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Les expériences
tentées pour faire monter les prix de certains produits au-dessus de
leur cours normal ont si souvent connu l'insuccès, insuccès
total et flagrant, que leurs auteurs, tout autant que les bureaucrates qu'ils
gagnent à leur cause, avouent rarement leurs buts. Ceux qu'ils
déclarent ouvertement, surtout quand ils proposent une intervention de
l'État, sont d'ordinaire plus modestes ou plus plausibles.
Ils n'ont aucunement l'intention,
disent-ils, de faire monter le prix de tel produit et de l'y maintenir
au-dessus de son cours réel. Cela serait bien mal traiter les
consommateurs. Mais ce produit est actuellement vendu nettement
au-dessous de son prix de revient. Le producteur ne peut gagner sa vie et,
pour le sauver de la faillite, il faut agir vite. Ou alors ce produit se
raréfiera et les consommateurs devront payer des prix exorbitants pour
se le procurer.
La bonne affaire qu'ils ont l'air
de faire aujourd'hui finira par leur coûter très cher. Car le
« bas prix temporaire » d'aujourd'hui ne peut durer. Mais nous ne
pouvons nous permettre d'attendre pour
remédier à cette situation que les prétendues forces
naturelles du marché ou que l'aveugle loi de l'offre et de la demande
se mettent en mouvement. Car dans l'intervalle nous serons dans la disette.
Il faut que le Gouvernement agisse. Tout ce que nous demandons, c'est qu'on
empêche ces fluctuations violentes et absurdes des prix. Nous ne
cherchons pas à faire hausser les prix, mais seulement à les
stabiliser.
A cette fin on propose plusieurs
méthodes. La plus répandue consiste à demander des
prêts gouvernementaux aux agriculteurs pour leur permettre de conserver
leurs récoltes et de ne pas les offrir au marché.
On développe devant le
Congrès des arguments qui paraissent très raisonnables à
l'ensemble des auditeurs. On leur explique que la totalité de la
récolte est apportée sur le marché, dès la moisson,
au moment même où les cours sont le plus bas ; les
intermédiaires en profitent pour l'acheter, la stocker, et pour tenir
ensuite les cours très hauts lorsque les denrées se font plus
rares. Ce sont donc les premiers qui y perdent, alors qu'il serait
préférable que ce soit eux plutôt que les
spéculateurs qui profitent de cours moyens plus avantageux.
Ni la théorie
économique ni les faits n'ont jamais confirmé ce raisonnement.
Les spéculateurs tant décriés ne sont pas les ennemis du
cultivateur, ils sont au contraire indispensables à sa prospérité.
Les cours des prix agricoles sont sujets à fluctuations, il faut bien
que quelqu'un en prenne le risque et, en fait, à notre époque,
ce sont surtout les spéculateurs professionnels qui s'en sont chargés.
En général, plus
leurs actes sont conformes à leur propre intérêt de
spéculateurs, plus ils aident le fermier. Car les spéculateurs
servent d'autant mieux leur propre intérêt qu'ils ont
été plus capables de prévoir les fluctuations des cours.
Mais les fluctuations sont d'autant plus faibles et d'autant moins amples
qu'ils ont été plus habiles à les prévoir.
Même si les fermiers
étaient obligés de jeter la totalité de leur
récolte sur le marché d'un seul coup, en un seul mois de
l'année, le prix du blé pendant ce mois ne serait pas
forcément au-dessous de celui de tout autre mois (sauf toutefois les
frais de stockage). Car, en effet, les spéculateurs
achèteraient à ce moment la majeure partie de la
récolte, avec l'espoir de réaliser un gros bénéfice.
Ils continueraient d'acheter jusqu'au moment où le prix devenu trop
élevé ne leur laisserait plus aucune perspective de
bénéfices. Et ils vendraient chaque fois qu'ils apercevraient
l'éventualité d'une perte probable. Le prix de la récolte
se trouverait ainsi stabilisé tout au long de l'année.
