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Comme tout le monde le sait, les États-Unis sont un pays
mesquin dominé par le capitalisme sauvage, où les pauvres
meurent de faim dans les rues ou de maladie aux portes d’hôpitaux
dont ils ne peuvent payer les traitements, et où l'individualisme est
si prononcé qu'on ne permet pas à l'État de mettre en
place les programmes sociaux qui mettraient de l'ordre dans cette jungle
sauvage.
Au contraire, nous au Canada vivons dans un pays plus généreux
et aimable, où l'harmonie sociale, le partage et la compassion sont la
norme. Nos gouvernements n'hésitent jamais à intervenir pour
qu’il y ait une mesure d'équité et
d'égalité dans la vie de la communauté. De plus, il y a
toujours eu un large consensus quant au besoin de maintenir et
améliorer nos programmes sociaux exceptionnels. Nous devons être
fiers de cette identité qui nous définit en tant que Canadiens
et la protéger des mauvaises influences qui viennent du sud. Si au
moins les Américains pouvaient se civiliser un peu plus et adopter les
mêmes valeurs...
Importations américaines
Eh bien, si c’est ainsi que vous voyez la situation, pensez-y de
nouveau. Ce n’est pas la réalité mais seulement le
discours officiel de la propagande nationaliste canadienne. La
réalité est un peu plus embrouillée. Oui, l’idéologie
américaine officielle, telle qu'elle est exprimée dans la Déclaration
d’indépendance, promeut « la vie, la
liberté, et la recherche du bonheur », tandis que
nous, avec notre héritage mixte issu des collectivismes
français et tory loyaliste, préférons dans notre
constitution mettre l’accent sur « la paix,
l’ordre et le bon gouvernement ». Mais ce ne sont
là que des slogans, et à travers l’histoire de nos pays
les choses ne sont pas passées ainsi. Du moins pas avant il y a
quelques décennies.
C’est ce qu’explique William Watson dans Globalization
and the Meaning of Canadian Life. Cet excellent
livre, publié en 1998, traite surtout des effets de la mondialisation
de l’économie sur les pays et des types de politiques que le
Canada devrait adopter pour que ses citoyens soient prospères. M.
Watson, professeur d’économie à McGill et chroniqueur au National
Post et à The Gazette, soutient que contrairement à
ce que disent plusieurs théoriciens de la mondialisation, les pays ne
sont pas tous en train de devenir identiques, et nous restons libres de
choisir le type de gouvernement que nous voulons. Mais « nous
devrions choisir ce qui est bon pour nous, non ce que nous sommes
habitués de choisir, ni ce que nous croyons devoir choisir parce que
notre tradition l’exige, ni, ce qui est le pire, ce qui n’est pas
choisi par nos voisins du sud. »
Bien sûr, M. Watson est en faveur de politiques fondées sur les
principes du marché libre et d’un gouvernement dont
l’intervention est limitée. Il explique que l’identité
canadienne fondée sur l’interventionnisme et le protectionnisme
est en fait un mythe, et que nous ne nous distinguons pas des
Américains en tentant de devenir plus socialistes, puisque les
Américains sont passés par là avant nous. Dans deux
chapitres intitulés The American Governmental
Habit et The American Lead, il montre
comment, dans divers secteurs de l’économie et de la
société, les nouvelles manies à caractère
interventionniste et collectiviste ont d’abord été en
vogue au sud de la frontière. Elles n’ont seulement
été introduites au Canada que plus tard. Si la perspective est
si déformée aujourd’hui, c’est parce nous avons
malheureusement succombé plus qu’eux ne l’ont fait
à l’attrait des solutions étatistes dans la seconde
moitié du XXe siècle. Nous avons maintenant un gouvernement
fédéral bien plus gros que le leur.
Une banque
et un impôt
Des impôts sur le revenu élevés font partie de ce qui
nous distingue des Américains. Compte tenu du fait que nous aimons
tant être taxés, nous avons certainement dû mettre en
place cette forme de vol légal avant que les Américains le
fassent. C'est faux! Les États-Unis avaient un impôt sur le
revenu et une banque centrale avant le Canada.
