La propriété
intellectuelle est un de ces sujets sensibles qui a tendance à diviser les
esprits entre ceux qui la défendent et ceux qui souhaitent sa disparition.
Dans le cas du brevet, on a très souvent mis en avant la nécessité d'accorder
une protection aux inventeurs afin de stimuler leur activité créatrice et
pouvoir ainsi couvrir leurs frais d'investissement et empêcher qu'on leur
« pique » leurs idées.
L'industrie
pharmaceutique fait partie de ces secteurs d'activité où la justification
d'une telle protection semble la plus évidente : de très lourds
investissements en R&D et un coût marginal de production du médicament
relativement faible. Il semble donc assez évident que l'entreprise innovante
peut se faire « voler » sa formule après avoir fait de gros
investissements pour la mettre au point. Les autres entreprises, en passagers
clandestins, n'auront alors que les frais de production du médicament à mettre
sur la table, sans supporter le coût de R&D. Dans une telle situation,
aucune entreprise ne prendrait le risque d'investir. Et pourtant, l'Inde n'a
connu de brevets sur les produits que très tard dans
l'histoire de son secteur pharmaceutique. De quoi nous laisser tirer quelques
leçons.
L’expérience
indienne est intéressante à bien des égards. D’abord, parce que le système de
brevets n’a été mis en place qu’il y a environ 10 ans. Ensuite, parce que ce
système lui a été plus ou moins imposé par des pressions extérieures,
notamment d’entreprises pharmaceutiques des pays développés, ainsi que par
leurs gouvernements, suite aux accords internationaux de l’OMC. L’OMC cherche à contraindre d’autres
pays comme la Chine ou le Brésil à reconnaître les droits de propriété
intellectuelle des entreprises étrangères.
Entre 1978 et
2005, l’Inde est devenu l'un des pôles mondiaux les plus importants de la
production de médicaments génériques. En effet, jusqu’en 2005, le pays ne
possédait pas de système de brevets sur les médicaments. Il était en revanche
possible de déposer un brevet sur les processus de production. L’exemple le
plus remarquable de l'efficacité de ce secteur est certainement la production
d’antirétroviraux (ARV) utilisés pour combattre le SIDA. Selon Médecins sans
frontière (MSF), le coût des traitements par patients en l’an 2000 était
d’environ 10 000 dollars, contre … $150 dix ans plus tard, grâce à un
marché indien où la concurrence entre producteurs est soutenue. La
concurrence se fait sur les prix, mais les produits restent de bonne qualité,
assure MSF. Et plus encore, l’organisme ajoute :
L’absence
de brevets en Inde a également facilité le développement de médicaments
associant trois molécules dans un comprimé contre le VIH/sida, appelés
combinaisons à dose fixe, et de formulations pour les enfants.
L’Inde
devenait ainsi, à l’instar de l’Italie d’avant 1978, un
pays propice au développement technologique basé sur la concurrence saine et
naturelle, qui ne nécessitait pas de système de propriété intellectuelle sur
les produits pharmaceutique. Autrement dit, il n'y avait pas de monopole
temporaire légal. Dans d'autres industries, quand un marché se développe, on
parle du processus de « montée en gamme » : c'est ici le même
principe. Les firmes s'insèrent dans le marché en copiant, puis peu à peu
accumulent des bénéfices et du savoir-faire qu'elles pourront réinvestir pour
créer toujours plus de valeur ajoutée et se démarquer des autres.
Et comme cela
a été le cas en Italie, la mise en place d’un système de brevets sur les
produits pharmaceutiques en Inde a eu comme conséquence que :
(…) the rate of growth in innovation,
as measured by investments in R&D, has fallen in India’s product patent
regime. (…) This study indicates that product-patent regimes do not
necessarily generate greater rates of innovation than process patent regimes,
and may reduce innovation.
La commission
de l’Organisation mondiale pour la santé, dans son rapport
de 2006, confirme le fait que l’entrée des pays en développement, dans le
cadre légal relatif à la propriété intellectuelle imposé par l’OMC, n’a pas
eu d’effets nets, clairs et précis d’une hausse de dépenses en R&D
concernant les maladies locales.
Là encore, la
conclusion à en tirer est que le système de brevets sur les produits
pharmaceutique est nocif. L’introduction de ce régime a eu des conséquences
néfastes et pour l’innovation, et pour l’offre mondiale de médicaments en
diminuant de manière assez significative l’offre, avec par voie de
conséquence une hausse des prix.
Un autre fait
empirique intéressant à retenir de l’expérience indienne est le temps qu’il
fallait aux entreprises pour imiter un produit breveté. On a estimé qu’il
faut environ 4 années à un médicament générique pour rentrer sur un marché.
Ce point est très intéressant : le temps d’imitation est important, la copie
ne se fait pas instantanément, l’innovateur a donc un monopole naturel
(naturel dans le sens où il n'y a pas besoin de contrainte légale) temporaire
pour rentabiliser son innovation, créer ou capter sa demande. Il ne s'agit
pas seulement de copier une formule, il faut mettre en place un processus de
production, obtenir les autorisations de mise en marché, développer des savoir-faire,
etc.
C’est ce que
la théorie économique appelle l’avantage du précurseur. Cette expérience
indienne semble montrer aussi que les parts de marché de l’innovateur restent
supérieures à 20 % une fois que les génériques pénètrent le marché, ce qui lui permet toujours de
continuer à rentabiliser son invention.
Finalement, la
rente de monopole temporaire théorisée par Schumpeter semble s'exercer aussi
dans l'industrie pharmaceutique. La conséquence directe est que la défense du
système de brevets se fragilise. Si des pays comme l'Italie ou l'Inde ont
réussi à avoir une industrie pharmaceutique sans brevets sur les produits, et
que l'instauration de ces brevets n'a eu aucun effet positif clair sur la
R&D, alors le système de brevet devrait être remis en question.
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