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Hippolyte Taine (1828-1893) fut un des fondateurs de
l’École libre des sciences politiques de la rue Saint-Guillaume,
devenue l'Institut d'études politiques (IEP) après sa nationalisation en
1945. Dans les années 90, Jean-François Revel a évoqué
la figure de Taine dans un article sur les libéraux français, paru dans la Revue Commentaire. Il écrivait : « Un des libéraux français les plus
méconnus aujourd’hui (...) est Hippolyte Taine. Ses Origines
de la France contemporaine sont un livre qui a été en
pratique éliminé du panorama historique moderne par le travail
de calomnie qu’avec une ardente malhonnêteté
intellectuelle a mené contre lui l’école jacobino-bolchevique d’histoire de la
Révolution française, principalement Alphonse Aulard et Albert Mathiez, relayés à la
génération suivante par divers suiveurs. » En effet, Taine fut trop libéral pour la
gauche mais aussi trop intellectuel pour la droite. Il fut honni par les amis
de Maurras comme par ceux de Marx.
Et Revel
ajoutait : « Dans la dernière partie des Origines,
intitulée « Le Régime moderne » et consacrée
aux institutions françaises telles qu’elles ont
été façonnées par le système
impérial, on trouve des passages (Livre deuxième) qui, quoique
parus en 1884, pourraient être signés de Ludwig von Mises, Friedrich Hayek ou Milton Friedman, tant
l’analyse de l’hypertrophie étatique y préfigure
les critiques actuelles. »
Voici donc les
principaux extraits dont parle Revel. Ils montrent comment, par chacune des
contraintes qu’il met en place, l'État empiète sur le
domaine de la personne. réduisant le cercle d'initiatives
spontanées ou d'actions indépendantes qui est sa vie propre.
Les Origines de la
France contemporaine
De l'ingérence
abusive de l'État (*)
Tome 1, Livre 2,
chapitre 2
Par Hippolyte Taine
I. Service principal rendu par la puissance publique
Quel est le service
que la puissance publique rend au public? — Il en est un principal, la
protection de la communauté contre l'étranger, et des
particuliers les uns contre les autres. — Évidemment, pour
rendre ce service, il lui faut, dans tous les cas, les outils indispensables,
à savoir une diplomatie, une armée, une flotte et des arsenaux,
des tribunaux civils et criminels, des prisons, une gendarmerie et une
police, des impôts et des percepteurs, une hiérarchie d'agents
et de surveillants locaux, qui, chacun à sa place et dans son emploi,
concourent tous à produire l'effet requis. — Évidemment
encore, pour appliquer ces outils, il lui faut, selon les cas, telle ou telle
constitution, tel ou tel degré de ressort et d'énergie: selon
l'espèce et la gravité du péril extérieur ou
intérieur, il convient qu'elle soit divisée ou concentrée,
pourvue ou affranchie de contrôle, libérale ou autoritaire.
Contre son mécanisme, quel qu'il soit, il n'y a pas lieu de s'indigner
d'avance. A proprement parler, elle est un grand engin dans la
communauté humaine, comme telle machine industrielle dans une usine,
comme tel appareil organique dans le corps vivant. Si l'œuvre ne peut
être faite que par l'engin, acceptons l'engin et sa structure : qui
veut la fin veut les moyens. Tout ce que nous pouvons demander, c'est que les
moyens soient adaptés à la fin, en d'autres termes, que les
myriades de pièces, grandes ou petites, locales ou centrales, soient
déterminées, ajustées et coordonnées en vue de
l'effet final et total auquel elles coopèrent de près ou de
loin.