[…] dans la première décennie du XIXe
siècle, le Congrès a mis sur pied une banque nationale, la
Banque des États-Unis, entreprise qui était
propriété conjointe des secteurs privé et public. Elle a
été conçue pour aider à réguler le cours de
la monnaie et les questions budgétaires, même si elle
était loin de remplir les fonctions d’une banque centrale
moderne. Dans les années 1830, la Seconde Banque des
États-Unis, qui lui a succédé, a été
dépouillée de sa capacité à influencer les marchés
par le président populiste Andrew Jackson. Toutefois, dans les
années 1860, on a réintroduit une mesure de contrôle au
niveau fédéral. Et en 1913, vingt-deux ans avant la
création de la Banque du Canada, le Federal
Reserve Act a donné à Washington,
au moins théoriquement, le plus grand contrôle sur sa monnaie
nationale qu’un gouvernement puisse souhaiter avoir.
Mille neuf cent treize a aussi été
l’année où les Américains ont amendé leur
constitution afin de permettre qu’il y ait un impôt sur le
revenu. Un tel impôt avait été mis en vigueur sur une
base temporaire durant la Guerre de sécession, et le Congrès en
avait de nouveau décrété un en 1894. Cependant, plus
tard, la Cour Suprême l'a déclaré inconstitutionnel,
parce qu’il mettait en place différents niveaux
d’imposition pour différents types de citoyens. Cela violait une
exigence de la constitution: traiter chaque citoyen de façon
égale devant la loi. Notre propre impôt sur le revenu n'est
entré en vigueur qu'en 1917, durant la Première Guerre
mondiale. Ainsi, en dépit de nos traditions censément plus
interventionnistes, les Américains, qu’on prétend
être anti-étatistes, avaient avant nous à la fois un
impôt sur le revenu et une banque centrale, deux instruments essentiels
aux gros gouvernements modernes. (p. 92-93)
Tarifs
et autres barrières
Il y a des politiques, croyons-nous, qui ont joué un rôle
important lors de la création de notre pays au XIXe siècle et
nous les considérons comme « typiquement canadiennes
». Des politiques comme nos tarifs protecteurs et celles
liées au développement du chemin de fer, qui a
été soutenu par le gouvernement, sont au coeur
de notre identité et permettent de faire la distinction entre notre
mode de développement économique et celui des
États-Unis. C'est certainement nous qui les avons
créées. Erreur! Elles sont en fait importées des
États-Unis (bien sûr, dans plusieurs cas les Européens
les avaient expérimentées même avant) et n’ont en
soi rien de particulièrement canadien.
Un autre affront classique contre la doctrine du laissez-faire
consiste à intervenir dans le commerce international, que ce soit au
moyen de tarifs douaniers ou d’autres barrières commerciales.
Quoi qu’ils prétendent dans leur idéologie officielle,
les États-Unis ont toujours eu une politique tarifaire active et,
lorsque nécessaire, protectionniste. En juillet 1789, la toute
première action de nature économique entreprise par le
Congrès a été de légiférer pour mettre en
place des tarifs douaniers permettant d’augmenter les revenus et de
limiter les importations […]
Comme cela est toujours le cas dans les nations
commerçantes, les politiques tarifaires ont été une
source incessante de controverse politique. Aux États-Unis au XIXe
siècle, les intérêts agraires étaient en faveur du
libre-échange, alors que les manufacturiers faisaient souvent des
démarches auprès des gouvernements pour obtenir une protection.