C'est précisément
parce qu'il existe des intermédiaires qui assument ces risques que les
cultivateurs et les meuniers sont dispensés de les prendre. Ils sont
ainsi à l'abri des fluctuations des cours sur le marché. Par
conséquent, dans des conditions normales, si les intermédiaires
font bien leur métier, les bénéfices
réalisés par le fermier ou le meunier ne dépendent pas
des fluctuations des prix de la récolte sur le marché, mais
surtout de leur habileté professionnelle à bien mener les
travaux de leur ferme ou de leur moulin.
Les cours réels montrent
que, en moyenne, les prix du blé ou des céréales non
périssables se maintiennent assez réguliers tout au long de
l'année, mis à part les frais de stockage et d'assurance. En
réalité, des enquêtes minutieuses ont permis de constater
que la légère montée du prix moyen mensuel du blé
qui se produit après la moisson ne compense pas entièrement ces
frais, si bien que, pratiquement, les intermédiaires ont réellement
subventionné les fermiers. Bien sûr, cela n'était pas
dans leurs intentions, mais cela provient de la tendance persistante à
l'optimisme de la part des spéculateurs. Cette tendance à
l'optimisme semble exister chez les entrepreneurs des entreprises les plus
sujettes à la concurrence ; en réalité ce sont eux, en
tant que tels, qui, à l'encontre de leurs intentions, subventionnent
leurs clients. Ceci est particulièrement vrai dans les affaires
où l'on escompte de substantiels bénéfices
spéculatifs. De même que les acheteurs de billets de loterie,
pris en bloc, perdent de l'argent parce que chacun espère, sans raison
valable, gagner l'un des gros lots, qui sont peu nombreux, de même on a
pu calculer que le capital et le travail investis dans la prospection de l'or
ou du pétrole avaient dépassé de beaucoup la valeur
totale de l'or et du pétrole extrait du sol.
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Mais le problème se
transforme quand l'État intervient, soit qu'il achète
lui-même la récolte, soit qu'il donne une subvention aux
agriculteurs pour leur permettre de ne pas la porter sur le marché. Il
le fait parfois pour maintenir ce qu'il appelle assez raisonnablement des
stocks toujours normaux. Mais l'étude des prix, et en particulier des
reports annuels des récoltes, nous montre que, sur le marché
libre, cette fonction est déjà parfaitement remplie par des
organismes privés. Quand le Gouvernement intervient, le « stock
normal permanent » se transforme en fait en un stock politique
permanent. Le fermier est incité, aux dépens du contribuable,
à garder sa récolte au-delà d'un délai
raisonnable.
Pour s'assurer la voix du fermier
aux prochaines élections, les politiciens qui prennent l'initiative de
cette politique, ou les fonctionnaires qui l'appliquent, ne manquent jamais
de fixer ce qu'ils appellent le prix « raisonnable » des produits
agricoles au-dessus du cours normal qui s'établirait si la loi de
l'offre et de la demande jouait normalement. Il en résulte une chute
de la demande. Le « stock normal permanent » tend à
devenir un stock constamment anormal. Des quantités excessives sont
tenues hors du marché. Cela porte les prix à un niveau plus
élevé qu'il ne le serait sans cela, mais on n'obtient ce
résultat qu'au prix d'une baisse ultérieure des cours plus
prononcée qu'elle ne le serait sans cette intervention. Car la
raréfaction artificielle de cette année, par stockage d'une
partie des récoltes, signifie qu'il y aura des excédents
artificiels l'année suivante.
Cela nous entraînerait trop
loin d'expliquer en détail ce qu'il advint lorsque cette politique fut
suivie pour le coton américain [1]. Une année entière de
la récolte fut stockée, ce qui détruisit
entièrement notre marché extérieur. Cette carence
stimula des plantations nouvelles dans beaucoup d'autres pays. Bien que ces
résultats eussent été prédits par les adversaires
d'une telle politique de malthusianisme et de subvention, lorsqu'ils se
réalisèrent, les bureaucrates responsables répondirent
simplement que cela serait arrivé de toute façon.
