Entrepreneur à succès, Frédéric (prénom d’emprunt) est volontiers étiqueté
«bipolaire» par son entourage: «Lorsqu’il faut galvaniser les troupes ou
présenter des projets à un public, je suis capable de mobiliser une énorme
énergie émotionnelle. Cette compétence me permet d’inspirer les gens et de
les emmener dans une aventure commune. Mais passé ces moments d’intensité et
de bonheur, je paie très cher pour ces prouesses. Je m’effondre
complètement.»
Un profil fréquent chez les patrons charismatiques. Ainsi, par exemple,
Elon Musk s’est lâché cet été dans un tweet où il répond «yeah» à un fan qui
lui demande: «Etes-vous bipolaire?» Le fondateur de Tesla se livrait dans son
message précédent: «En réalité, je vis des hauts formidables, des bas
terribles et un stress permanent. Vous n’aimeriez pas connaître les deux
derniers états par lesquels je passe.» Frédéric reprend: «Chez
moi, c’est tout ou rien. Lorsque ça ne va pas, rien ne peut modifier mon
humeur. Dans ces moments-là, je fuis mes collaborateurs et je cherche à
m’isoler.»
Steve Jobs, Winston Churchill et Napoléon
Figure emblématique de la technologie, Steve Jobs était aussi connu pour
ses plongées dans des phases dépressives. De grands personnages
historiques étaient des individus bipolaires. D’après son biographe François
Kersaudy, Winston Churchill avait derrière lui dans sa famille sept
générations de maniaco-dépressifs. Sujet à des pensées suicidaires lorsqu’il
n’était pas au pouvoir, l’illustre politicien britannique vivait des phases
d’exaltation, notamment dans le feu des combats de la Première Guerre
mondiale.
Sous la mitraille, il affirmait ne s’être «jamais senti aussi
bien». Les historiens attribuent les mêmes caractéristiques à
Lincoln, Roosevelt ou Napoléon. L’empereur français alternait les phases de
boulimie et de jeûne. Ne dormant que quelques heures par nuit durant les
phases d’excitation, il pouvait tomber dans des épisodes de dépression qui le
rendaient odieux.
La «bipolarité» a été banalisée par la série Homeland dont le
personnage principal Carrie (interprétée par Claire Danes) souffre de ce type
de troubles que l’on appelle aussi psychose maniaco-dépressive. Revendiquée
par l’actrice américaine Catherine Zeta-Jones ou le comédien belge Benoît
Poelvoorde, cette maladie serait sous-évaluée en France et surdiagnostiquée
aux Etats-Unis, où les cas ont été multipliés par cinquante ces vingt
dernières années, rapporte L’Express.fr.
Du côté des psychiatres, on souligne que le terme «bipolaire» n’est pas
utilisé à bon escient pour décrire des supermanagers. «La
bipolarité est une maladie dont la souffrance psychique est majeure. Les
individus diagnostiqués bipolaires ont parfois de la peine à fonctionner dans
un cadre professionnel de même que dans leur vie privée, ce qui n’exclut pas
une vie pleinement intégrée si la maladie est gérée de manière satisfaisante»,
explique Stéphane Saillant, médecin-chef au Centre neuchâtelois de
psychiatrie. Les symptômes: des périodes de dépression alternent avec des
moments de manie, soit une exaltation permanente doublée d’une énergie
phénoménale. Les besoins en sommeil diminuent. La personne se sent
hyperproductive et créative.
Cet état d’euphorie pathologique pousse à adopter des comportements à
risque comme démissionner sans raison, conduire à 200 km/heure et
multiplier les rencontres sexuelles. Stéphane Saillant détaille: «Je suivais
un patient qui a dépensé 50’000 francs en vêtements en une seule journée. Ou
alors c’est l’entourage qui nous appelle parce qu’un patient a entrepris de
repeindre son salon à 3 heures du matin.» Les malades se voient prescrire sur
le long terme des thymorégulateurs comme les sels de lithium, ainsi que des
antipsychotiques atypiques et des anticonvulsifiants à prendre. Des
antidépresseurs sont souvent indiqués de manière ponctuelle.
Des supermanagers hypomaniaques
Chef du Département de santé mentale et psychiatrie aux HUG (Hôpitaux
Universitaires Genève), Jean-Michel Aubry prolonge: «Les managers hyperactifs
qui dorment très peu, cultivent une quantité de contacts sociaux et dont le
cerveau déborde d’idées correspondent à un profil hyperthymique, qui
ressemble beaucoup à de l’hypomanie. Ce sont des individus à l’énergie
débordante qui ont tendance à surfonctionner, sans ressentir de gêne ou
difficulté ni nécessité de traitement. Cette caractéristique se retrouve chez
des individus surperformants qui passent assez souvent par une cassure
dépressive aux alentours de la cinquantaine.»
Selon le DMSIV (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux),
les symptômes de l’hypomanie sont notamment une estime de soi élevée
– voire de la mégalomanie – des changements rapides de sujets dans
la conversation, une agitation constante, une tendance à l’irritabilité et un
déficit d’attention. Et aucune envie de dormir.
N’est-ce pas là la description des entrepreneurs les plus iconiques de la
Silicon Valley, de Mark Zuckerberg (Facebook) à Jeff Bezos (Amazon)? C’est ce
que notait le New York Times en 2010. Dans un article
titré «Juste assez hypomaniaque: à la recherche de l’entrepreneur parfait»,
l’auteur indique que chez les professionnels du capital-risque, certains vont
jusqu’à demander des diagnostics médicaux afin de débusquer les entrepreneurs
hypomaniaques et investir dans leur firme. Enfin, pas trop non plus,
souligne le New York Times. Car le «superhypomaniaque» risque
fort de s’avérer complètement fou et ingérable.
Sean Layland