C’est un schéma qui a été reproduit au Canada, et
pour la même raison: au milieu du XIXe siècle les industries
britanniques étaient simplement trop compétitives. En 1854, les
États-Unis ont négocié une entente de
libre-échange avec les colonies de l’Amérique du Nord
britannique. Londres a incité celles-ci à accepter, surtout
pour des raisons d’ordre géopolitique. Mais le
libre-échange n'a pas duré longtemps. Les Américains ont
abrogé le Traité de réciprocité douze ans
plus tard, après que le Canada-Uni ait haussé les tarifs
douaniers qui lui restaient, de manière inamicale (en 1859), et aussi
parce qu’il a été perçu comme sympathisant
à la cause du Sud lors de la Guerre de Sécession. En fait, on cite
communément l’abrogation du Traité de
réciprocité comme une raison principale de la
décision des colonies de l’Amérique du Nord Britannique,
en 1867, de former leur propre zone de libre-échange. Bien que les
intérêts agraires et le Sud démocrate aient été
ruinés après avoir été conquis par
l’armée de l’Union, les intérêts
manufacturiers du Nord qui dominaient le Parti républicain n'ont pas
été satisfaits d’annuler simplement les mesures
précédentes de libéralisation du commerce. Ils ont aussi
haussé les tarifs douaniers de façon substantielle pour un
vaste ensemble de biens manufacturés, et l'ont fait avec le dessein
bien arrêté de favoriser le développement industriel aux
États-Unis.
Un tarif protecteur a aussi été la
clef maîtresse de la Politique nationale de John A. Macdonald en 1879,
et il avait exactement les mêmes objectifs que les tarifs douaniers des
républicains: encourager la fabrication de produits locaux, augmenter
les revenus, et cristalliser un sentiment d’identité nationale.
Mais le tarif de la Politique nationale n'a pas du tout permis
d’établir le caractère unique de l'approche canadienne en
matière de politique publique. Il constituait au contraire une
imitation et une réaction stratégique aux tarifs tout aussi
élevés du gouvernement américain, qui
s’était montré au moins aussi activiste que le
gouvernement canadien et les avait décrétés pour
à peu près les mêmes raisons. Le ministre de la
Défense de Macdonald, Leonard Tilley, «
est même allé jusqu'à faire venir un assistant du
Bureau des statistiques des États-Unis pour le conseiller quant
à la rédaction du nouveau plan tarifaire du Canada! »
Le second leg de la
Politique nationale, plus renommé que le premier, a été
la construction d’un chemin de fer transcontinental, et en fait le CPR
[Canadian Pacific Railways] exerce toujours
une forme de fascination sur les Canadiens. […]
Il est presque certain que les intérêts privés
n’auraient pas construit le chemin de fer eux-mêmes. «
L’entreprise privée n’a jamais sérieusement
envisagé de construire le CPR sans l’aide financière du gouvernement
» (George 1968: 741). En 1880, moins de dix mille
Européens vivaient dans la partie nord-ouest du Canada. Le fait
d’entreprendre l’un des plus grands projets de l’Histoire
afin de satisfaire les besoins de transport de ces gens aurait
été l’une des plus grandes extravagances à avoir
jamais existé dans le monde. Et en ce qui concerne la construction
d’un chemin de fer par des fonds publics uniquement, on en a fait
l’expérience entre 1873 et 1878 et l'on a jugé qu'elle
était non concluante. En effet, une commission royale a signalé
en 1881 que le coût des parties du chemin de fer construites par le
gouvernement était excessivement élevé, partiellement
à cause de la corruption largement répandue et de la collusion
dans l'octroi des contrats publics. En bout de ligne, c'est ce que nous
croyons être un amalgame uniquement canadien, soit l’entreprise
privée soutenue par les fonds publiques, qui
a fait le travail.
Mais voilà, ce n’est pas un
amalgame uniquement canadien. Les Américains y ont pensé avant.