Car la politique de subvention
s'accompagne généralement d'une politique de restriction de la
production, ou y conduit inévitablement : autrement dit, c'est une
politique de la rareté. Chaque fois que l'on s'efforce de «
stabiliser » le prix d'une marchandise, on a d'abord considéré
l'intérêt du producteur. L'objectif réel est une
montée immédiate des prix. Pour atteindre ce but, on oblige
chaque producteur soumis au contrôle économique à
réduire sa production dans une certaine proportion. Un certain nombre
de conséquences s'ensuivent immédiatement. En supposant que ce
contrôle puisse être effectué à l'échelle
internationale, la production mondiale est alors diminuée. Les
consommateurs du monde entier ne peuvent plus en acheter autant qu'ils
eussent pu le faire sans la restriction. Le monde est appauvri d'autant. Et
comme ces consommateurs doivent payer plus cher qu'avant pour ces produits
raréfiés, ils ont d'autant moins à dépenser pour
se procurer d'autres biens.
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Les restrictionnistes
répondent à ces considérations que cette chute des
quantités produites se manifeste de toute façon sur un
marché libre. Mais il y a une différence fondamentale entre les
deux cas, ainsi que nous l'avons vu au chapitre précédent. Sur
un marché de libre concurrence, ce sont les producteurs à coût
trop élevé, les producteurs inefficients, qui sont mis
hors de jeu par une chute des prix. Dans le cas d'un produit agricole, c'est
le cultivateur le moins habile, celui qui n'a pas pu s'équiper de
façon moderne, ou celui dont la terre est pauvre, qui est mis hors de
jeu. Les fermiers qui savent le mieux conduire leur travail et qui ont les
meilleures terres n'ont pas à restreindre leur production. Bien au
contraire, si la chute des prix a été le signe d'un coût
moyen de production moins élevé, qui se manifeste par une offre
accrue, l'élimination du fermier marginal sur la terre marginale
permet aux bons fermiers qui sont sur une bonne terre de développer
leur production. Si bien qu'à la longue il se peut qu'il n'y ait
aucune réduction dans la production de la denrée
considérée, et celle-ci sera alors produite et vendue d'une
manière permanente à plus bas prix. S'il en est ainsi, les
consommateurs de ce produit seront aussi bien servis qu'ils l'étaient
avant. Mais, puisque le prix sera peu élevé, il leur restera un
peu plus d'argent qu'ils n'en avaient avant pour acheter autre chose.
Ils seront manifestement plus
riches qu'avant. Mais les achats qu'ils feront dans d'autres domaines
procureront finalement à ces fermiers marginaux des occupations plus
productives et plus lucratives que par le passé.
Si nous en revenons à notre
intervention des pouvoirs publics, nous voyons que la réduction
uniforme et proportionnelle de la production d'une part, empêche les
producteurs les plus efficients de produire à bas prix à leur
pleine capacité, et maintient artificiellement en fonction les
producteurs moins habiles, dont les prix de revient restent
élevés. Cela augmente le coût moyen de production, et le
produit est obtenu avec un moins bon rendement qu'avant. Le producteur
marginal à faible rendement, ainsi maintenu artificiellement, continue
à occuper de la terre, du travail et un capital qui pourraient
être plus utilement et de manière plus efficace consacrés
à d'autres usages.
Soutenir que la politique de
restriction a au moins pour effet de faire monter le cours des produits
agricoles, et qu'ainsi « les fermiers voient augmenter leur pouvoir
d'achat », est une argumentation qui ne vaut rien, car ce n'est qu'au détriment
du pouvoir d'achat de l'habitant des villes qu'ils augmentent le leur. (Nous
avons étudié le cas dans notre analyse des prix «
paritaires »). Donner une subvention aux fermiers pour les inciter
à réduire leur production, ou leur donner la même somme
pour une production artificiellement réduite, revient au même
que d'obliger les consommateurs ou les contribuables à payer des gens
à ne rien faire. Dans chaque cas, les bénéficiaires
d'une telle politique voient leur pouvoir d'achat augmenter. Mais, dans
chaque cas, d'autres voient le leur diminuer d'autant. La perte sèche
pour l'ensemble du pays est une perte de production, car on subventionne des
gens afin qu'ils produisent moins. Comme il y a perte et comme il y a moins
de biens en circulation, le salaire réel, le revenu réel
baisseront, soit par la réduction de leur montant, soit par la hausse
du coût de la vie.