Mais, simple ou
composé, tout engin qui travaille est assujetti à une
condition: plus il devient propre à une besogne distincte, plus il
devient impropre aux autres; à mesure que sa perfection croît,
son emploi se restreint. — Partant, si l'on a deux instruments
distincts appliqués à deux besognes distinctes, plus ils
deviennent parfaits chacun dans son genre, plus leurs domaines se
circonscrivent et s'opposent: à mesure que chacun d'eux devient plus
capable de remplir son emploi, il devient plus incapable de remplir l'emploi
de l'autre; à la fin, ils ne peuvent plus se suppléer; et cela
est vrai, quel que soit l'instrument mécanique, physiologique ou
social. — Au plus bas degré de l'industrie humaine, le sauvage
n'a qu'un outil : avec son caillou tranchant ou pointu, il tue, il brise, il
fend, il perce, il scie, il dépèce; le même instrument
suffit, aux services les plus divers. Ensuite viennent la lance, la hache, le
marteau, le poinçon, la scie, le couteau, chacun d'eux plus
adapté à un service distinct et moins efficace hors de cet
office : on scie mal avec un couteau, et l'on coupe mal avec une scie. Plus
tard apparaissent les engins très perfectionnés et tout
à fait spéciaux, la machine à coudre et la machine
à écrire : impossible de coudre avec la machine à
écrire, ou d'écrire avec la machine à coudre. —
Pareillement, au plus
bas de l'échelle organique, quand l'animal n'est qu'une gelée
homogène, informe et coulante, toutes ses parties sont
également propres à toutes les fonctions: indifféremment
et par toutes les cellules de son corps, l'amibe peut marcher, saisir,
avaler, digérer, respirer, faire circuler ses liquides, expulser ses
déchets et reproduire son espèce. Un peu plus haut, dans le
polype d'eau douce, le sac intérieur qui digère et la peau extérieure
qui sert d'enveloppe peuvent encore, à la rigueur, échanger
leurs fonctions: si l'on retourne l'animal comme un gant, il continue
à vivre; devenue interne, sa peau fait l'office d'estomac; devenu
externe, son sac digestif fait l'office d'enveloppe. Mais, plus on monte,
plus les organes, compliqués par la division et la subdivision du
travail, divergent, chacun de son côté, et répugnent
à se remplacer l'un l'autre : chez un mammifère, le cœur
n'est plus bon qu'à pousser le sang, et le poumon qu'à rendre
au sang de l'oxygène; impossible à l'un d'eux de faire
l'ouvrage de l'autre; entre les deux domaines, la structure trop
particulière du premier et la structure trop particulière du
second interposent une double barrière infranchissable.—
Pareillement enfin, au
plus bas de l'échelle sociale, plus bas que les Andamans et les
Fuégiens, on entrevoit une humanité inférieure,
où la société n'est qu'un troupeau; à
l'intérieur du troupeau, point d'associations distinctes en vue de
buts distincts; il n'y a pas même de famille, au moins permanente; nul
engagement mutuel du mâle et de la femelle, rien que la rencontre des
sexes. Par degrés, dans cet amas d'individus tous égaux et
semblables, des groupes partiels s'ébauchent, se forment et se
séparent: on voit apparaître des parentés de plus en plus
précises, des ménages de plus en plus fermés, des foyers
de plus en plus héréditaires, des équipes de
pêche, de chasse ou de guerre, de petits ateliers de travail; si le
peuple est conquérant, il s'établit des castes. A la fin, dans
le corps social élargi et profondément organisé, on
trouve des communes, des provinces, des églises, des hôpitaux,
des écoles, des corporations et des compagnies de toute espèce
et grandeur, temporaires ou permanentes, volontaires ou involontaires,
c'est-à-dire une multitude d'engins sociaux construits avec des
personnes humaines, qui, par intérêt personnel, contrainte et
habitude, ou par inclination, conscience et générosité,
coopèrent, d'après un statut exprimé ou tacite, pour
effectuer, dans l'ordre matériel ou spirituel, telle ou telle
œuvre déterminée : en France, aujourd'hui, nous comptons,
outre l'État, quatre-vingt-six départements, trente-six mille
communes, quatre Églises, quarante mille paroisses, sept ou huit
millions de familles, des millions d'ateliers agricoles, industriels ou
commerciaux, des instituts de science et d'art par centaines, des
établissements de charité et d'éducation par milliers,
des sociétés de bienfaisance, de secours mutuels, d'affaires ou
de plaisirs par centaines de mille, bref, d'innombrables associations de
toute espèce, dont chacune a son objet propre, et, comme un outil ou
un organe, exécute un travail distinct.