Loin d’être inconnu, le soutien du secteur public pour les
chemins de fer était courant aux États-Unis. Avant les chemins
de fer, ce soutien existait pour les routes et les canaux, même
s’il était souvent dispensé par les États et les
gouvernements locaux. Washington hésitait généralement
à y participer, pour la bonne raison que le soutien financier à
des intérêts seulement régionaux finirait par susciter un
ressentiment dans certaines régions. Construit dans les années
1820, le canal Érié a été une entreprise dans
laquelle s’étaient associés les secteurs public et
privé, tandis qu’entre 1815 et 1860 près de 70 pour cent
de tous les investissements dans les canaux aux États-Unis ont
été financés par des sources publiques (Hugues 1977: 70,
71). Durant les premières décennies de la nouvelle technologie,
la participation du gouvernement dans la construction des chemins de fer
varia d'aussi peu que 10 pour cent dans le Midwest, jusqu’à plus
de 50 pour cent dans le Sud. Au total, dans les années
précédant la Guerre de sécession, « plus
de 25 pour cent du capital dans le secteur ferroviaire provenaient de fonds
publics […] surtout des gouvernements locaux et de ceux des États
» (Hugues 1977: 72) (p. 93-97).
Un
New Deal canadien
Pendant les années 1930, durant la Grande Crise,
l’administration Roosevelt a adopté des politiques social-démocrates et lancé
d’importants travaux publics. Cela visait à créer des
emplois pour les millions de chômeurs et à diminuer
l’impact de la crise sur les pauvres (bien sûr cela a
échoué, et a seulement empiré la situation). Ce
soi-disant New Deal doit sûrement avoir été
inspiré par l’expérience canadienne, n’est-ce pas?
Encore faux! Ce n’est que quelques années plus tard que le
Canada a adopté les politiques du New Deal. Et, par ailleurs,
dans ce havre de la libre entreprise qu’était la province de
Québec, elles ont été rejetées. Des deux pays, le
Canada a été celui qui a le plus résisté à
la vague de socialisme ayant déferlé sur le monde dans la
première moitié du XXe siècle. Il a aussi eu le
gouvernement le moins activiste jusqu’aux années 1950.
[…] La première réaction du Canada lors de la
Grande Crise a aussi été copiée sur celle des
États-Unis. La réaction immédiate des Américains
a été d’instaurer le tarif Smoot-Hawley, tristement réputé pour avoir
été un fiasco protectionniste. Dès 1932, les
importations américaines avaient baissé à 2,3 pour cent
du PIB. Hors de tout doute, cette mesure avait empiré la situation.
Car si personne ne pouvait être vendeur sur le marché
américain, qui pouvait y être acheteur? Le gouvernement de R. B.
Bennett a réagi avec sa propre offensive protectionniste, en se
vantant qu’il utiliserait ses tarifs douaniers afin de forcer
l'ouverture des marchés mondiaux. « Jamais le
caractère ironique de l’anti-américanisme canadien n'a
autant été évident », écrivent
les historiens John Herd Thompson et Stephen
Randall (1994), « car ces politiques des conservateurs ont
été un reflet du protectionnisme et du nativisme
pratiqués par les républicains aux États-Unis »
(131).
Cinq ans plus tard, le « New
Deal de Bennett » était redevable à
Franklin Roosevelt tant pour le nom que pour l’inspiration. Comme celui
de Roosevelt, il a été en butte à beaucoup de
difficultés devant la Cour suprême. Il est vrai que tandis que
celle des États-Unis avait jugé que plusieurs des innovations
réglementaires du New Deal outrepassaient le pouvoir de tout
gouvernement américain, nos hommes de loi, quant à eux, ont
jugé simplement que les initiatives d’Ottawa outrepassaient le
pouvoir du gouvernement fédéral canadien. Cependant,
l’effet a été tout aussi paralysant. Ce n'est pas avant
1940, grâce à un amendement constitutionnel, que le Canada s'est
doté d’un régime national d’assurance-emploi, ce
que les États-Unis avaient déjà fait en 1935. Par
ailleurs, le Canada n'a pas triplé ses dépenses comme le
gouvernement fédéral aux États-Unis pendant les
années 1930. Elles sont passées là-bas de 3,1 milliards
en 1928 à 8,8 milliards de dollars en 1939. Les dépenses
d’Ottawa quant à elles ont augmenté de seulement
soixante-dix pour cent durant cette même décennie, passant de
405 millions à 681 millions de dollars. […]
Néanmoins, il y a eu éventuellement
un New Deal canadien, et il était prévu qu'il soit
radical. Lorsqu’il l’a annoncé en janvier 1935, Bennett a
déclaré que cela marquait « la fin du
laisser-faire » (cité par Morton, 1994: 205).
