Lors de notre dernière
chronique, nous nous étions
intéressés à la contradiction entre les deux objectifs
principaux des peines d’emprisonnement, et aux problèmes
soulevés par le « bornage temporel » des peines.
Pour compléter le constat d’échec de la prison, nous revenons
aujourd’hui sur la question de la punition, envisagée cette fois
sous l’angle de son effet dissuasif. Une justification hélas
tout aussi entachée de problèmes conceptuels.
Cette fois, nous
envisageons donc la peine de prison comme une
« simple » punition, et non plus comme l’occasion
de réfléchir à sa conduite afin de se réformer
(l’argument de la valeur éducative évoqué
précédemment). Les lecteurs qui ont des enfants le savent
bien : pour qu’une punition soit dissuasive, elle doit être
suffisamment sévère pour dissuader l’enfant de commettre
l’acte répréhensible et pour ôter au
« criminel » l’envie de recommencer. Mais ce
raisonnement se heurte à quatre écueils majeurs.
L’inefficacité
du « prêt-à-porter »
Le premier problème
est l’opposition entre l’universalité de la sanction et
l’unicité des individus. En clair, une sanction « prête-à-porter » ne tient pas
compte des caractéristiques de chaque individu et de sa
tolérance à l’enfermement. La plupart des systèmes
légaux prévoient des « fourchettes » de
peine pour pallier un tant soit peu à cette situation. Cette solution
ne peut être qu’imparfaite, puisque la peine est prononcée
après le crime, et que « risquer entre 3 et 5 ans de
prison » sera perçu différemment selon
l’aversion au risque du criminel potentiel : en fonction de son
pessimisme, l’un se focalisera sur les 5 ans, l’autre sur les 3,
un autre encore se dira que le risque moyen est de 4 années de prison.
Mais supposons quand même que cette question soit résolue.
L’illusion
de la rationalité
Admettons donc qu’il
doit possible de trouver pour chaque crime la peine
« dissuasive » idéale. Son effet dissuasif
réside tout entier dans l’idée que le criminel, avant de
passer à l’acte, mettra en balance le plaisir que lui procure son crime et le déplaisir que lui infligera
la punition. Dans un excellent
article, le professeur Robert Keel nous
rappelle que cette idée est fondée sur la théorie des
choix rationnels, dont il reprend la définition donnée par
Larry Siegel dans son traité de criminologie : « Avant
de choisir de commettre un crime, le criminel raisonne et met en balance le
risque d’être pris, la sévérité de la
punition attendue, la valeur de l’entreprise criminelle et son besoin
immédiat du gain que lui apporte le crime ». Or, cette
approche pose un problème gigantesque, résumé dans un rapport
publié par « The Sentencing
Project », un think-tank américain
axé sur la réflexion autour des peines.
« Un des
problèmes de la théorie de la dissuasion est qu’elle
suppose que les êtres humaines sont des acteurs rationnels qui
envisagent les conséquences de leur comportement avant de
décider de commettre un crime. Cependant, c’est rarement le cas.
Par exemple, la moitié des prisonniers des prisons d’Etat
étaient sous l’influence de la drogue ou de l’alcool au
moment de leur crime. Il est donc très improbable que de telles
personnes soient dissuadées par la certitude et la
sévérité de leur punition à cause de leur
incapacité temporaire à considérer le pour et le contre
de leurs actes. » Ajoutons à cela un troisième
problème conceptuel : celui de l’incertitude de la
punition.
L’incertitude
de la punition
Pour qu’une punition
soit réellement dissuasive, il faut que le criminel soit quasi certain
d’être appréhendé et jugé pour son
délit. Or, c’est loin d’être le cas. De nombreux
crimes restent impunis. C’est particulièrement le cas de tout ce
qui relève de la petite délinquance. Ce « sentiment
d’impunité », souvent monté en épingle
dans la presse, est évidemment problématique : si efficace
que puisse être la sanction, elle perd tout effet dissuasif dès
lors que le criminel sait qu’il n’a que peu de chances
d’être pris. Et il ne faut pas être grand criminel pour le
comprendre : regardez le nombre de gens qui téléphonent au
volant alors que ce comportement est interdit et sanctionné
(d’une amende en Belgique, doublée de retrait de points du
permis en France). Les automobilistes savent bien que la probabilité
de se faire verbaliser est trop faible pour en tenir compte. Cela dit, ce problème-ci est le
plus
facile à
résoudre, à condition d’y mettre les moyens : le
rapport du « Sentencing
Project » pointe en effet vers plusieurs études
menées aux USA qui démontrent qu’une augmentation de
l’efficacité de la police et de la justice se traduit par une
diminution significative de la criminalité.
L’asymétrie
d’information
Un problème
supplémentaire, et le rapport du « Sentencing
Project » le souligne d’ailleurs, est qu’un
raisonnement « coût-bénéfice » sur
la sanction suppose que celle-ci soit connue des criminels. En est-on
certain ? Qui, aujourd’hui, pourrait se vanter de connaître
parfaitement la loi, alors que même les avocats choisissent
aujourd’hui de se spécialiser dans quelques domaines
restreints ? Vous-même, cher lecteur, seriez-vous à
même de me dire ce que vous risquez en brûlant un feu rouge ou en
« omettant » de déclarer un revenu à
l’administration fiscale ? Comment imaginer dès lors que
les jeunes délinquants, par exemple, puissent connaître le
détail de toutes les peines qui s’appliquent à leurs
diverses activités délictueuses ? Le flux intarissable des
lois et règlements pris par les différents niveaux de pouvoir créent
un galimatias législatif ou même une chatte ne retrouverait pas
ses petits. Faute de clarté, les criminels potentiels qui pourraient
éventuellement réfléchir aux conséquences de leur
crime avant de passer à l’acte n’en ont même pas les
moyens.
Entaché de
problèmes conceptuels, l’emprisonnement des criminels se heurte
en outre à une série de problèmes pratiques, dont le
plus sérieux est la promiscuité criminelle dans les prisons.
Nous l’évoquerons dans une prochaine chronique.
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