Or, en cette
qualité d'outil ou d'organe, elle est soumise à la loi commune
: plus elle excelle dans un rôle, plus elle est médiocre ou
mauvaise dans les autres rôles; sa compétence spéciale
fait son incompétence générale. C'est pourquoi, chez un
peuple civilisé, aucune d'elles ne peut bien suppléer aucune
des autres. « Très probablement, une académie de peinture
qui serait aussi une banque exposerait de très mauvais tableaux et
escompterait de très mauvais billets. Selon toute vraisemblance, une
compagnie du gaz qui serait en môme temps une société
d'éducation enfantine élèverait mal les enfants et
éclairerait mal les rues.[1] » — C'est qu'un instrument, quel qu'il soit,
outil mécanique, organe physiologique, association humaine, est
toujours un système de pièces dont les effets convergent vers
une fin; peu importe que les pièces soient des morceaux de bois et de
métal, comme dans l'outil, des cellules et des fibres, comme dans
l'organe, des intelligences et des âmes, comme dans l'association;
l'essentiel est la convergence de leurs effets; car, plus ces effets sont
convergents, plus l'instrument est capable d'atteindre une fin. Mais, par
cette convergence, il est tout entier orienté dans une direction, ce
qui l'exclut des autres: il ne peut pas opérer à la fois dans
deux sens différents; impossible d'aller à droite et, en
même temps, d'aller à gauche. Si quelque instrument social,
construit en vue d'un service, entreprend de faire par surcroît le
service d'un autre, il fera ma4 son office propre et son office usurpé.
Des deux œuvres qu'il exécute, la première nuit à
la seconde et la seconde à la première. Ordinairement, il finit
par sacrifier l'une à l'autre, et, le plus souvent, il les manque
toutes les deux.
II. Effet
général de l’ingérence de la puissance publique
Suivons les effets de
cette loi, lorsque c'est la puissance publique qui, par
delà sa tâche principale et première, entreprend
une tache différente et se substitue aux autres corps pour faire leur
service, lorsque l'État, non content de protéger la
communauté et les particuliers contre l'agression extérieure ou
intérieure, se charge par surcroît de gouverner le culte,
l'éducation ou la bienfaisance, de diriger les sciences ou les beaux-arts,
de conduire l'œuvre industrielle, agricole, commerciale, municipale,
provinciale ou domestique. — Sans doute, auprès de tous les
corps autres que lui-même, il peut intervenir; c'est son droit et aussi
son devoir; il y est tenu par son office môme, en sa qualité de
défenseur des personnes et des propriétés, pour
réprimer, à l'intérieur du corps, la spoliation et
l'oppression, pour y faire observer le statut, pour y maintenir chaque membre
dans ses droits fixés par le statut, pour y juger, d'après ce
statut, les conflits qui peuvent s'élever entre les administrateurs et
les administrés, entre le gérant et les actionnaires, entre les
desservants et les desservis, entre les fondateurs morts et leurs successeurs
vivants.
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A cet effet, il leur
prête ses tribunaux, ses huissiers et ses gendarmes, et il ne les
prête qu'à bon escient, après avoir examiné et
adopté le statut. Cela aussi est une obligation de son office : son
mandat l'empêche de mettre la puissance publique au service d'une
entreprise de spoliation ou d'oppression; il lui est interdit d'autoriser un
contrat de prostitution ou d'esclavage, à plus forte raison une
société de brigandage ou d'insurrection, une ligue armée
ou prête à s'armer contre la communauté, contre une
portion de la communauté, contre lui-même. Mais, entre cette
intervention légitime par laquelle il maintient des droits et
l'ingérence abusive par laquelle il usurpe des droits, la limite est
visible, et il franchit cette limite lorsque, à son emploi de
justicier ajoutant un second office, il régit ou il défraie un
autre corps.[2] En ce cas, deux séries d'abus se déroulent:
d'une part, l'État fait le contraire de son premier office ; d'autre
part, il s'acquitte mal de son emploi surajouté.