Toutefois, il n'a pas été le seul politicien à se prononcer
là-dessus. En 1935, comme nous l'avons vu, W. L. Mackenzie King, qui
avait repris le poste de premier ministre en octobre de cette
année-là, favorisait toujours une vision orthodoxe de
l'économie. Sa première réaction a été de
ne pas savoir si le New Deal de Bennett était « de
l’hitlérisme, du fascisme ou du communisme »
(cité par Thomson et Randall, 1994: 135). Louis-Alexandre Taschereau,
le premier ministre libéral du Québec, a été plus
précis. Il a qualifié ce New Deal d'«
entreprise socialiste hasardeuse qui frôle le communisme »
(cité par D. Morton, 1994: 207). Cette réaction initiale
persista. […]
Les historiens Thompson et Randall (1994)
résument ainsi l’expérience du Canada durant les
années 1930: « En 1933, les États-Unis et le
Canada étaient très en retard sur l’Europe occidentale
concernant l'acceptation par les gouvernements d'une responsabilité
à l’égard de chaque citoyen. Dès 1940, les
États-Unis avaient commencé à rattraper le retard. [...]
À la fin des années 30, les États-Unis étaient le
pays le plus avancé en termes d’État-providence, et le
Canada était le voisin arriéré du nord. »
(134, 140). En cela ils reprennent les propos de Bruce Hutchison, qui a
écrit en 1943: « En comparaison avec le Canada
d’avant la guerre, la Grande-Bretagne était presque socialiste,
et le New Deal des États-Unis était du radicalisme
à l’état sauvage [...] Nous sommes toujours une nation
très conservatrice selon les critères de cette époque;
peut-être la nation la plus conservatrice dans le monde sous
un système démocratique. » (90) (p.
114-116).
De
la Great Society à la Société juste
Le Canada a un très vaste ensemble de programmes sociaux. On y trouve
un régime public de soins de santé, des programmes de pensions
gérés par le gouvernement, l’aide sociale,
l’assurance-emploi, etc. Ce sont toutes des choses qui nous distinguent
des Américains, car là-bas de tels services sont
gérés par le privé et ceux qui ne peuvent les
défrayer sont simplement laissés pour compte. Faux! Faux! Faux!
Ces programmes ont d’abord été élaborés par
des socialistes américains (et des Allemands et des Britanniques). On
les a importés au Canada plutôt tardivement. À la fin des
années 1960, les réformes de Pearson et le projet de la soi-disante « Société juste
» de Trudeau, qui visaient à développer les
programmes sociaux, copiaient simplement, quelques années plus tard,
le projet de la « Great Society »
de Kennedy et Johnson.
Le caractère réformiste du gouvernement de Lester
Pearson s'est forgé aussi au moins en partie à cause
d’événements survenus aux États-Unis. Le
rédacteur du Winnipeg Free Press et co-rédacteur de la plate-forme électorale
des libéraux en 1958, Tom Kent, a aussi été conseiller
politique en chef de Pearson et son principal secrétaire. Il soutient
qu’en fait « il n’y avait rien de remarquable
à propos des politiques [de Pearson]. Elles incarnaient les versions
canadiennes des idées qui étaient dans l’air du temps,
à une époque où, par exemple, [John Kenneth] Galbraith
finissait d’écrire L’Ère de l’opulence (qu’il
a fait paraître cet été-là)
et où Kennedy préparait sa campagne à la
présidence. Celle-ci, dans sa façon d’exprimer un esprit
nouveau tourné vers l’avenir, a suscité des
réactions dans plusieurs régions du monde, en plus de
l’Amérique du Nord. » (Kent 1988: 56).