Mais si l'on s'efforce de
maintenir le prix d'un produit agricole au-dessus du cours normal sans
imposer de restriction à la vente, l'excédent non vendu de ce
produit surtaxé continuera d'être stocké jusqu'à
ce que finalement le marché s'effondre à un niveau beaucoup
plus bas que si l'on ne lui avait jamais appliqué aucun
contrôle, ou bien, les producteurs n'étant astreints à
aucune restriction de production, attirés par la hausse artificielle
des prix, développent leur rendement hors de toute mesure. C'est ce
qui s'est produit avec le plan anglais pour le caoutchouc anglais et le plan
américain pour le coton. Dans les deux cas, la chute des cours prit
finalement des proportions catastrophiques qui n'auraient jamais
été atteintes s'il n'avait été appliqué
aucun système artificiel. Ce plan, qui avait commencé
allégrement à « stabiliser » les prix et
l'état du marché, causa une instabilité incomparablement
plus grande que ne l'eût fait le libre jeu des forces
d'équilibre du marché.
Aujourd'hui, certes, on nous
assure que le contrôle international des prix qu'on préconise
évitera toutes ces erreurs. Aujourd'hui les prix qu'on imposera seront
équitables à la fois pour le producteur et pour le
consommateur. Les nations productrices et les nations consommatrices vont se
mettre d'accord sur ce que doivent être ces prix convenables, car ni
les unes ni les autres n'exagèreront. Ces prix taxés vont forcément
nécessiter des allocations ou des primes pour les producteurs ou les
consommateurs et même certaines nations, mais seuls les mauvais esprits
auront l'impudence d'entrevoir que des causes de troubles internationaux
pourront en résulter. Et finalement, par le plus grand des miracles,
ce monde d'après-guerre, avec ses coercitions et ses contrôles,
doit en même temps devenir le monde du libre commerce
international.
Ce que les planistes
gouvernementaux entendent exactement par commerce international dans ces
conditions, je ne saurais le dire, mais je crois que l'on peut assez bien
comprendre quelques-unes des choses qu'ils n'ont pas dans l'esprit. Ils ne
veulent pas parler de la liberté pour tous d'acheter et de vendre, de
prêter ou d'emprunter, au prix ou au taux qu'ils désirent, et
là où il leur paraît le plus avantageux de le faire. Ils
ne souhaitent pas que le simple citoyen ait le
liberté de produire autant de blé qu'il l'entend, d'aller et
venir à sa guise, de s'installer où il lui plaît, avec
ses capitaux et ses divers biens. Ils veulent parler, je le crains, de la
liberté pour les bureaucrates de régler tout par un niveau de
vie plus élevé. Mais si ces planistes réussissent
à lier l'idée de coopération internationale avec celle
d'un contrôle étatique accru sur la vie économique, alors
la vie internationale ne pourra, probablement, que se modeler sur ce qu'on a
déjà vu, auquel cas le niveau de vie de l'individu
s'affaissera, en même temps que ses libertés.
Note
[1]
Toutefois, la politique du coton a été particulièrement
instructive. Le 1er août 1956, le stock de coton se montait au chiffre
record de 14 529 000 balles, plus que la production ou la consommation
normales d'une année complète. Face à cet état de
choses, le gouvernement changea de politique. Il décida d'acheter la
plupart des récoltes aux cultivateurs et offrit de le revendre avec
une remise. Afin de vendre le coton américain sur le marché
mondial, il donna des subventions aux exportations, tout d'abord de 6 cents
par livre puis, en 1961, de 8,5 cents par livre. Cette politique
réussit à réduire le stock de coton. Mais, en plus des
pertes imposées au contribuables, cette politique conduisit
à désavantager les textiles américains par rapport aux
textiles étrangers, à la fois sur le marché
intérieur et sur les marchés étrangers. Le gouvernement
américain subventionnait en fait l'industrie étrangère
aux dépens de l'industrie américaine. C'est un exemple typique,
illustrant le fait que les plans de contrôle des prix gouvernementaux
ne font qu'éliminer une conséquence indésirable en
sautant à pieds joints vers une autre conséquence
indésirable et habituellement pire. (Note de l'édition de
1979, traduite par Hervé de Quengo)
Remerciements :
Hervé de Quengo, et traduction par Mme Gaëtan Pirou
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