III. Ses
empiétements sont des attentats contre les personnes et les
propriétés.
Car d'abord, pour
régir un autre corps, par exemple l'Église, tantôt il
nomme les chefs ecclésiastiques, comme sous l'ancienne monarchie,
après l'abolition de la Pragmatique Sanction, par le concordat de
1516; tantôt, comme l'Assemblée nationale en 1791, sans nommer
les chefs, il invente une nouvelle façon de les nommer; en d'autres
termes, il impose à l'Église une discipline nouvelle, contraire
à son esprit ou même à ses dogmes. Parfois même,
poussant plus loin, il réduit les corps à n'être que des
branches de sa propre administration et transforme leurs chefs en
fonctionnaires révocables, dont il commande et conduit tous les actes
: tels, sous l'Empire et la Restauration, le maire et les conseillers dans la
commune, les professeurs et proviseurs dans l'Université. Encore un
pas, et l'invasion s'achève : naturellement, quand il entreprend un
nouveau service, il est tenté, par ambition ou précaution, par
préjugé ou théorie, de s'en réserver ou d'en
déléguer le monopole; avant 1789, il y en avait un au profit de
l'Église catholique par l'interdiction des autres cultes, et il y en
avait un au coût de chaque communauté d'arts et de
métiers par l'interdiction du travail libre; après 1800, il y
en eut un au profit de l'Université, par les entraves et gênes
de toute espèce imposées à l'ouverture et à la
tenue des écoles privées. — Or, par chacune de ces
contraintes, l'État empiète sur le domaine de la personne. Plus
il étend ses empiétements, plus il ronge et réduit le
cercle d'initiatives spontanées ou d'actions indépendantes qui
est la vie propre de l'individu. Si, conformément au programme
jacobin, il pousse à bout ses ingérences,[3] il
absorbe en soi toutes les vies individuelles : désormais il n'y a plus
dans la communauté que des automates manœuvres d'en haut, des
résidus infiniment petits de l'homme, des âmes mutilées,
passives et, pour ainsi dire, mortes. Institué pour préserver
les personnes, l'Étal les a toutes anéanties.
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Même effet
à l'endroit des propriétés, s'il défraie es
autres corps. Car, pour les défrayer, il n'a d'autre argent que celui des
contribuables; en conséquence, par la main de ses percepteurs, il leur
prend cet argent dans leur poche. Bon gré mal gré, tous
indistinctement, ils payent une taxe supplémentaire pour un service
supplémentaire, même quand ce service ne leur profite pas ou
leur répugne. Si je suis catholique dans un État protestant ou
protestant dans un État catholique, je paie pour une religion qui me
semble fausse et pour une Église qui me semble malfaisante. Si je suis
sceptique et libre penseur, indifférent ou hostile aux religions
positives, aujourd'hui, en France, je paie pour alimenter quatre cultes qui
me semblent inutiles ou nuisibles; si je suis provincial ou paysan, je paie
pour entretenir l'Opéra, où je n'irai jamais, Sèvres et
les Gobelins, dont je ne verrai jamais une tapisserie ou un vase. — En
temps de calme, l'extorsion se déguise; mais, en temps de troubles,
elle s'étale à nu. Sous le gouvernement révolutionnaire,
des bandes de percepteurs à piques s'abattaient sur les villages et y
faisaient des razzias comme en pays conquis[4]: saisi à la gorge et maintenu avec accompagnement de
bourrades, le cultivateur voyait enlever les grains de son grenier, les
bestiaux de son étable; « tout cela prenait lestement le chemin
de la ville », et autour de Paris, sur un rayon de quarante lieues, les
départements jeûnaient pour nourrir la capitale. Avec des formes
plus douces, c'est une exaction pareille qui s'accomplit sous un gouvernement
régulier, lorsque l'État, par la main d'un percepteur
décent, en redingote, puise dans nos bourses un écu de trop
pour un office qui n'est pas de son ressort. Si, comme l'État jacobin,
il s'arroge tous les offices, il vide la bourse jusqu'au fond : institue pour
préserver les propriétés, il les confisque toutes.