English (1992) présente la réalité des choses sous un
aspect encore plus dur: « Les libéraux au Canada
s'étaient de nouveau tournés vers le sud pour trouver le
souffle d’une vie nouvelle … C'était lors de l’un de
ces passages fondamentaux dans l'histoire américaine entre la
réforme et le repli, ce qu'Arthur Schlesinger
Jr., l’ami et biographe de Kennedy, avait désigné comme
les deux aspects qui ressortent le plus dans l’histoire des
États-Unis. L’heure des idées libérales avait de
nouveau sonné, et le son a retenti à Ottawa de façon
aussi forte qu’à Washington. » (238)
Il se peut que l’heure en question ait
sonné d’une manière plus forte à Washington. Il y
avait une Great Society, après tout, avant qu’il y ait
une Société juste. Les dépenses des États-Unis en
matière de programmes sociaux sont passées de 77,2 milliards en
1965 à 146 milliards de dollars seulement cinq ans plus tard. (Bénéton 1985: 78) […] «
Pour la première fois dans l’histoire des
États-Unis, écrit l’historien anglais J. R. Pole,
l’égalité est devenue un objectif principal des
politiques gouvernementales. Et aussi, pour la première fois …
des gouvernements ne faisaient pas seulement des lois mais se constituaient
eux-mêmes instruments d’une politique égalitaire. »
(Pole 1978: 326)
[…] Avec le retard habituel
d’à peu près cinq ans, des programmes tels que ceux de
l’équité en matière de salaire et d’emploi
ont fini par toucher le Canada. Leur mauvaise réception de la part
d'un d'observateur aussi modéré que le journaliste Richard Gwyn suggère qu’ils peuvent également
être étrangers aux valeurs traditionnelles canadiennes qui, dans
ce cas, ressemblent étrangement à des valeurs
américaines: « À part le fait qu’elle
soit importée des États-Unis, la doctrine de
"l’égalité des résultats" qui sous-tend
les programmes d’équité en matière d’emploi
[…] a toujours été à contre-courant de la mouvance
canadienne. » (Gwyn 1995: 180).
Peut-être qu’après tout
Pearson et Trudeau ont mené le Canada sur la voie « progressiste
» plus loin que ne l’avaient fait Kennedy et Johnson pour
les États-Unis. Au chapitre 5, les chiffres des dépenses
publiques des deux pays semblent en tout cas l'indiquer. Mais les exemples
qu’on vient de citer invalident la thèse voulant que les
États-Unis, si l'on compare ce qu'ils font à ce qu'ils disent,
ont toujours été plus partisans du laissez-faire que le Canada.
En fait, à de multiples occasions au cours de notre histoire, nous
avons copié leurs interventions intégralement. (p. 118-120)
Que
devrions-nous conclure de tout ceci? La réponse est la suivante: les
vrais interventionnistes et socialistes de coeur
sont les Américains, et la véritable tradition canadienne en
est une de farouche individualisme. Elle s'éteint lentement sous
l’influence écrasante du collectivisme américain. Comme
l’explique aussi Scott Reid (voir LA TRADITION INDIVIDUALISTE
CANADIENNE, le QL, no 65), c’est
exactement le contraire de ce qu’on nous dit de croire.
Il faut concéder ceci aux anti-américains
parmi nous: nous devrions nous protéger des mauvais vents qui viennent
du sud. Mais ils ont tort à propos du reste. L’identité
canadienne qu’on devrait faire valoir et la tradition canadienne qu’on
devrait soutenir sont basées sur l’individualisme, un
gouvernement de petite taille et un marché libre. C’est ce que
nous avions avant les années 1950. Les
identité et tradition nouvelles qu'on a inventées depuis
sont fausses, et nous devrions les laisser aux Américains.
Martin Masse
Le Quebecois Libre
Martin
Masse est diplômé de l'Université McGill en science
politique et en études est-asiatiques. Il a été directeur des
publications à l’Institut économique de Montréal
de 2000 à 2007 et a lancé Le Québecois
Libre en 1998. Il a traduit en 2003 le best-seller international de Johan Norberg, Plaidoyer
pour la mondialisation capitaliste, publié au Québec par
l'Institut économique de Montréal avec les Éditions
St-Martin et chez Plon en France.
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