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Dans son dernier ouvrage – Esthétique
de la liberté
– Philippe Nemo nous propose
d’établir un lien entre liberté et beauté. Un
rapprochement qui, d’emblée, peut paraître incongru. Et
pourtant…
L’auteur nous convie, dans une première partie, à
une ballade historique, depuis l’Antiquité jusqu’à
nos jours, pour explorer les concepts de beauté et de liberté
chez des auteurs tels qu’Aristote et Platon, Saint Thomas d’Aquin
et Pic de la Mirandole, Kant et Castoriadis, et
même Proust.
De ce substantiel matériau, Philippe Nemo
tire une « anthropologie philosophique » qui fait
converger le bien, le vrai et le beau dans la liberté. En effet
« la poursuite du bien […] n’a de sens que si
l’homme est libre. Pas de responsabilité morale sans
liberté et, faut-il le préciser, sans liberté individuelle ».
« De même, poursuit l’auteur, la poursuite du
vrai, qui n’est jamais possédée tout entier dans un
dogme, suppose la liberté de penser, la liberté critique. Le
vrai ne saurait être atteint par un esprit contraint : un tel
esprit est limité à l’opinion et au mythe ». Enfin,
nous dit Nemo, « la poursuite du beau
suppose tout autant la liberté humaine. Il n’est pas de
chef-d’œuvre sans originalité, ni
d’originalité sans liberté ».
La liberté est donc la « condition sine qua non de la poursuite de chacun
de ces idéaux ». Elle n’est pas un auxiliaire ou
« un supplément d’âme ; elle fait corps
avec les idéaux de l’esprit, elle est une valeur en soi, une
valeur inconditionnelle ».
Il en résulte que « les bonnes
sociétés seront celles qui seront libres et belles. Mais elles
devront remplir d’autres conditions. Il faudra que les valeurs spirituelles
y soient solidairement reconnues, qu’aucune ne soit
exclue ». Ainsi, dit Nemo,
« seules seront vraiment et sûrement belles et libres les
sociétés qui tout autant que la beauté et la
liberté, mettent le vrai et le bien au centre de leurs
valeurs ».
La deuxième partie de l’opus s’intitule
« Laideur de la servitude ». Philippe Nemo nous rappelle que « le totalitarisme
exclut la liberté par définition, par philosophie et en
pratique ». Puis, à partir de trois auteurs majeurs –
George Orwell, Hannah Arendt et Friedrich August Hayek – il montre
comment le totalitarisme enlaidit l’homme.
C’est ainsi que Big Brother
« pourchasse tout souvenir d’une société
antérieure où il y avait de belles vies, de belles aventures,
de belles œuvres d’art, il veille aussi à enlaidir les
corps, à leur enlever tout charme et tout éclat ».
Hannah Arendt montre que dans la société totalitaire,
« l’homme est mis hors d’état de vivre une vie
vraiment humaine. L’absence de sphère privée lui interdit
de commencer une histoire, un
scénario original qui aboutirait à donner à son
être une substance qui lui serait propre. Ce n’est pas seulement
son corps qui est déformé, mutilé ou tué
[…]. Ce sont les conditions mêmes d’apparition de la
beauté morale qui sont supprimées. L’homme du troupeau
totalitaire est condamné à la laideur, hormis une
poignée de héros et de saints ».
Quant à Hayek, il a expliqué que « pour
devenir cadre dans un régime communiste ou nazi, il faut, comme dans
la mafia, être moralement capable d’exécuter
n’importe quel ordre venant du Parti, y compris celui de traiter
injustement son voisin, de le dénoncer, de signer une pétition
contre lui, de le laisser brutaliser ou tuer, alors qu’on est bien
placé pour savoir qu’il n’est coupable de
rien ». Cela produit un « enlaidissement moral général ».
Ensuite, Nemo s’attaque à la
laideur des socialismes. C’est à mon sens le passage le plus
original de l’ouvrage. Nous y reviendrons dans un prochain article car
la thèse mérite d’être largement explicitée.
Dans la troisième et dernière partie du livre, l’auteur
entreprend de montrer la « beauté de l’existence
libre ». Pour cela, il fait un détour par une analyse
phénoménologique du voyage, puis appréhende la vie
humaine elle-même comme un voyage. Celle-ci est, en effet,
« une marche en avant dans le Temps, allant d’aléas
en aléas. Comme une promenade en contrée inconnue, notre vie
comporte ces tournants après lesquels se découvrent de nouveaux
chemins, ces impressions nouvelles qui se superposent aux anciennes et
modifient d’instant en instant notre cartographie du monde et de la
société […] ». Cette existence ouverte ne peut
être vécue que par « un sujet qui est libre de rester
ou de partir, d’aller à tel endroit par tel chemin ou par tel
autre, de marcher ou de courir, d’avancer ou de revenir sur ses pas,
d’explorer ou non telle piste aperçue, d’exploiter ou non
telle opportunité qui se présente, en courant chaque fois les
risques afférents. Si, en revanche, tout est balisé et
normé, une telle manière de vivre sera impossible, et la
probabilité de rencontrer de nouvelles beautés tendra vers
zéro ».
Surtout, selon Philippe Nemo, la
société de liberté rend seule possible la beauté
morale. En effet, les vertus morales s’épanouissent dans la
société de liberté, et l’épanouissement de
ces vertus « conditionne l’éclat de l’homme et
le rend beau ».
C’est ainsi qu’une société de liberté
permet, par exemple, la justice (loyauté des échanges, respect
de la propriété et des contrats, réparation des torts), la
véracité (liberté d’expression et de critique, liberté
de contracter), la bienveillance (seule la propriété
privée permet de donner), l’esprit de paix (les revenus des
citoyens dépendent de leurs succès et échecs, pas des
violences faites à autrui ni de faveurs), la tolérance
(liberté d’opinion, concurrence, liberté
d’être différent), ou bien encore la prudence
(anticipation, plans d’action à long terme encouragés par
la stabilité des règles).
Même les vertus théologales de foi, espérance et
charité ne sont possibles que dans une société libre,
car elles supposent « d’abord et avant tout la
liberté inconditionnelle des personnes ».
Et Philippe Nemo de conclure,
« pour jouir de la beauté, il est donc nécessaire
que nous vivions dans une société libre où il est
possible de poursuivre les idéaux de l’esprit ».
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