Ainsi, à
l'endroit des propriétés comme à l'endroit des
personnes, quand la puissance publique se propose un autre objet que leur
garde, non seulement elle outrepasse son mandat, mais elle agit au rebours de
son mandat.
IV. Elle est un substitut
mauvais ou médiocre
Considérons
maintenant l'autre série d'abus et la façon dont l'État
fait le service des corps qu'il a supplantés. — En premier lieu,
il y a des chances pour que, tôt ou tard, il s'y dérobe; car ce
nouveau service est plus ou moins coûteux, et, tôt ou tard, lui
semble trop coûteux. — Sans doute, il a promis de le
défrayer; parfois même, comme la Constituante et la
Législative, ayant confisqué les revenus qui l'alimentaient, il
en doit l'équivalent; il est tenu, par
contrat, de suppléer aux sources locales ou spéciales qu'il
s'est appropriées ou qu'il a taries, de fournir en échange une
prise d'eau sur le grand réservoir central, qui est le Trésor
public. —Mais, si, dans ce réservoir, les eaux baissent, si
l'impôt arriéré n'y déverse plus
régulièrement son afflux, si la guerre y ouvre une large
brèche, si la prodigalité et l'incapacité des
gouvernants y multiplient les lézardes et les fuites, il ne s'y trouve
plus d'argent pour les services accessoires et secondaires; l'État,
qui s'en est chargé, s'en dispense : on a vu, sous la Convention et
sous le Directoire, comment, ayant pris les biens de tous les corps,
provinces, communes, instituts d'éducation, d'art et de science,
églises, hospices et hôpitaux, il s'est acquitté de leur
office; comment, après avoir été spoliateur et voleur,
il est devenu insolvable et s'est déclaré failli ; comment son
usurpation et sa banqueroute ont ruiné, puis anéanti tous les
autres services; comment, par le double effet de son ingérence et de
sa désertion, il a détruit en France l'éducation, le
culte et la bienfaisance; pourquoi, dans les villes, les rues
n'étaient plus balayées ni éclairées; pourquoi,
dans les départements, les routes se défonçaient et les
digues s'effondraient; pourquoi les écoles étaient vides ou
fermées; pourquoi, dans l'hospice et l'hôpital, les enfants
trouvés mouraient, faute de lait, les infirmes faute de
vêtements ou de viande, les malades faute de bouillon, de
médicaments et de lits.[5]
En second lieu,
même quand l'État respecte ou fournit la dotation du service,
par cela seul qu'il le régit, il y a des chances pour qu'il le pervertisse.
— Presque toujours, lorsque les gouvernants mettent la main sur une
institution, c'est pour l'exploiter à leur profit et à son
détriment: ils y font prévaloir leurs intérêts ou
leurs théories; ils y importent leurs passions; ils y déforment
quelque pièce ou rouage essentiel; ils en faussent le jeu, ils en
détraquent le mécanisme; ils font d'elle un engin fiscal,
électoral ou doctrinal, un instrument de règne ou de secte.
— Tel, au XVIIIe siècle, l'état-major
ecclésiastique que l'on connaît[6], évêques de cour, abbés de salon,
appliqués d'en haut sur leur diocèse ou sur leur abbaye, non résidents, préposés à un
ministère qu'ils n'exercent pas, largement reniés pour
être oisifs, parasites de l'Église, outre cela, mondains,
galants, souvent incrédules, étranges conducteurs d'un
clergé chrétien, et qu'on dirait choisis exprès pour
ébranler la foi catholique chez leurs ouailles et la discipline
monastique dans leurs couvents. — Tel, en 1791[7], le nouveau clergé constitutionnel, intrus,
schismatique, superposé à la majorité orthodoxe, pour
lui dire une messe qu'elle juge sacrilège, et pour lui administrer des
sacrements dont elle ne veut pas.
