Interview de Me Sébastien Fanti, préposé à la protection des données du
canton du Valais. Il s’exprime sur la votation sur la loi sur le
renseignement du 25 septembre 2016.
La Loi sur le Renseignement suisse (LRens) a du plomb dans l’aile.
Alors qu’elle semblait destinée à passer l’épreuve du peuple haut la main,
les récents sondages laissent présager d’un résultat serré le 25 septembre
prochain. De quoi cette hésitation est-elle le signe ?
Cette perte de confiance est typique de ces idées qui « vont de soi » tant
qu’elles ne sont pas soumises à un examen trop poussé. Il va de soi
qu’il faut se prémunir au mieux contre le terrorisme et la grande
criminalité. Il va de soi que cette tâche est une prérogative
fondamentale de l’Etat. Il va de soi que cela coûte, tant en termes
d’argent qu’en termes de libertés. Il n’existe aucun moyen de traquer et de
neutraliser une poignée d’individus malfaisants sans que cela n’entraîne un
inconfort pour l’ensemble du corps social.
Ces évidences-là ne sont pas négociables. Surtout pas dans une société
vieillissante en proie à des peurs irrationnelles et régie de manière de plus
en plus tyrannique par le principe de précaution. Après tout, les Suisses ont
accepté sans broncher une assurance maladie obligatoire pour tous mais
gérée par des entreprises privées et très lucratives, une assurance dont les
prestations s’amenuisent à mesure que ses coûts explosent. En un mot, ce
peuple de comptables avisés devient une vache à traire placide sitôt qu’on
lui parle de sa santé.
Extension du domaine de l’écoute
La santé des Suisses n’a pas de prix, donc la sécurité non plus, ont dû se
dire les spin doctors de la très discutable Loi sur le
Renseignement. De fait, ils sont aisément parvenus à vendre leur raisonnement
à toute la zone « responsable » et sécuritaire de l’éventail politique, en
d’autres termes à la droite. Ils ont également lancé cet été une opération
subliminale en direction de l’économie. Le 18 juillet, le chef des services
de renseignements de la Confédération (SRC) s’est ainsi fendu d’une étrange circulaire aux entreprises pour leur recommander une vidéo de
« sensibilisation » superficielle et naïve sur l’espionnage économique.
La démarche ne prend son sens que dans la perspective de la votation qui
devrait accorder à ce même M. Seiler une rallonge d’au moins 50 millions
annuels.
Depuis, on a entendu des voix qui permettent de situer plus clairement la
fonction de cette loi dans le paysage géopolitique. Parmi ses défenseurs les
plus éminents figure ainsi le porte-parole officieux de l’OTAN en Suisse, le
lieutenant-colonel Alexandre Vautravers, directeur de la Revue militaire
suisse et professeur à la Webster University, dont la palette d’activités
comprend entre autres le recrutement pour la CIA. De fait, comme le relève
Sébastien Fanti dans notre entretien, le SRC suisse entretient d’excellents rapports
avec ses homologues US et un effet immédiat de la LRens serait d’arrimer plus
étroitement encore les services suisses au dispositif du renseignement
américain.
Le manque fatal d’un « Onze-Septembre » suisse
Or, une moitié des Suisses (ou presque) se méfient de ce « progrès
sécuritaire ». Cela montre que ce peuple n’a pas perdu son réflexe civique
consistant à soupeser froidement les propositions qu’on lui soumet. C’est
justement ce réflexe rationnel qu’il aurait fallu neutraliser en premier. Les
deux grands obstacles à l’adoption d’un Patriot Act à la Suisse
tiennent en effet au fait 1) qu’il ne dépend pas du parlement, mais du peuple
et 2) que la Suisse n’a pas — heureusement — connu son Onze-Septembre ni son
Bataclan.
Si cette votation était intervenue ce printemps, au lendemain de la mort
des deux seules victimes suisses notoires du terrorisme islamique, la loi
passait haut la main. Cela même si Jean-Noël Rey et Georgie Lamon ont été
fortuitement pris dans une fusillade
d’AQMI au Burkina Faso. Dans le sillage d’un événement traumatique, même
sans rapport avec le sujet, aucune discussion de fond ne serait possible et
je ne serais même pas en mesure d’argumenter comme je le fais ici. Par
contraste, l’absence de contexte émotionnel dans le cas helvétique nous
permet de réfléchir posément à la finalité de telles démarches ainsi qu’aux
manipulations qu’elles recouvrent.
La guerre aux concepts est la plus évidente de ces manipulations mentales.
Les concepts sont des abstractions commodes. La lutte « contre la faim dans
le monde » ne coûte rien et emporte l’adhésion de tous. Mais la lutte contre
les affameurs du monde impliquerait de montrer du doigt des
entreprises puissantes et d’agir contre elles. De même, la « guerre contre le
terrorisme » est un chapeau de magicien qui recouvre tout, en premier lieu
l’instauration d’une surveillance généralisée des populations, mais
également, dans la stratégie atlantiste, une mainmise militaire sur les
sources et les voies d’acheminement de l’énergie, ainsi que l’octroi de
crédits pharaoniques pour des gadgets dont le seul effet tangible est
d’enrichir des armées de sous-traitants.
On ne saurait évidemment prêter de telles ambitions au modeste SRC suisse,
mais les tranches de budget sont bien là, et elles seront affectées d’une
part à l’inflation de la classe bureaucratique et d’autre part à l’achat de
logiciels — à l’étranger ! (Il est étonnant qu’un pays qui s’enorgueillit de
ses écoles polytechniques et de sa recherche de pointe n’envisage pas un seul
instant de développer en interne les logiciels censés assurer sa
sécurité…) (suite
sur le site de S Depot)