington-on-Hudson, NY :
Foundation for Economic Education, 1969) pour les information
bibliographiques sur les ouvrages de Mises.
[6]. Ludwig von
Mises, Socialism : An Economic and
Sociological Analysis (New
Haven : Yale University Press, 1959), pp. 142-43.
[7]. Ludwig von
Mises, The Theory of Money and
Credit (New Haven : Yale University Press,
1959), p. 339, et particulièrement le chapitre 24.
[8]. Ludwig von
Mises, Human Action : A Treatrise
on Economics (Chicago : Henrt Regnery, 1966), p.
524 [L'Action humaine, aux PUF. N'ayant pas l'édition
française, épuisée, je n'ai pas repris la traduction de
Raoul Audoin, NdT].
[9]. Ibid., p. 526.
[10]. Ibid., p.493.
[11]. Knight,
"Professor Mises", p. 409.
[12]. Voir Joseph A. Schumpeter,
History of Economic Analysis (New York : Oxford University Press, 1954), p.
847. Voir aussi Erich Steissler et W. Weber, "The Menger
Tradition," dans Carl Menger and the Austrian
School of Economics, édité par J.R. Hicks (Oxford :
Clarendon Press, 1973), p. 231.
[13]. Hayek, Pure Theory of Capital, p. 46. Pour les critiques de Hayek sur
les travaux de Böhm-Bawerk, voir pp. 414-23. Une critique de
Böhm-Bawerk par un théoricien "autrichien" peut
être trouvée dans le livre de Ludwig M. Lachmann, Capital and Its Structure (Londres : London School of
Economics and Political Science, 1956).
[14]. Knight,
"Professor Mises", p. 422.
[15]. Friedrich A.
Hayek, The Counter-Revolution of
Science : Studies on the Abuse of Reason (Glencoe, IL : Free Press, 1953),
p. 31.
[16]. Ibid., p. 210,
note 24.
[17]. Mises, Human Action, p.488. Voir aussi Ludwig von Mises, Epistemological Problems of Economics, traduit en
anglais par George Reisman (Princeton : D. Van Nostrand, 1960), p. 31.
[18]. Mises, Human Action, p.488-89.
[19]. Voir Israel M.
Kirzner, An Essay on Capital (New York : Augustus Kelly, 1966),
pp. 79,99.
[20]. Frank A.
Fetter, "The ‘Roudabout Process' in the Interest Theory," Quarterly Journal of Economics 17 (novembre 1902), p. 177.
[21]. Schumpeter, History of Economic Analysis, pp. 931-32.
[22]. Eugen von
Böhm-Bawerk, History and Critique of
Interest Theories, vol. 1, Capital and Interest, traduit en anglais
par George D. Huncke et Hans F. Sennholt (South Holland, IL : Libertarian
Press, 1959), p. 482, note 112.
[23]. Ibid., p. 476,
note 14.
[24]. Ibid., pp. 14
note 32.
[25]. Carl Menger,
"Zur Theorie des Kapitals," (Conrad's) Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik (Jena : Gustav Fischer Verlag,
1888), p. 17.
[26]. Friedrich A.
Hayek, "Carl Menger," dans Grundsätze der
Volkswirtschaftslehre, (Scrace Tracts in Economics and Political
Science, 1934), p. xxvi.
[27]. Mises, Socialism, pp. 123, 142
[28]. Hayek,
"Carl Menger", p.xxvi.
[29]. Hayek, Pure Theory of Capital, p.89.
[30]. Mises, Human Action, p.263.
[31]. Plus
précisément, Lachmann a suggéré que Menger
était contre la notion d'homogénéisation du capital
(Ludwig M. Lachmann, "Sir John Hicks as Neo-Austrian," South African Journal of Economics 41, septembre 1973, p. 205)
[32]. Mises, Human Action, p.515.
[33]. Ibid., p. 262.
[34]. Ludwig von
Mises, Human Action : A Treatrise on Economics, 2ème édition
(New Haven : Yale University Press, 1963), p. 515 [les éditions de
l'ouvrage de Mises diffèrent].
[35]. Pour une liste
des auteurs qui ont associé le "mysticisme" ou la
"mythologie" au concept du capital de Clark et Knight, voir
Kirzner, An Essay on Capital, p. 59.
[36]. Mises, Human Action, p.515.
[37]. Comme le fit
Knight dans un célèbre exemple (Frank H. Knight,
"Diminishing Returns from Investment," Journal of Political Economy 52, mars 1944, p.29)
[38]. Mises, Human Action, p.844.
[39]. Voir John
Hicks, "Capital Controversies : Ancient and Modern," American Economic Review 64 (may 1974), p. 308-310. D'après
Hicks, les "fondistes" sont ceux qui considèrent le capital
comme queque chose de séparé des biens physiques dans lesquels
il s'incarne à un moment donné. Les
"matérialistes" sont ceux qui refusent de voir le capital
comme autre chose que les biens physiques qui le constituent. La terminologie
de Hicks est plutôt malheureuse et peut conduire à une mauvaise
compréhension se sa propre thèse. D'après ce qui a
été dit dans le texte, il semblerait que Clark et Knight font
partie de ceux que Hicks appelle "fondistes". Il apparaît,
néanmoins, que Hicks les classe comme "matérialistes"
! L'Ecole autrichienne (qui s'oppose fortement à la notion de Clark et
Knight du capital comme fonds qui se perpétue de lui-même)
apparaît, dans la classification de Hicks, comme "fondiste"
car elle considère le stock des biens du capital en termes de plans
aux périodes multiples dans lesquels entrent ces biens. La notion de
Clark et Knight de capital comme un fonds est donc assez différente de
la notion autrichienne de fonds. Clairement, d'après Clark et Knight,
les biens du capital ne sont pas les représentants des plans pour
établir les processus de production future mais plutôt des
sources permanentes de flux automatique de revenus.
[40]. Voir la note 37
ci-dessus.
[41]. Mises, Human Action, p.263.
[42]. Ibid., p. 260.
[43]. Ibid., p. 94.
[44]. Ibid.
[45]. Ibid., p.
263-264.
[46]. Ibid., p. 525.
[47]. Frank H.
Knight, "Introduction," dans Carl Menger, Principles of Economics, traduit en anglais par James Dingwall et Bert
F. Hoselitz (Glencoe, IL : Free Press, 1950), p. 25.
[48]. Mises, Human Action, p.253.
[49]. Ibid., p. 536.
Traduction :
Hervé de Quengo
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