En dernier lieu,
même quand les gouvernants ne subordonnent pas les
intérêts de l'institution à leurs passions, à
leurs théories, à leurs intérêts propres,
même quand ils évitent de la mutiler et de la dénaturer,
même quand ils remplissent loyalement et de leur mieux le mandat
surérogatoire qu'ils se sont adjugé, infailliblement ils le
remplissent mal, plus mal que les corps spontanés et spéciaux
auxquels ils se substituent; car la structure de ces corps et la structure de
l'État sont différentes. — Unique en son genre, ayant
seul l'épée, agissant de haut et de loin, par autorité
et contrainte, l'État opère à la fois sur le territoire
entier, par des lois uniformes, par des règlements impératifs
et circonstanciés, par une hiérarchie de fonctionnaires
obéissants qu'il maintient sous des consignes strictes. C'est pourquoi
il est impropre aux besognes qui, pour être bien faites, exigent des
ressorts et des procédés d'une autre espèce. Son
ressort, tout extérieur, est insuffisant et trop faible pour soutenir
et pousser les œuvres qui ont besoin d'un moteur interne, comme
l'intérêt privé, le patriotisme local, les affections de
famille, la curiosité scientifique, l'instinct de charité, la
foi religieuse. Son procédé, tout mécanique, est trop
rigide et trop borné pour faire marcher les entreprises qui demandent
à l'entrepreneur le tact alerte et sûr, la souplesse de main,
l'appréciation des circonstances, l'adaptation changeante des moyens
au but, l'invention continue, l'initiative et l'indépendance. Parlant,
l'État est mauvais chef de famille, mauvais industriel, agriculteur et
commerçant, mauvais distributeur de travail et des subsistances,
mauvais régulateur de la production, des échanges et de la
consommation, médiocre administrateur de la province et de la commune,
philanthrope sans discernement, directeur incompétent des beaux-arts,
de la science, de l'enseignement et des cultes[8].
En tous ces offices, son action est lente ou maladroite, routinière ou
cassante, toujours dispendieuse, de petit effet et de faible rendement,
toujours à côté et au delà
des besoins réels qu'elle prétend satisfaire. C'est qu'elle
part de trop haut et s'étend sur un cercle trop vaste. Transmise par
la filière hiérarchique, elle s'y attarde dans les
formalités et s'y empêtre dans les paperasses. Arrivée au
terme et sur place, elle applique sur tous les terrains le même
programme, un programme fabriqué d'avance, dans le cabinet, tout d'une
pièce, sans le tâtonnement expérimental et les raccords
nécessaires, un programme qui, calculé par à peu près,
sur la moyenne et pour l'ordinaire, ne convient exactement à aucun cas
particulier, un programme qui impose aux choses son uniformité fixe,
au lieu de s'ajuster à la diversité et à la
mobilité des choses, sorte d'habit-modèle, d'étoffe et
de coupe obligatoires, que le gouvernement expédie du centre aux
provinces, par milliers d'exemplaires, pour être endossé et
porté, bon gré mal gré, par toutes les tailles, en toute
saison.
V. Appauvrissement et
dégradation du corps social
Bien pis, non
seulement dans ce domaine qui n'est pas le sien, l'État travaille mal,
grossièrement, avec plus de frais et moins de fruit que les corps
spontanés, mais encore, par le monopole légal qu'il s'attribue
ou par la concurrence accablante qu'il exerce, il tue ces corps naturels, ou
il les paralyse, ou il les empêche de naître; et voilà
autant d'organes précieux qui, résorbés,
atrophiés, ou avortés, manquent désormais au corps
total. — Bien pis, encore si ce régime dure et continue à
les écraser, la communauté humaine perd la faculté de
les reproduire: extirpés à fond, ils ne repoussent plus; leur
germe lui-même a péri. Les individus ne savent plus s'associer
entre eux, coopérer de leur propre mouvement, par leur seule
initiative, sans contrainte extérieure et supérieure, avec
ensemble et longtemps, en vue d'un but défini, selon des formes
régulières, sous des chefs librement choisis, franchement
acceptés et fidèlement suivis. Confiance mutuelle, respect de
la loi, loyauté, subordination volontaire, prévoyance,
modération, patience, persévérance, bon sens pratique,
toutes les dispositions de cœur et d'esprit sans lesquelles aucune
association n'est efficace ou même viable, se sont amorties en eux,
faute d'exercice.
Désormais la
collaboration spontanée, pacifique et fructueuse, telle qu'on la
rencontre chez les peuples sains, est hors de leur portée; ils sont
atteints d'incapacité sociale, et, par suite, d'incapacité
politique. — De fait, ils ne choisissent plus leur constitution, ni
leurs gouvernants: ils les subissent, bon gré, mal gré, tels
que l'accident ou l'usurpation les leur donne; chez eux, la puissance
publique appartient au parti, à la faction, à l'individu assez
osé, assez violent pour la prendre et la garder de force, pour
l'exploiter en égoïste et en charlatan, a
grand renfort de parades et de prestiges, avec les airs de bravoure
ordinaire, et le tintamarre des phrases toutes faites sur les droits de
l'homme et le salut public. Elle-même, cette puissance centrale, n'a
sous la main, pour recevoir ses impulsions, qu'un corps social appauvri,
inerte et flasque, capable seulement de spasmes intermittents ou de
raidissements artificiels sur commande, un organisme privé de ses
organes secondaires, simplifié à l'excès,
d'espèce inférieure ou dégradée, un peuple qui
n'est plus qu'une somme arithmétique d'unités
désagrégées et juxtaposées; bref, une
poussière ou une boue humaine. — A cela conduit
l'ingérence de l'État. Il y a des lois dans le monde moral
comme dans le monde physique; nous pouvons bien les méconnaître,
mais nous ne pouvons pas les éluder. Elles opèrent tantôt
pour nous, tantôt contre nous, à notre choix, mais toujours de
même et sans prendre garde à nous; c'est à nous de
prendre garde à elles; car les deux données qu'elles assemblent
en un couple sont inséparables : sitôt que la première
apparaît, inévitablement la seconde suit.
Source : Hippolyte Taine, Les origines de la France
contemporaine. Le Régime moderne. Tome I (Paris : Hachette, 1891,
cinquième édition) (1ère édition 1890). Livre
deuxième : Formation et charactères
du nouvel état ; Chapitre II, pp. 141-154.
[1] Macaulay's Essays,
Gladstone on Church and State. — Ce principe, d'une importance capitale
et d'une fécondité extraordinaire, peut être
appelé principe des spécialités. Il a d'abord
été établi pour les machines et pour les ouvriers par
Adam Smith. Macaulay l'a étendu, des machines, aux associations
humaines. Milne Edwards en a fait l'application aux
organes dans toute la série animale. Herbert Spencer l'a
développé largement pour les organes physiologiques et pour les
associations humaines dans ses Principes de biologie et dans ses Principes de
sociologie. J'ai essayé ici de montrer les trois branches
parallèles de ses conséquences, et, de plus, leur racine
commune, qui est une propriété constitutive et primordiale,
inhérente à tout instrument.
[2] Cf. la Révolution, III, livre II, ch. II. On y
décrit les empiétements de l'État et de leurs
conséquences pour l'individu. Il s'agit ici de leurs
conséquences pour les corps. — Lire, sur le même sujet,
Gladstone on Church and State, par Macaulay, et The Man versus the State, par
Herbert Spencer, deux essais où la rigueur du raisonnement et
l'abondance des illustrations sont admirables.
[3] La Révolution, III, 455.
[4] La Révolution, III, 371.
[5] La Révolution, III, 462, 447.
[6] L'Ancien Régime, 82, 83, 97, 98, 155, 156, 382.
[7] La Révolution, I, p. 231 et suivantes.
[8] Exemples pour l'Angleterre dans les Essais de Herbert
Spencer intitulés Over legislation et Representative Government.
Exemples pour la France dans La
liberté du travail, par Charles Dunoyer (1845). Ce dernier ouvrage
contient, par anticipation, presque toutes les idées de Herbert Spencer; il n'y manque guère que les
illustrations physiologiques.
Article publié
en coopération avec Damien Theillier de l’Institut Coppet. Vous pouvez vous
procurer son livre « Cours de Philosophie » en cliquant ici .
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